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Introduction

Fin 2015 en France, le ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique accorde deux titres miniers dans le Trégor, petit « pays » breton[2] du département des Côtes d’Armor. Il s’agit tout d’abord du permis exclusif de recherche minière (PERM) dit de « Loc-Envel ». Ce permis tire son nom de la commune qui abrite l’essentiel du gisement de tungstène convoité. Il est porté par la filiale française de Variscan Mines, qui obtient également trois autres PERM en Bretagne. Junior[3] minière à capitaux majoritairement australiens, Variscan a été fondée par deux anciens cadres du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Un investissement total de 11 millions d’euros sur 5 ans destiné à la prospection est annoncé, ainsi que la création d’environ 150 emplois en cas d’exploitation[4].

Ce projet participe de la volonté affichée depuis 2012 par le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, de relancer l’activité minière en France métropolitaine. Plus largement, l’approvisionnement en tungstène, parmi d’autres matériaux, suscite l’inquiétude au niveau européen et s’inscrit dans un contexte de tensions accrues pour l’accès aux matières premières (Commission européenne, 2017).

Second titre accordé, l’autorisation d’ouverture de travaux miniers obtenue par la Compagnie armoricaine de navigation (CAN) pour sa concession de sable coquillier de la « Pointe d’Armor », située dans la baie de Lannion. Ce permis vise à compenser l’interdiction d’extraire le maërl[5], utilisé pour l’amendement calcaire des terres agricoles, dans un contexte d’exploitation massive du sable à l’échelle mondiale (Merenne-Schoumaker, 2015). Il autorise l’extraction du sable de la dune de Trezen ar Gorjegou à hauteur de 400 000 m3 par an sur 20 ans. La CAN est une filiale du groupe Roullier, entreprise familiale devenue multinationale dans le secteur de l’agroalimentaire, basée à Saint-Malo, en Ille-et-Vilaine. La nouvelle concession est, selon l’entreprise, indispensable à la filière agricole bretonne et au maintien des emplois de la vingtaine de marins qui travaillent sur son navire sablier.

Carte 1

La concession de la Pointe d’Armor, le PERM de Loc-Envel et les limites historiques du Trégor, en Bretagne

La concession de la Pointe d’Armor, le PERM de Loc-Envel et les limites historiques du Trégor, en Bretagne
Source : Auteur, fonds OpenStreetMap

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Or, ces deux projets sont à l’origine de mobilisations parmi les plus importantes qu’a connues le département au cours des dernières années. À Loc-Envel, l’opposition au projet minier est essentiellement portée par le collectif Douar Didoull (« Terre sans trou », en breton), créé au début de l’année 2015. Au mois d’octobre suivant, ce collectif parvient à faire défiler à Guingamp un millier de personnes contre le PERM. En baie de Lannion, c’est le collectif d’associations Peuple des Dunes en Trégor qui structure largement la contestation depuis 2012, rassemblant jusqu’à 7 000 personnes à Lannion en janvier 2015. La comparaison de ces deux cas permet de mettre en lumière des dynamiques de mobilisation contrastées. Peuple des Dunes structure en effet divers groupes et acteurs locaux, tout en étant soutenu par les élus. Autour de Loc-Envel, en revanche, si Douar Didoull mène la lutte, c’est en parallèle d’autres groupes, sans coordination formelle entre les uns et les autres. Comment expliquer, sur cet espace relativement réduit, la formation de deux formes de mobilisations aussi divergentes ?

Deux hypothèses seront ici explorées. D’une part, on peut considérer que le territoire constitue une variable déterminante dans le déroulement des conflits environnementaux (Ambroise-Rendu et al., 2018, p. 11). D’autre part, il semblerait que la capacité à rassembler dépende du sens attribué à la mobilisation (Contamin, 2010).

On s’appuiera en premier lieu sur la notion de coalition afin de saisir la manière dont des groupes hétérogènes s’unissent dans l’objectif de contrer des projets contestés. En sociologie de l’action publique, la notion de coalition de cause désigne un ensemble d’acteurs publics ou privés cherchant à concrétiser leurs croyances partagées en influençant les institutions (Jenkins-Smith et Sabatier, 1994, p. 186). Cet accent mis sur l’importance des croyances (Sabatier et Weible, 2007) a toutefois été remis en question (Bergeron et al., 1998). Aussi certains auteurs plaident-ils pour la prise en compte des intérêts dans l’analyse des changements dans l’action publique (Surel, 2019).

Les coalitions ont parallèlement été investies par la sociologie de l’action collective, entendue a minima comme « des partenariats plus ou moins durables entre unités contestataires prenant notamment la forme d’une mise en oeuvre conjuguée de leurs ressources dans la poursuite d’un objectif – au moins officiellement – commun » (Mathieu, 2012, p. 66). L’idée de « travail de coalition » (coalition work) permet de rendre compte de l’effort nécessaire à la construction de coalitions hétérogènes et donc par nature problématiques (Staggenborg, 1986). Ces deux usages analytiques des coalitions ne s’excluent pas, dans la mesure où la frontière entre insiders et outsiders de l’action publique n’est pas toujours nette (Dupuy et Halpern, 2009).

