Recensions

Alessandra Ferraro, Écriture migrante et translinguisme au Québec, Venise, La Toletta, 2014[Notice]

  • Gilles Dupuis

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  • Gilles Dupuis
    Université de Montréal

Dans ce court mais très dense ouvrage consacré au corpus des écritures migrantes en relation avec la dimension linguistique, composé de sept articles déjà parus (dont plusieurs ont été remaniés ou traduits en français) et de deux textes inédits, Alessandra Ferraro parvient sinon à renouveler l’approche de ce corpus, du moins à nuancer l’apport de l’écriture migrante au canon littéraire québécois, tout en éclairant ce que plusieurs travaux sur le même corpus avaient laissé dans l’ombre, notamment le rôle des filiations dans l’émergence d’une littérature migrante propre au Québec. Après un « avant-propos » qui a le mérite de situer la question de la transculture québécoise dans le contexte plus vaste d’une « esthétique postcoloniale » (p. 13), l’ouvrage se divise en deux grandes parties. La première est consacrée au « cadre contextuel » dans lequel ont émergé les écritures migrantes au cours des années 1980, tandis que la deuxième se compose d’analyses de cas regroupées sous le titre « dynamiques textuelles ». L’on passe donc logiquement de la théorie à la pratique, la théorisation du phénomène migrant préparant la voie à l’étude de quelques cas retenus en fonction du rapport qu’ils permettent d’établir entre littérature et langue d’écriture d’une part, entre transculture et translinguisme littéraire d’autre part. Si le cadre contextuel est sans doute la partie de l’ouvrage qui surprend le moins pour qui connaît déjà le sujet, il apporte en revanche des éléments inédits ou à tout le moins méconnus pour la compréhension du phénomène global de l’écriture migrante et de sa relative nouveauté dans le panorama de la littérature québécoise contemporaine. L’un de ses apports est sans conteste la mise en lumière de la filiation souterraine qui lie, dans le chapitre consacré à « l’archéologie de la transculture », la revue italienne montréalaise Quaderni culturali au magazine transculturel italo-québécois Vice Versa. La critique avait déjà insisté sur le rôle pionnier joué par la revue interculturelle Dérives (1975-1987) dans l’avènement du discours qui allait devenir par la suite « transculturel », mais elle avait peu tenu compte du rôle également de précurseur joué par les Quaderni culturali (1980-1982), sans doute parce que cet organe de diffusion avait été perçu, en raison du choix de la langue destiné à la communauté italienne, comme une revue « ethnique ». Il n’en demeure pas moins l’ancêtre direct du magazine trilingue auquel il donnera le jour dans son dernier numéro paru en 1982, comme le rappelle fort à propos Alessandra Ferraro. Il fallait sans doute une chercheuse italienne pour s’intéresser de près à cette revue éphémère (mais à la postérité durable) et pour révéler, lectures et traductions à l’appui, sa réelle fonction de chaînon manquant dans la transmission de la transculture au Québec. L’autre apport original de cet ouvrage réside dans sa problématique, qui se concentre autour des liens qu’entretient l’écriture migrante avec la question du translinguisme. En faisant jouer les concepts de l’interdiscursivité (Bakhtine), de l’intertextualité (Kristeva) et de l’hypertextualité (Genette), mais aussi les concepts bakhtiniens d’hétéroglossie, d’hétérophonie et d’hétérologie, l’auteure entend montrer en quoi les écritures migrantes ne sont pas seulement transculturelles, mais aussi nécessairement translinguistiques. Que la langue d’écriture soit uniquement le français, comme c’est le cas (à quelques exceptions près) pour les écrivains Monique Bosco, Régine Robin, Carole David et Wajdi Mouawad, ou qu’elle soit multiple, par exemple chez Marco Micone et encore plus chez Antonio D’Alfonso, elle est toujours habitée par une autre langue, pour ne pas dire la langue de l’Autre, ce à quoi renvoie le concept bakhtinien de dialogisme (ou polyphonie), bien plus que la notion de plurilinguisme qui peut à la limite être …