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Introduction

L’importance de l’industrie pétrolière au Canada, surtout dans les provinces de l’Ouest, est loin d’être négligeable, puisque le pays est le quatrième producteur de pétrole au monde. Pour ce qui est du pétrole brut au Canada, 80,5 pour cent proviennent de l’Alberta et, en 2019, 63 pour cent de la production totale provenait de sables bitumineux[4]. Au cours de la dernière décennie, le Canada a montré un intérêt croissant pour le marché de l’Asie-Pacifique. Cet intérêt a été motivé en partie par le souhait de l’Alberta et du gouvernement fédéral de faire du pays une [TRADUCTION] « superpuissance énergétique[5] ». Cependant, vu la situation géographique de l’Alberta et l’insuffisance du réseau d’oléoducs existant, la reconversion de vieux oléoducs et la construction de nouveaux oléoducs pour transporter le pétrole vers la Colombie-Britannique et les ports de l’Est du Canada semblaient constituer un impératif pour le secteur de l’énergie[6]. Tandis que les oléoducs qui partent de l’Ouest canadien ont une capacité actuelle de 3,9 millions de barils par jour[7], l’Office national de l’énergie (ONE) a indiqué en 2018 que leur capacité pourrait atteindre 6,9 millions de barils en 2040[8].

Par conséquent, différents projets d’oléoduc ont été présentés par des promoteurs ces dernières années : le projet Northern Gateway d’Enbridge, visant à relier Edmonton, en Alberta, à Kitimat, en Colombie-Britannique ; le projet Trans Mountain de Kinder Morgan, qui triplerait la capacité de l’oléoduc existant d’Edmonton à Burnaby, en Colombie-Britannique ; et le projet Énergie Est de TransCanada, un mélange de conversion et de construction d’oléoducs de l’Alberta jusqu’au Québec. Sur ces trois projets d’envergure, seul le projet Trans Mountain est en cours ; par ailleurs, depuis 2018, il appartient au gouvernement fédéral, qui l’a acquis au coût de 4,5 milliards de dollars[9]. Certains projets ont été achevés, comme l’accroissement de la capacité des lignes 9B et 9 d’Enbridge, de North Westover, en Ontario, jusqu’à Montréal, au Québec. D’autres projets sont en attente, dont le remplacement de l’oléoduc de la ligne 3 d’Enbridge, qui augmenterait la capacité d’un oléoduc existant de Hardisty, en Alberta, à Superior, au Wisconsin. Ces projets interprovinciaux ont suscité des débats au sujet des processus d’évaluation environnementale, ont mené à une restructuration législative et ont créé des bouleversements politiques et sociétaux qui se sont transformés en crise constitutionnelle entre le gouvernement fédéral, plusieurs provinces (dont l’Alberta, la Colombie-Britannique et le Québec), des municipalités, des Premières Nations et une partie de la société civile[10]. Tous ces acteurs ont exprimé leurs préoccupations ou leur approbation à l’égard des projets d’oléoduc et de leurs impacts sur l’environnement, l’économie et la société.

Bien que l’approbation d’un projet d’oléoduc interprovincial au Canada puisse sembler simple sur le plan constitutionnel, une analyse des enjeux qui l’entourent révèle une tout autre histoire. Il est vrai que le Canada est une fédération dans laquelle les pouvoirs sont répartis entre les législatures fédérale et provinciales en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867[11] et que le transport interprovincial, y compris les oléoducs, relève de la compétence fédérale[12]. Cependant, le passage d’un oléoduc exige de tenir compte d’autres considérations (et domaines du droit), comme l’environnement, l’aménagement du territoire, la gestion des risques et les droits de la personne. Ces domaines, qui relèvent tous de la compétence des législatures fédérale ou provinciales (ou des deux), concernent également de plus en plus les municipalités. En fait, plusieurs municipalités se sont engagées activement dans le cadre des projets, par exemple en délivrant des permis, en adoptant des résolutions, en se présentant devant des organismes de consultation pour faire valoir leur position et en participant à des litiges devant les tribunaux.

Le présent article traite de l’autonomie juridique des municipalités canadiennes dans le contexte du débat sur les oléoducs au Canada, en examinant le contenu, l’étendue et les limites de leurs pouvoirs. Dans le cadre de cette analyse, notre texte révélera que les pouvoirs municipaux ont augmenté sur le plan juridique au cours des dernières années et que ces pouvoirs peuvent être exercés à l’égard de projets relevant de la compétence fédérale. Ces constatations sont importantes à une époque où, comme nous le verrons, la Cour suprême encourage une approche fondée sur le fédéralisme coopératif, qui, sauf exceptions, favorise la cohabitation harmonieuse de la législation fédérale et provinciale – et, par extension, de la réglementation municipale. L’analyse de ces questions tombe à point pour réfléchir aux pouvoirs municipaux plus de 25 ans après le lancement d’importantes réformes législatives sur le sujet partout au pays[13].