Le travail de coalition implique « un travail du consensus » entre les différentes catégories d’acteurs (Mathieu, 2012, p. 71), qu’il convient d’analyser. Cette attribution d’un sens à la mobilisation a été abordée sous l’angle des « cadres de l’action collective », inspirés par la théorie goffmanienne des cadres de l’expérience (Goffman, 1991). Ces cadres désignent « des ensembles de croyances et de significations, orientés vers l’action, qui inspirent et légitiment les activités et les campagnes des organisations de mouvement social » (Benford et al., 2012, p. 224). Des critiques ont toutefois souligné que l’idée de cadre renvoyait à « un objet rigide que les acteurs peuvent manipuler » (Mathieu, 2012, p. 266). L’analyse des cadres peut également relever d’une conception mécaniste et stratégiste des mouvements sociaux (Fillieule et al., 2010). L’idée de cadrage permet plutôt ici de rendre compte du caractère dynamique, processuel et négocié de l’attribution du sens d’une mobilisation par ses acteurs (Benford et al., 2012).

La comparaison permettra ainsi de mettre en lumière deux modalités de constructions de coalitions et de cadrages, produites par deux territoires aux caractéristiques propres. Sur la côte, une certaine habitude de la contre-expertise, portée par les associations, permet de rassembler et de structurer fortement la mobilisation. Dans les terres, où le principal collectif d’opposants est perçu comme plus radical, différents registres se côtoient sans pour autant se coordonner pleinement.

Si les cas étudiés ici illustrent la diffusion et l’ancrage local des préoccupations environnementales (Della Porta et Piazza, 2008, p. 4), soulignons que ce type de conflit demeure moins fréquent que ne le laissent penser les représentations médiatiques (McAdam et Schaffer-Boudet, 2012). L’intérêt ces dernières années en France pour les « grands projets inutiles et imposés » (Grisoni, 2015 ; Subra, 2017), les « zones à défendre » (ZAD) [Berlan, 2016 ; Bulle, 2020 ; Dechezelles et Olive, 2017] ou la controverse autour du projet de site d’enfouissement de déchets radioactifs de Bure (Barthe, 2002) a en partie masqué d’autres conflits d’ampleur plus modeste, plutôt analysés du point de vue des usages de l’espace (Cadoret, 2017 ; Dechezelles et Olive, 2016 ; Melé, 2009). Si la dimension territoriale n’est pas absente des luttes trégoroises, l’étude des processus de coalition et de cadrage offre un point de vue renouvelé sur les dynamiques propres aux conflits environnementaux localisés.

Les conflits liés à des projets d’extraction de ressources demeurent par ailleurs un phénomène récent en France métropolitaine. Dans les pays du Nord, la littérature francophone a ainsi essentiellement abordé les cas étasuniens (Le Gouill et Boyer, 2019) et canadiens (Abraham et Murray, 2015). En France, la problématique minière a en revanche été relativement peu étudiée, exception faite de la Nouvelle-Calédonie (Le Meur, 2014, 2015 ; Merlin, 2014), de l’après-mine (Bretesché, 2014 ; Le Berre et Bretesché, 2018) ou de la fulgurante mobilisation contre l’exploitation du gaz de schiste (Chailleux, 2015). Il s’agit donc ici de combler ce manque, tout en soulignant que contrairement aux pays mentionnés, la critique en termes « d’extractivisme » (Bednik, 2016) demeure ici relativement marginale.

L’enquête

L’enquête débute dans un contexte de décrue des mobilisations observées. Il a toutefois été possible de réaliser les observations et entretiens rapportés dans les tableaux suivants :

Tableau 1

Liste des observations directes

Liste des observations directes
Source : Auteur

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Tableau 2

Liste des entretiens menés

Liste des entretiens menés
Source : Auteur

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1. Les projets extractifs face aux histoires militantes locales

Un bref détour par l’historique des mobilisations bretonnes et trégoroises offre quelques clés de compréhension des mouvements contemporains. La Bretagne a en effet joué un rôle important dans le développement des mouvements écologistes en France. Le terme mouvement écologiste réfère ici tant aux associations environnementales fondées sur l’approche contre-experte d’un enjeu spécifique (Ollitrault, 2008) qu’aux groupes plus politisés, la porosité entre ces deux tendances[6] rendant tout exercice de catégorisation malaisé (Vrignon, 2012). À l’échelle locale, le Trégor a également été traversé de conflits environnementaux spécifiques, formant une « mémoire du territoire », c’est-à-dire, suivant l’idée de Cécile Blatrix, que « chaque territoire connaît des mobilisations, conflits, événements, catastrophes… susceptibles de contribuer à expliquer un certain nombre de variables dans les comportements politiques » (2018, p. 34). Ces éléments expliquent pour partie le dynamisme de l’opposition aux extractions de ressources.

