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Plusieurs débats existent au sein des études sur les questions de racisme : parler de la catégorisation sociale en termes de catégories raciales reproduit-il les idéologies raciales que l’on tente de combattre ? Au contraire, ces processus de catégorisation sont-ils si intégrés dans l’organisation sociale et la distribution inégale des ressources qu’il importe de faire des catégories raciales des principes centraux des travaux de recherche et des politiques publiques ? Des débats subsistent autour de la définition du racisme, de ces acteurs tout comme de la définition de l’antiracisme et des actions nécessaires pour contrer la discrimination raciale. Dans son livre, Micheline Labelle quitte les débats théoriques pour porter son attention sur l’appréhension de ces questions tant dans la conception des politiques publiques québécoises et canadiennes que dans le discours des associations qui veillent à la protection des droits humains.

L’objectif que se donne la sociologue est clair : rendre compte des enjeux antidiscriminatoires des politiques publiques qui gouvernent la vision citoyenne du Québec. Pour ce faire, elle analyse un vaste corpus de politiques publiques contemporaines, tant québécoises que canadiennes, ainsi que des rapports d’associations représentatives qui oeuvrent dans le champ de la justice sociale. Dans chacun des documents, Micheline Labelle porte attention aux questions suivantes : Qui, selon les acteurs sociaux, est raciste ? Qui sont les cibles du racisme ? Quelles sont les conséquences du racisme ? Comment y définit-on le racisme et l’antiracisme ? Finalement, qui, et par quel moyen, peut contrer le racisme ?

Cette grille analytique permettra à l’auteure de poser un regard critique sur les discours racistes et antiracistes qui opèrent aujourd’hui au Québec. Elle permet aussi de constater des écarts entre la conception étatique du racisme et de l’antiracisme et celle du milieu communautaire. Labelle remarque, par exemple, que là où le secteur public reste « circonspect sur les rapports de pouvoir qui sous-tendent les manifestations du racisme », les associations du secteur communautaire adoptent une approche des plus intersectionnelles, faisant souvent les liens entre passé colonial, politique étatique, statut et intégration économique et discrimination raciale.

Par son analyse, Labelle arrive à la fois à dénoncer la reproduction systémique du racisme, ses assises traditionnelles et l’émergence du néoracisme (racisme où la supériorité d’un groupe sur un autre s’appuie sur des critères « culturels ») tout en construisant une critique productive des approches antiracistes contemporaines. Ainsi, dans son analyse des discours sur le racisme et l’antiracisme, elle dénonce le manque de reconnaissance de la discrimination envers les Autochtones, l’absence d’une réflexion sur le racisme latéral (entre groupes minoritaires), les difficultés que rencontrent les gouvernements et les acteurs communautaires à distinguer entre le multiculturalisme, l’interculturalisme et l’antiracisme.

Sa critique la plus forte, cependant, est menée dans le champ de l’antiracisme, où elle s’oppose à l’école des Whiteness studies et du Critical Race Theory (CRT). Pour le CRT, le fait de nommer les catégories raciales, de rendre visible le caractère systémique des inégalités est le meilleur moyen de combattre le racisme. Il s’agit, pour les tenants de cette théorie, d’utiliser un discours contre lui-même. Pour ces derniers, le racisme reste un discours organisateur de la société canadienne et nord-américaine et le critère de « race » doit donc être maintenu dans les analyses sociales. Labelle, pour sa part, cherche un espace en dehors du discours racialisant, espace qui permettrait de dépasser les processus de catégorisation en cours qui assurent la reproduction des inégalités sociales à caractère racialisé. Sur le plan théorique, cette approche est productive : elle permet de rendre compte du fait que le racisme n’est pas que l’effet d’une domination unidirectionnelle, mais peut se reproduire entre groupes minoritaires. Elle permet de rendre compte, surtout, du fait que nommer les catégories raciales assure la reproduction du discours racialisant en entier.

Une question reste, cependant, évacuée tant de l’analyse des critical whiteness studies que de celle de Micheline Labelle : l’enjeu principal de la racialisation peut-il si simplement être réduit à un objectif de représentation, évacuant par là même les luttes autour des ressources et les processus socio-économiques qui entraînent la reproduction du racisme ? Pour reprendre les termes de Darder et Torres, sur lesquels s’appuie pourtant Labelle, « où est la critique du capitalisme (2004 :100) » ? La façon de parler du racisme est-elle l’enjeu central de la reproduction des discours et des pratiques individuelles ou systémiques à caractère raciste ou racialisant ?

Pour Labelle, la réponse est claire : oui, le racisme est avant tout un enjeu discursif. Changer le discours permettra de changer les inégalités sociales et matérielles. Ainsi, l’analyse des discours sur le racisme et l’antiracisme de Labelle ne dépasse pas entièrement l’impasse discursive où se trouvent les Critical Race Studies. La critique de Micheline Labelle, si elle permet une perspective innovatrice sur les questions de racialisation au Québec, ne permet pas de comprendre pourquoi les individus restent attachés à un système social qui tolère le racisme et les inégalités sociales. Torres et Darder, par exemple, proposent une approche néomarxiste, où le discours racialisant sert à légitimer les inégalités d’accès aux ressources, en faveur de l’accumulation du capital. Pour ces derniers, il importe non seulement de changer le discours, mais aussi de changer les structures. L’approche de Labelle reste ancrée dans une philosophie libérale, un libéralisme qui, certainement, est plus apte à capter l’attention du champ politique contemporain.

La force de l’auteure est dans son esprit de synthèse. Elle maîtrise avec acuité le champ des études antiracistes tant au Québec qu’en Amérique du Nord et en présente succinctement les enjeux et les débats. En ce sens, l’introduction et la conclusion sont des textes convaincants sur l’importance d’une réflexion critique sur le racisme et l’antiracisme aujourd’hui. C’est dans ces chapitres où l’auteure brille, prenant clairement position sur la pertinence de l’antiracisme dans le contexte contemporain et sur la nécessité de ne pas réifier la notion de « race » dans les analyses théoriques ou dans le champ politique. Dans les chapitres d’analyse, elle tient souvent pour acquis que son lectorat connaît déjà la toile de fond théorique du champ de l’antiracisme. Elle revendique, par exemple, des définitions claires de l’antiracisme qui permettent de distinguer ce processus du multiculturalisme et de l’interculturalisme, sans pour autant fournir elle-même une définition de ces deux derniers concepts.

Le texte, pour autant, ne perd pas de son importance, surtout pour les décideurs politiques. Labelle y peint un panorama de l’espace discursif antiraciste québécois qui est sensible tant aux revendications du milieu associatif qu’aux enjeux politiques qui y sont liés. Ce livre de Micheline Labelle se lit comme un plaidoyer pour l’élaboration d’un énoncé antiraciste claire de la part de l’État québécois. Elle y offre, en outre, une analyse des politiques actuelles et le point de vue des associations quant au rôle de l’État dans la gestion de l’antiracisme. Tout comme les associations à l’étude, Labelle conçoit l’État comme un outil capable d’influencer tant le secteur privé que les croyances populaires. L’État est aussi, pour elle, un espace central de reproduction des inégalités sociales à caractère raciste, et donc un espace dont la transformation saurait redresser les inégalités sociales. Racisme et antiracisme au Québec est donc un livre des plus utiles pour les analystes des politiques publiques et pour les associations communautaires engagées dans les luttes pour la justice sociale.