Corps de l’article

« Travailler ne met plus à l’abri de la pauvreté », comme on peut le lire au dos du livre et en introduction du premier chapitre. Pour étayer le phénomène de la pauvreté en emploi et en mesurer l’ampleur au Québec, le Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS) a mandaté l’auteure, Carole Yerochewski, afin de concevoir et de rédiger un ouvrage synthèse sur le sujet. Les divers chapitres portent sur les enjeux de définition et l’évolution du contexte général à l’intérieur duquel s’inscrit le phénomène des travailleurs pauvres.

L’ouvrage propose de recourir à une définition extensive de la notion de travailleur, proposée par Sophie Ponthieux en France. Cette définition a été opérationnalisée avec le concept de « travailleur ou travailleuse pauvre en revenu d’activité », où le travail a pu totaliser un mois sur une période d’appartenance à la population active de six mois. Le revenu comprend alors le revenu d’un travail salarié ou d’un travail autonome, ainsi que les versements de l’assurance-emploi et des accidents du travail.

Au départ, il n’existe pas de statistiques sur les travailleurs pauvres, cela demeure une construction statistique qui repose sur des choix nécessairement arbitraires. Dans une série de textes sur le sujet des travailleurs pauvres il y a quelques années, Dominique Fleury et Myriam Fortin ont suggéré de considérer comme travailleurs pauvres les personnes âgées de 18 à 64 ans qui ont fourni une relative intensité de travail selon le critère de 910 heures (six mois de travail dans l’année). Il ne s’agit pas d’étudiants à temps plein et ces personnes se retrouvent dans des ménages qui ont un faible revenu familial selon la mesure du panier de consommation. Les chercheuses ont ainsi apporté une distinction essentielle entre travailleurs à « faibles gains » et travailleurs à « faible revenu[1] ».

La proposition de Fleury et Fortin demeure celle qui a sans doute été la plus convaincante à ce jour : des travailleurs peuvent être à faibles gains sans nécessairement appartenir à un ménage à faible revenu. Yerochewski, ici, cite ces travaux, mais ne semble pas avoir intégré leurs enseignements dans son ouvrage.

Dans le cadre de son chapitre sur les enjeux de définition, l’auteure se réfère aux deux définitions de Ponthieux :

  • la définition correspondant à l’indicateur de « risque de pauvreté au travail », utilisé dans l’Union européenne : est identifiée comme travailleur toute personne ayant été en emploi pendant au moins sept mois sur les douze mois de la période de référence ;

  • la définition, dite « extensive », qui apparaît dans les publications de l’INSEE : est identifiée comme travailleur toute personne ayant été active pendant au moins six mois sur les douze mois de la période de référence, dont au moins un mois en emploi.

Ainsi, la définition qui veut que le travailleur ou la travailleuse ait occupé un emploi pendant sept mois dans l’année est très apparentée à celle de Fleury et Fortin, qui proposent six mois par année (une définition encore plus restrictive), alors que celle du six mois d’appartenance à la population active, incluant un mois en emploi dans l’année, demeure quelque peu problématique dans notre contexte. Elle ne correspond pas à la réalité québécoise, comme on la connaît notamment avec le travail saisonnier, qui caractérise un certain pan de l’économie et qui prend appui sur une période d’emploi sensiblement plus longue. Elle englobe des réalités particulièrement précaires, bien sûr, mais très à la marge du monde des travailleurs pauvres.

Qu’apprend-on, en effet, sur la réalité des travailleurs pauvres avec les quelques rares données sur le sujet que l’auteure présente ? Les tableaux 1.1 et 1.2 sont les plus explicites sur la réalité des travailleurs pauvres au Québec : leur taux, selon la définition de 910 heures (six mois), aurait été de 3,6 % en 2009, alors que, selon la définition extensive, il aurait été de 5,1 %. Parmi les ménages pauvres (selon les seuils de faible revenu après impôt), la proportion de ménages comportant au moins une personne qui répond aux définitions aurait été de 46 % selon celle des 910 heures et de 58,4 % selon la définition extensive (p. 6-7). Il s’agit là de différences qui pourraient compter, mais, en faisant abstraction de la distinction entre les faibles gains et les faibles revenus, on amalgame surtout des réalités très différentes.

Sur l’ampleur du phénomène, les illustrations empiriques sont plus nombreuses et plus détaillées chez Savard[2], qui tient compte de la distinction entre faibles gains et faibles revenus de Fortin et Fleury. Le taux de faible revenu des travailleurs du Québec, selon la mesure du panier de consommation (MPC), pour la période de 2000 à 2009, aurait oscillé entre 2 % et 3 %[3]. En comparaison avec les autres provinces, ce taux aurait été, en 2009, l’un des plus faibles au Canada (2,2 %), plus faible par conséquent que celui pour l’ensemble du Canada (3,1 %)[4]. Le chapitre est complété de nombreuses caractéristiques des travailleurs pauvres, sur le salaire horaire, le nombre d’heures, le type d’emploi, l’accès à un filet de protection, le type d’activité, la répartition hommes-femmes, les groupes d’âge et d’autres caractéristiques sociodémographiques, etc.

Or, malgré l’originalité de la définition proposée sur les travailleurs et travailleuses pauvres en revenu d’activité, on ne retrouve rien de tel dans l’ouvrage synthèse, où l’auteure présente de nombreuses données sur diverses caractéristiques du monde du travail, au Québec comme à l’international. Celles-ci nous renseignent davantage sur la dynamique de l’évolution de la précarisation de l’emploi que sur les travailleurs pauvres. Les autres chapitres permettent d’explorer la dynamique de construction de la précarité du travail et c’est sans doute là que réside l’intérêt principal de l’ouvrage.

Les chapitres suivants portent ainsi sur la grande transformation (allusion à K. Polanyi), la remarchandisation du travail en actes, la mondialisation et l’emploi et, enfin, les travailleuses et travailleurs informels, à bas salaires et précaires, témoins et acteurs des mutations sociétales en cours. C’est ainsi qu’on s’attarde à l’évolution du temps partiel, à la situation des femmes, à l’affaissement de la classe moyenne, au rôle des agences de placement, à la division du travail, etc. On comprend qu’il s’agit là de quelques-uns des grands déterminants de la précarisation qui permettent de caractériser le contexte général de l’évolution du monde du travail.

Les lecteurs intéressés par le sujet y trouveront des éléments de réflexion pertinents sur le contexte à l’intérieur duquel évoluent les travailleurs pauvres, mais ils auront aussi intérêt à compléter leur lecture par quelques autres afin de mieux prendre la mesure de l’ampleur du phénomène.