1.1 Mobilisations environnementales et régionalisme breton

Le poids de la Bretagne dans le développement des mobilisations environnementales en France tient en premier lieu à l’importance et à l’ancienneté de ses associations de protection de l’environnement. La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), organisation d’ampleur nationale, voit le jour en 1912 en baie de Lannion afin de protéger et de gérer la nouvelle réserve ornithologique des Sept-Îles. L’association régionale la plus importante, la Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne (SPEPNB), aujourd’hui Bretagne Vivante, est quant à elle créée en 1958. Autre acteur de poids dans la région, l’Association pour la protection et la production du saumon en Bretagne (APPSB), actuelle Eau et Rivières de Bretagne, est active dès 1969.

La Bretagne a ensuite été marquée par des marées noires majeures, comme celle de l’Amoco Cadiz, en 1978. Ce choc accélère le développement d’une sensibilité environnementale dans la région (Kernalegenn, 2014). Cette dernière devient, entre 1977 et 1981, la tête de pont du mouvement antinucléaire hexagonal, au travers de la lutte victorieuse contre la centrale nucléaire de Plogoff, dans le Finistère (Simon, 2010). Ces événements vont durablement lier écologie et régionalisme (Kernalegenn, 2014). Ainsi, les mobilisations contemporaines sont-elles le plus souvent accompagnées de chants et de drapeaux d’inspiration régionale.

1.2 Les conflits environnementaux trégorois d’hier comme appui aux luttes d’aujourd’hui

Les habitants d’un territoire sont d’autant plus à même de cadrer une nouvelle activité industrielle en termes de risques qu’ils se sont déjà mobilisés contre des projets similaires (McAdam et Schaffer-Boudet, 2012, p. 96). L’extraction de sable et la prospection minière dans le Trégor prennent ainsi place dans un territoire qui a été traversé de conflits environnementaux spécifiques, y compris sur la thématique des extractions de ressources.

Loc-Envel se situe au coeur de ce qui fut longtemps la « campagne rouge » bretonne (Le Coadic, 1991). La prospection minière y vise principalement la forêt de Coat-an-Noz, dont le passé minier a laissé quelques traces. Connue de longue date pour son gisement de fer, on y extrait également du plomb et de l’argent durant les XVIIIe et XIXe siècles (Brouard et al., 2017).

Au cours des années 1960 et 1970, le BRGM identifie à Coat-an-Noz un gisement de tungstène lors de campagnes de sondages. La Société nationale Elf Aquitaine obtient un permis d’exploration pour ce secteur en 1980 (Bureau de recherches géologiques et minières, 1990). C’est aussi l’uranium qui va ici intéresser les industriels : la commune de Belle-Isle-en-Terre a notamment connu des travaux miniers menés par la Compagnie française des minerais d’uranium entre 1956 et 1957 (Areva, 2014). La sécurisation d’un des sites est toujours réclamée par le maire de la commune, témoignant d’une gestion problématique de l’après-mine par les acteurs de la filière (Bretesché et Ponnet, 2013). À partir de 1981, la Bretagne connaît de nouveaux projets de recherche d’uranium. À Coat-an-Noz, la prospection est portée par Minatome, filiale du groupe pétrolier Total. Neuf comités locaux voient le jour dans toute la région, regroupés au sein de la Coordination des comités de défense contre l’implantation des mines d’uranium en Bretagne[7].

Une mémoire qui ressurgit à la faveur de la mobilisation contre le projet porté par Variscan, comme le montre cet opposant :

« On a aussi ici le passé de ça, de la lutte contre l’uranium. Mes parents étaient dans des comités antiuranium déjà, y’a pas mal de gens dans le collectif qui ont eu des parents qui étaient là-dedans, et d’ailleurs les anciens sont là aussi pour nous briefer sur certains trucs[8]»

Le souvenir de cette lutte participe également à la transmission de connaissances sur la thématique minière.

En baie de Lannion, l’extraction de sable coquillier n’a pas toujours été conflictuelle. Le sable est extrait à l’échelle industrielle à partir du XIXe siècle, pour atteindre un volume de 147 355 tonnes par an en 1977. Une activité qui entraîne par ailleurs l’épuisement des bancs côtiers[9]. C’est la marée noire de l’Amoco Cadiz, en 1978, qui va mobiliser les communes littorales. Aujourd’hui, Vigipol, institution héritière du combat des communes touchées par la catastrophe pour obtenir des indemnités, est présidée par le maire de Trédrez-Locquémeau, président de la communauté d’agglomération[10] Lannion-Trégor Communauté (LTC) et opposant déclaré au projet porté par la CAN. En 2018, la municipalité de Trébeurden commémore les quarante ans de la catastrophe. Une initiative qui témoigne d’une attention aux problématiques environnementales, portée notamment par la maire adjointe à l’environnement de la commune[11]. Mentionnons enfin qu’entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, Trébeurden se divise au sujet de la construction de son port de plaisance[12]. Entre désir de développement et refus du bétonnage, la commune hérite depuis d’une image conflictuelle.