La partie I traite de l’autonomie municipale évolutive accordée par les provinces, une question qui se situe au coeur du droit municipal. La partie II se penche quant à elle sur les principes du fédéralisme canadien et sur la présomption que les activités fédérales doivent respecter les règlements municipaux, tandis que la partie III étend l’analyse des pouvoirs municipaux au contexte des oléoducs, des questions abordées par le droit constitutionnel.

1. L’autonomie municipale évolutive au Canada

Au milieu des années 2000, lorsque l’Ontario et la Ville de Toronto négociaient une nouvelle loi habilitante pour la Ville, Dalton McGuinty, le premier ministre de l’Ontario de l’époque, a affirmé que [TRADUCTION] « Toronto est le moteur de la croissance économique en Ontario et, en grande partie, du Canada […] C’est un miracle qu’elle ait pu engendrer si longtemps une telle prospérité pour tant de gens, même si elle a vécu avec une camisole de force législative et fiscale qui aurait laissé Houdini pantois[14] ». Malgré d’importants progrès en ce qui concerne leur autonomie sur le plan juridique au cours des 25 dernières années, il n’en demeure pas moins que les municipalités canadiennes – quelle que soit leur taille – sont encore fortement assujetties au contrôle des provinces.

Au Canada, les municipalités relèvent de la compétence des provinces en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867[15] et ne sont donc pas un ordre de gouvernement constitutionnellement indépendant[16]. Par conséquent, les provinces canadiennes exercent un contrôle absolu sur l’existence, la fusion, la réorganisation, la dissolution et les finances des municipalités[17]. Ce contrôle provincial comprend aussi le pouvoir de définir les champs d’activité des administrations municipales au moyen de lois qui attribuent les pouvoirs municipaux par délégation.

En conséquence, ces lois varient d’une province à l’autre. Traditionnellement, elles étaient rédigées de manière étroite et restrictive, mais une vague de réformes à partir du milieu des années 1990 a marqué un changement important dans la façon dont les provinces délèguent des pouvoirs aux municipalités : les habilitations spécifiques et restrictives ont été transformées en habilitations générales. Par exemple, au Québec, la Loi sur les compétences municipales[18], entrée en vigueur en 2006, a accordé de vastes pouvoirs aux municipalités locales dans huit domaines[19], transformant des centaines de pouvoirs spécifiques précédemment conférés par la Loi sur les cités et villes[20] et le Code municipal du Québec[21], deux lois importantes qui régissent encore les municipalités québécoises[22]. La différence entre les deux méthodes de rédaction est frappante. Par exemple, avant 2006, la Loi sur les cités et villes prévoyait que le conseil municipal était habilité à adopter des règlements pour « empêcher qui que ce soit de transporter du feu sur la voie publique, dans un jardin, une cour ou un champ, autrement que dans un vase de métal[23] », pour « prescrire la manière dont la chaux vive ou les cendres doivent être gardées ou déposées[24] » ou pour « réglementer ou défendre l’usage des pétards, torpilles, chandelles romaines, fusées volantes et autres pièces de feu d’artifice[25] ». À titre de comparaison, la Loi sur les compétences municipales se contente maintenant de prévoir que le conseil municipal « peut adopter des règlements en matière de sécurité[26] ».

Dans certaines provinces, la vague de réformes législatives a également mené[27] à la reconnaissance des municipalités comme ordre de gouvernement (toujours dans un contexte de subordination juridique aux provinces), à l’octroi de pouvoirs d’une personne physique, à des garanties de consultation (ou d’approbation) avant la prise de certaines mesures provinciales ainsi qu’au transfert de ressources financières en cas de transfert de pouvoirs. Dans une étude de ces réformes, le professeur Joseph Garcea souligne toutefois que les responsables municipaux et provinciaux qu’il a interviewés croient que la nouvelle méthode de rédaction est le changement le plus significatif. Il écrit ce qui suit :

[TRADUCTION]