1.3 Des associations de protection de l’environnement comme structures de mobilisation

La mémoire des luttes décrites ci-dessus s’accompagne du maintien de « structures de mobilisation » (McAdam et Schaffer-Boudet, 2012) sous la forme de nombreuses associations de protection de l’environnement réparties sur le territoire.

Le littoral et l’industrie lannionaise des télécoms attirent une population aisée et diplômée, disposée à l’engagement environnemental, en particulier à la contre-expertise (Ollitrault, 2008). On y trouve de ce fait, outre la LPO nationale, de nombreuses associations dont la coordination est facilitée par des militants multisitués. Parmi celles-ci, retenons ici Sauvegarde du Trégor, qui coordonne onze groupes locaux répartis sur la côte et a déjà remporté une victoire juridique contre un projet de la CAN[13].

Le cas du PERM de Loc-Envel illustre lui aussi le rôle d’organisations préexistantes dans la constitution de la mobilisation. Eau et Rivières possède ainsi son Centre régional d’initiation à la rivière sur la commune de Belle-Isle-en-Terre, à deux pas de la forêt de Coat-an-Noz. La forêt abrite une colonie de chauve-souris, suivies par le Groupe mammalogique breton (GMB). Les Amis du patrimoine de Loc-Envel, association en sommeil créée une vingtaine d’années auparavant, sera ressuscitée par quelques habitants pour porter un recours juridique contre le permis[14]. Le collectif Douar Didoull est quant à lui pour partie issu du Comité Notre-Dame-des-Landes (NDDL) Gwengamp (Guingamp), qui anime localement le mouvement d’opposition au projet d’aéroport nantais.

Ces différents groupes et leurs échelles d’intervention sont présentés dans le tableau suivant :

Tableau 3

Groupes de défense de l’environnement présents sur le territoire

Groupes de défense de l’environnement présents sur le territoire
Source : Auteur

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La Bretagne présente donc une histoire riche en conflits environnementaux qui a ici légué des structures de mobilisation. Le Trégor abrite ainsi une constellation de groupes, certains héritiers de la mémoire des marées noires, sur la côte, d’autres des luttes contre l’extraction d’uranium, dans les terres. Dans le premier cas, on retrouve des associations rompues à la contre-expertise et aux recours juridiques, comme Sauvegarde du Trégor. Dans le second, c’est un groupe plus contestataire, le Comité Notre-Dame-des-Landes Gwengamp, qui va jouer un rôle important dans l’opposition à la prospection minière.

2. Organisation parapluie côtière, coalition souple bocagère

En baie de Lannion, Peuple des Dunes en Trégor rassemble de nombreux acteurs pour prendre la forme d’une « organisation de coalition » (coalition organization), caractérisée par le partage des ressources de différents groupes dans le but d’atteindre un objectif commun (Staggenborg, 1986, p. 384). On peut dans ce cas également parler « d’organisation parapluie » (umbrella organization) [Rucht, 2004, p. 203], dans la mesure où Peuple des Dunes a « fédéré les acteurs et a organisé, mobilisé tout le mouvement[15] » contre le projet porté par la CAN. Dans les terres, la lutte contre le permis minier est caractérisée par un moindre degré de coordination entre les groupes. Il s’agit d’une coalition sans organisation de coalition (Staggenborg, 1986, p. 387), chaque collectif mettant en oeuvre un répertoire propre[16]. Dans un cas comme dans l’autre, ces coalitions se sont révélées efficaces dans la mesure où elles sont parvenues à gagner un important soutien local.

2.1 Peuple des Dunes en Trégor, une organisation parapluie hétérogène

En octobre 2010, la coordination Sauvegarde du Trégor organise une première réunion sur le projet de la Pointe d’Armor[17], alors que débute l’enquête publique. Elle réunit une soixantaine de personnes, dont un bon nombre de salariés de la CAN[18]. Il faudra attendre le mois de décembre pour que la mobilisation prenne de l’ampleur. Sur les 1 402 avis exprimés au cours de l’enquête publique, 1 131 sont défavorables. Le commissaire enquêteur tranche pourtant en faveur de la CAN. Une décision interprétée par beaucoup comme un « déni de démocratie ». En rendant la menace du projet plus palpable, elle pousse les environnementalistes à chercher à rassembler les opposants au projet, c’est-à-dire à amorcer un « travail de coalition » (Staggenborg, 1986, p. 380).

Ce travail aboutit début 2012, avec la formation de Peuple des Dunes en Trégor. Inspiré d’un collectif morbihannais du même nom, ce collectif réunit d’abord les associations de protection de l’environnement de la baie. Il est adossé juridiquement à l’association Trébeurden Environnement, membre de Sauvegarde du Trégor. On y trouve également des salariés de la LPO. Sans liens préalables avec les groupes locaux[19], ils ont été sollicités par les militants de Peuple des Dunes au sujet des impacts qu’aurait l’activité extractive sur les oiseaux marins[20] et rejoignent la coalition.

Les défenseurs de l’environnement vont rencontrer un premier succès en parvenant à élargir la mobilisation au-delà de leur cercle habituel. Le ralliement des pêcheurs est l’aspect le plus significatif de ce travail de coalition mené par quelques militants de Peuple des Dunes. L’Association trébeurdinaise des pêcheurs plaisanciers est gagnée à la cause par le biais de son président, ancien collègue d’un des militants les plus actifs. Un pêcheur professionnel, également contacté, accepte de représenter ses pairs au sein de la coalition[21]. Il est bientôt rejoint par un collègue du petit port de Trédrez-Locquémeau, déjà mobilisé sur le sujet[22].

Ce rapprochement pêcheurs-environnementalistes est facilité par deux facteurs : la pêche pratiquée en baie de Lannion est une petite pêche côtière et artisanale, précisément celle défendue par les associations. Il tient aussi aux profils atypiques des deux pêcheurs les plus impliqués dans Peuple des Dunes, connus localement pour leur engagement associatif et venus au métier à la suite de reconversions professionnelles.

Prendre part à l’organisation de coalition permet aux pêcheurs de bénéficier du capital social des écologistes, comme le rapporte leur représentant de Trébeurden :

« Les pêcheurs ont fait quelque chose, mais c’est bien les écolos qui ont réussi à faire capoter le dossier à mon avis. Parce que toutes les réunions, les tribunaux administratifs, Conseil d’État, Commission européenne, tout ça, c’est tout par des relations qu’ont ces gens-là, et nous on n’aurait pas pu accéder à ça. Ça n’a rien donné, mais au moins on a essayé, quoi[23]»

Les militants les plus aguerris sont également, comme les élus, plus familiers des arènes institutionnelles (Neveu, 2015, p. 16). Fin 2015, les préfets mettent en place les commissions d’information, de suivi et de concertation (CISC), des instances non obligatoires, mais qui peuvent être convoquées « lorsque les nuisances, dangers et inconvénients[24] » d’un projet le justifient. Les discussions au sein de ces commissions sont essentiellement d’ordre technique et visent à tenir le politique à distance (Fortin et Fournis, 2015). Elles favorisent par ailleurs « les participants qui en maîtrisent le langage spécifique » (Blatrix, 2010, p. 208). En d’autres termes, le registre contre-expert des associatifs y est perçu comme plus légitime que le franc-parler de certains pêcheurs. Les CISC sont en outre une contrainte forte pour les professionnels, qui perdent une journée en mer pour y assister, quand la plupart des participants sont rémunérés ou retraités.

Toutefois, les pêcheurs professionnels apportent à la coalition une connaissance empirique de la baie, appuyée par l’ingénieure halieute du comité des pêches des Côtes d’Armor[25]. Alors qu’aucune démarche juridique ne parvient à elle seule à stopper le projet de la CAN, la réputation d’une profession habituée au tour de force donne également un certain poids à la mobilisation[26].

Peuple des Dunes en Trégor bénéficie par ailleurs du soutien de la majorité des élus locaux, marquant une division entre un gouvernement central favorable à l’extraction et les représentants politiques locaux. Les maires de plusieurs communes abordent leurs écharpes tricolores lors des manifestations organisées par Peuple des Dunes, ce qui contribue à légitimer la mobilisation aux yeux d’une partie des opposants (McAdam et Schaffer-Boudet, 2012, p. 119). Une certaine porosité entre vie politique locale et monde associatif contribue à ce rapprochement. L’adjointe à l’environnement de la commune de Trébeurden est par exemple amenée à rencontrer régulièrement des militants lors d’événements en lien avec les thématiques environnementales[27], alors que certains opposants ont eux-mêmes été conseillers municipaux.

La communauté d’agglomération Lannion-Trégor Communauté soutient financièrement Peuple des Dunes[28], contribuant à renforcer la coalition (Staggenborg, 1986, p. 388). Son président et la députée de la circonscription, réputée proche d’Emmanuel Macron, jouent le rôle de « forces de relais à des positions stratégiques » (Neveu, 2015, p. 86), en participant notamment à des réunions sur le dossier avec celui qui était encore ministre de l’Économie. En mai 2017, la députée décède lors d’un meeting de La République En Marche !, marquant durablement la mobilisation contre l’extraction de sable.

2.2 Contre le PERM de Loc-Envel, une coalition large mais plus souple

La lutte contre le PERM de Loc-Envel débute en décembre 2014. Le Comité NDDL Gwengamp organise une première réunion publique afin d’alerter la population locale au sujet du PERM, mentionné dans un hebdomadaire local[29]. Le collectif Douar Didoull voit le jour début 2015, rassemblant des militants proches de l’extrême gauche bretonne, mais également des écologistes, comme l’association Avenir et vigilance ainsi que des riverains.

En parallèle, des maires et conseillers municipaux des communes limitrophes de la forêt de Coat-an-Noz forment un comité de vigilance pour suivre le dossier. Un élu de Loc-Envel contribue à ressusciter l’association des Amis du patrimoine de Loc-Envel, dans l’objectif de déposer un recours administratif contre le PERM. Le Groupe mammalogique breton s’inquiète de son côté des conséquences qu’aurait le projet sur les chauves-souris de Coat-an-Noz.

Eau et Rivières de Bretagne s’intéresse au dossier sous l’impulsion de militants locaux, dont certains sont proches de Douar Didoull. Le juriste de l’association entreprend tardivement un travail de coalition plus volontariste. Il réunit donc l’avocat de Douar Didoull et celui des opposants au PERM voisin de Silfiac[30] avant le jugement des recours début 2018, afin de prévenir un éparpillement trop important des argumentaires :

« J’avais organisé une réunion à Rennes, c’était une petite réunion de travail, entre l’avocat de Loc-Envel, [l’avocat des opposants au PERM de Silfiac] et moi-même, y’avait [un membre de Douar Didoull] qui était là, on s’était mis en réunion de manière à ce qu’on se coordonne, qu’on puisse échanger les mémoires, qu’on se serre la patte, etc[31]»

La coalition contre la prospection minière bénéficie du soutien de personnalités politiques locales, qui ne se concrétise pas uniquement au travers du comité des élus déjà évoqué. Plusieurs municipalités prononcent des avis défavorables au projet, en particulier dans les communes limitrophes de la forêt de Coat-an-Noz. En novembre 2015, les maires de Loc-Envel et de Belle-Isle-en-Terre, accompagnés de la députée de la circonscription, obtiennent des entrevues au ministère de l’Industrie et à celui de l’Écologie et du Développement durable. Il s’agit, comme en baie de Lannion, d’attirer l’attention du gouvernement sur les oppositions locales[32].

Début 2016, Douar Didoull organise une campagne visant à recueillir les signatures des propriétaires refusant l’accès de leurs parcelles aux géologues de Variscan. Des municipalités, comme celle de Loc-Envel, incitent leurs administrés à prendre part à l’opération. Douar Didoull obtient un taux de 95 % de signataires[33] sur la commune. À la fin de la même année, ce sont dix municipalités du secteur qui répondent positivement à la demande du collectif[34] réclamant des arrêtés contre la prospection héliportée. L’opposition aux projets miniers bretons gagne aussi les instances régionales. En juin 2017, la Région Bretagne, puis le Conseil départemental des Côtes d’Armor votent des motions d’opposition à la prospection sur leur territoire. Notons que la Région ne s’est en revanche pas exprimée au sujet de l’extraction de sable, en dépit d’une mobilisation comparable. Contrairement à Variscan, le groupe Roullier est un acteur économique majeur en Bretagne, ce qui expliquerait ce silence.

Une coordination passant essentiellement par la circulation de l’information se met également en place avec les opposants aux PERM de Silfiac et de Merléac[35]. Elle est surtout matérialisée par le site Internet « Alternatives Projets Miniers », qui centralise les actualités des PERM bretons ainsi que de nombreuses informations critiques sur le sujet[36]. L’organisation par Douar Didoull du « Festival des luttes », en juillet 2017 et juillet 2018, permet plus largement la rencontre de militants de différents horizons.

Ce sont donc bien deux formes distinctes de coalition qui se mettent en place. En baie de Lannion, l’opposition à l’extraction de sable s’incarne principalement au travers de l’organisation parapluie Peuple des Dunes. Le travail de coalition mené par ses membres fondateurs permet de recruter au-delà du cercle des militants environnementalistes locaux. Autour de Loc-Envel, Douar Didoull devient le fer de lance de la mobilisation contre le PERM, mais sans pour autant formellement fédérer d’autres groupes mobilisés. Le poids des processus de cadrage n’est pas ici sans effets sur la manière dont se structurent ces mobilisations.

3. Négociations de cadrages et structuration des coalitions

La construction d’une coordination implique un processus de cadrage, non pas entendu comme un agrégat de croyances individuelles, mais comme la négociation d’un sens partagé par les acteurs mobilisés (Benford et al., 2012, p. 225). Au travail de coalition se mêle donc « un travail du consensus » visant à privilégier les thèmes fédérateurs au détriment de ceux susceptibles de renforcer les clivages. Mais cet effort ne parvient pas toujours à neutraliser les dissensions liées aux convictions des différentes composantes mobilisées et au répertoire d’action à privilégier (Tilly, 1984).

3.1 « Non à Macron, oui au lançon » : un cadrage consensuel négocié

Si en sociologie de l’action publique l’approche par les coalitions de cause suppose que celles-ci sont cimentées par des croyances partagées (Jenkins-Smith et Sabatier, 1994, p. 183), on observe plutôt ici le poids des intérêts économiques dans leur constitution (Bergeron et al., 1998). Le cadrage négocié entre pêcheurs et environnementalistes au sein de Peuple des Dunes intègre ainsi préoccupations environnementales et défense d’une activité professionnelle menacée par le projet.

Ces deux aspects du cadrage des opposants se manifestent dans la volonté de faire reconnaître l’intérêt écologique de la dune sous-marine convoitée par la CAN. Celle-ci est entourée par les zones Natura 2000[37] « Baie de Morlaix » à l’ouest, et « Côte de Granit Rose–Sept-Îles » à l’est, à quelques encablures de la Réserve naturelle des Sept-Îles. La dune elle-même n’est pas protégée. Il se trouve pourtant qu’elle abrite le lançon, un poisson relativement méconnu à la base de la chaîne trophique de la baie. Si d’autres problématiques liées à l’extraction de sable ont émergé, comme la mise en suspension de sédiments, la « guerre du lançon[38] » est la plus significative : « Non à Macron, oui au lançon » devient un slogan, visible lors de la manifestation de janvier 2015 à Lannion, opposant une décision attribuée au ministre de l’Économie d’alors à ce petit poisson.

Le cadrage autour de sa protection est amorcé au cours de discussions entre les représentants des pêcheurs et les services de l’État, notamment de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL)[39]. Le lançon est retenu comme indicateur de l’état du milieu. Prélevé sur la dune comme appât vivant par les pêcheurs côtiers, sa disparition entraînerait une perte de revenu pour les pêcheurs qui dépendent des poissons prédateurs.

Cela offre la possibilité d’un « alignement de cadre », entendu comme « la rencontre entre plusieurs “stratégies” plus ou moins conscientes » de mobilisation (Contamin, 2010, p. 74) entre pêcheurs et environnementalistes. Dès 2010, à l’occasion de l’enquête publique, le président de la LPO s’inquiète d’un risque de « forte diminution des ressources alimentaires pour des espèces qui ont justifié la mise en réserve naturelle » des Sept-Îles (Bougrain-Dubourg, 2010), dont l’emblématique macareux moine[40]. Peuple des Dunes en Trégor choisit pour symbole une photographie de cet oiseau, lançons dans le bec, bien qu’il en consomme en réalité rarement (Réserve naturelle nationale des Sept-Îles, LPO, 2014). Au sein de l’organisation de coalition, les défenseurs de l’environnement s’investissent donc dans un travail de contre-expertise destiné à montrer l’importance de la dune sous-marine dans le maintien d’une importante population de lançons[41]. L’accent mis sur la contre-expertise permet en outre de rassembler largement, sans avoir frontalement recours au prisme moins consensuel de l’extractivisme.

Or, « l’identification de problèmes et de causes spécifiques tend à restreindre le champ des possibles en termes de solutions et de stratégies “raisonnables” » (Benford et al., 2012, p. 228). La critique anticapitaliste du projet, portée par le collectif Le Grain de sable dans la machine, s’accorde mal au cadrage de Peuple des Dunes. Sans s’intégrer pleinement à la coalition, le collectif contribue néanmoins à faire pression sur les autorités par l’usage d’un répertoire plus imprévisible, tel que la dénonciation théâtrale des produits du groupe Roullier dans un supermarché ou la remise à l’eau du sable déchargé à quai par la CAN[42].

De plus, alors qu’en 2016, la CAN obtient toutes les autorisations nécessaires au démarrage des extractions, le noyau militant se déchire au sujet des actions à envisager. La principale figure de Peuple des Dunes en Trégor désire se concentrer sur les recours juridiques, quand d’autres entendent poursuivre l’organisation de manifestations. Cette scission débouche sur la création de Peuple des Dunes de Batz à Bréhat. La large organisation de coalition n’aura pas résisté aux divergences quant au répertoire à adopter.

3.2 Quand la territorialisation ne gomme pas les étiquettes politiques

Comme la dune de sable visée par la CAN, le périmètre du PERM de Loc-Envel s’inscrit dans un contexte sensible d’un point de vue environnemental. Il comprend la forêt domaniale de Coat-an-Noz, des zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF) ainsi que des zones humides classées Natura 2000. Le permis inclut les bassins versants de trois petits fleuves côtiers, le Léguer, le Jaudy et le Trieux. Le cadrage porté par les opposants s’oriente donc principalement sur la question des risques de pollution de l’eau. Il permet de mobiliser militants contestataires, agriculteurs et environnementalistes.

Dès les premières réunions d’information qu’il organise, le collectif Douar Didoull présente à la presse le secteur concerné comme le « véritable château d’eau de la Bretagne[43] ». Eau et Rivières de Bretagne, de son côté, relève que les cours d’eau qui prennent ici leur source « assurent l’essentiel de l’approvisionnement en eau potable des collectivités » (Eau et Rivières de Bretagne, s. d.). L’association signale plusieurs risques liés aux activités minières, tels que d’éventuelles contaminations d’aquifères par « l’injection de boues lubrifiantes », utilisées pour réaliser des carottages, « une modification des écoulements souterrains avec des conséquences sur les eaux superficielles » et surtout, une acidification des eaux de surface par drainage minier acide (Eau et Rivières de Bretagne, s. d.). Cette préoccupation est partagée par les élus et par le Schéma d’aménagement et de gestion des eaux Baie de Lannion[44] (Commission locale de l’eau – SAGE Baie de Lannion, 2017). Ce cadrage permet aussi de sensibiliser les agriculteurs du secteur, assurant pour partie le succès de la campagne de signature de refus d’accès aux terres[45].

L’accent mis sur l’eau est conforté en 2017 par l’obtention du label « Rivière Sauvage » pour le Léguer et son affluent, le Guic, en reconnaissance de leurs qualités environnementales exceptionnelles (Rivières Sauvages, 2017). Cette labellisation vient aussi soutenir une volonté politique de mise en valeur du patrimoine naturel et historique, ainsi que la promotion d’un tourisme « responsable ». Le maire de Belle-Isle-en-Terre y voit en effet « un vecteur économique important pour la collectivité[46] », définitivement incompatible avec l’extraction minière. Comme sur la côte, la coalition se construit donc autour d’un cadrage consensuel associant protections de l’environnement et des activités économiques existantes.

Toutefois, les membres de Douar Didoull ne s’engagent pas dans une contre-expertise poussée. Elle ne pourrait en effet être qu’inégale face au prospecteur qui tirerait avantage de capacités techniques et financières supérieures[47]. La protection de l’eau s’inscrit plutôt dans une « défense du territoire[48] » face à un prospecteur dont l’attitude rappellerait le passé colonial du secteur minier français[49].

Refuser de réduire le cadrage de la mobilisation à des enjeux techniques, c’est courir le risque de reconduire des clivages idéologiques. La constitution d’une coalition plus ferme s’avère par conséquent moins aisée (Staggenborg, 1986, p. 381), et certains préfèrent garder leurs distances avec le collectif, comme cette élue locale : « [Avec] Douar Didoull, on a des relations cordiales mais je ne me suis pas intégrée forcément au groupe, parce que derrière j’ai demandé à ce qu’il n’y ait pas de politique[50] […]. » Le collectif demeure en effet étiqueté comme proche des mouvements indépendantistes, d’extrême gauche ou anarchistes, en dépit de son hétérogénéité.

De même, bien que les répertoires des différentes composantes soient considérés comme « complémentaires », toutes ne priorisent pas le même type d’actions. Contrairement aux Amis du patrimoine de Loc-Envel, l’usage du droit n’est par exemple pas central pour les membres de Douar Didoull. Il s’agit plutôt pour ces derniers de faire la démonstration d’une résistance territorialisée par l’organisation de manifestations, qu’ils refusent par ailleurs de déclarer en préfecture comme le voudrait la réglementation. Les panneaux contre le PERM disposés le long des routes sont aussi autant de « marqueurs territoriaux » (Cadoret, 2017, p. 13) de la mobilisation.

Dans la baie de Lannion, la présence de militants plutôt bien dotés en capitaux facilite le déploiement d’une approche experte des impacts environnementaux de l’extraction de sable. Ce cadrage permet de concilier intérêts économiques et défense de la biodiversité, en écartant toutefois les critiques plus systémiques opposées au projet. Autour de Loc-Envel, en revanche, un cadrage privilégiant la protection de l’eau et une territorialisation des enjeux ne parviennent pas à gommer totalement l’étiquette politique qui colle à Douar Didoull. Soulignons toutefois que chaque coalition, à sa manière, a prouvé son efficacité en mobilisant de nombreux soutiens, conduisant à un abandon des projets extractifs contestés.

Conclusion

En septembre 2016, la CAN suspend l’exploitation de la concession de la Pointe d’Armor à la demande du préfet des Côtes d’Armor[51]. Ce dernier invoque un risque de « troubles à l’ordre public », à la suite de l’intrusion, entre autres actions, d’un groupe d’opposants dans des locaux appartenant au groupe. De leur côté, l’ensemble des PERM bretons sont abrogés, alors que Variscan Mines renonce à ses droits pour se concentrer sur la mine de Salau, en Ariège. Depuis, plusieurs rapports (Conseil général de l’économie, 2019 ; Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, 2016) ont mis l’accent sur la nécessité de garantir l’acceptabilité sociale des projets miniers, témoignant du rôle clé des coalitions environnementales locales dans ces échecs.

L’attention accordée aux processus de constitutions de coalition et de cadrage vient confirmer le poids de l’histoire des luttes locales comme « terreaux » des mobilisations contemporaines. La négociation de cadrages combinant intérêts économiques et défense de l’environnement permet un dépassement des cercles militants et la construction de vastes coalitions. Celles-ci sont ici tantôt fortement structurées, sur la côte, tantôt plus souples, dans les terres.

Mais le caractère consensuel des cadrages mobilisés interroge les possibilités de politisation des enjeux environnementaux (Comby, 2015). Dans le Trégor, le sable, la mer, la forêt et l’eau potable ont pu être qualifiés par les opposants aux projets extractifs de « biens communs » (Dardot et Laval, 2015 ; Ostrom, 2010) menacés de privatisation par des groupes industriels. Pourtant, comme on l’a vu, les lectures en termes d’extractivisme demeurent peu partagées. Les mobilisations ne sont pas parvenues à faire de leurs enjeux locaux un enjeu national, et cela alors qu’un nouveau projet de réforme du Code minier s’annonce.