Parmi les interviewés, il existait un vaste consensus selon lequel l’inclusion de dispositions sur les « sphères de compétence » avait contribué le plus à accroître les pouvoirs et l’autonomie des administrations municipales dans l’exercice de fonctions de gouvernance et de gestion. Ils étaient pour la plupart d’avis qu’en plus de raccourcir ou, à tout le moins, de simplifier les longues listes de rôles et de responsabilités des municipalités, les dispositions relatives aux sphères de compétence étaient également utiles d’autres importantes façons. Premièrement, elles aidaient à conférer aux municipalités de plus vastes pouvoirs afin que celles-ci puissent traiter d’un plus large éventail de questions sans avoir à autant s’inquiéter qu’un aspect particulier de leurs actes soit considéré comme ne relevant pas de leur compétence, au motif qu’il n’était pas expressément énoncé dans la loi, comme cela avait été le cas par le passé. Deuxièmement, pour entreprendre une initiative ou exercer un rôle ou une responsabilité, les municipalités n’avaient pas besoin de demander autant d’éclaircissements ou d’approbations aux gouvernements provinciaux, alors qu’elles devaient le faire auparavant parce que la législation habilitante ne prévoyait pas explicitement qu’elles pouvaient agir en ce sens sans l’approbation formelle ou tacite de la province[28].

Il convient d’ajouter que l’arrivée de ce nouveau type de lois habilitantes signifie également que les municipalités auront de moins en moins besoin de réclamer de nouveaux pouvoirs afin de réglementer de nouvelles questions, un processus qui exigeait auparavant une modification législative de la part de la province. La Loi sur les compétences municipales du Québec est très explicite à cet égard, puisqu’elle prévoit que « [l] es dispositions de la présente loi accordent aux municipalités des pouvoirs leur permettant de répondre aux besoins municipaux, divers et évolutifs, dans l’intérêt de leur population[29] » et qu’« [e]lles ne doivent pas s’interpréter de façon littérale ou restrictive[30] ».

Cette nouvelle façon d’habiliter les municipalités et d’interpréter leurs pouvoirs, qui a été adoptée pour la première fois en Alberta en 1994, a été explicitement approuvée en 2004 par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville)[31]. La Cour a rejeté l’affirmation des chauffeurs de taxi selon laquelle la Ville de Calgary ne pouvait plus réglementer le secteur des taxis comme elle le faisait auparavant parce que le nouveau cadre législatif régissant les municipalités ne prévoyait plus de tels pouvoirs explicites. Selon le juge Bastarache, « [l] évolution de la municipalité moderne a entraîné un virage dans la démarche à adopter pour interpréter les lois habilitant les municipalités[32] ». Il ajoute que « [c]ette méthode d’interprétation s’est développée en même temps que la méthode moderne de rédaction des lois sur les municipalités[33] » et que « [c]e virage en matière de rédaction législative reflète la véritable nature des municipalités modernes, qui ont besoin de plus de souplesse pour réaliser les objets de leur loi habilitante[34] ».

Avant l’affaire United Taxi, environ au même moment où l’Alberta modernisait sa façon de déléguer des pouvoirs, on a pu également constater un changement de paradigme dans la jurisprudence de la Cour suprême, marqué en particulier par l’opinion dissidente de la juge McLachlin dans l’arrêt Produits Shell Canada. Citant avec approbation la professeure Ann McDonald, la juge McLachlin a fait quelques remarques historiques au sujet de l’importance des administrations locales et de la retenue dont les tribunaux devraient donc faire preuve lorsqu’ils statuent sur la validité des règlements municipaux ou des décisions prises par les conseils municipaux élus :

Il ressort d’un commentaire récent que l’on commence à s’accorder pour dire que les tribunaux doivent respecter la responsabilité qu’ont les conseils municipaux élus de servir leurs électeurs et de prendre garde de substituer à l’opinion de ces conseils leur propre avis quant à ce qui est dans le meilleur intérêt des citoyens. […] Quelles que soient les règles d’interprétation appliquées, elles ne doivent pas servir à usurper le rôle légitime de représentants de la collectivité que jouent les conseils municipaux. […]

[O]n peut soutenir qu’une interprétation libérale des pouvoirs municipaux s’accorde davantage avec la véritable nature des municipalités modernes. Comme l’affirme McDonald (loc. cit., à la p. 100), les municipalités [TRADUCTION] « ont beaucoup évolué depuis leurs origines dans une société rurale qui n’exigeait du gouvernement que peu de choses ». Elle et d’autres commentateurs (voir Makuch et Arrowsmith) préconisent que les conseils municipaux soient libres de définir eux-mêmes, dans la mesure du possible, l’étendue de leurs pouvoirs légaux. L’intervention judiciaire excessive dans les décisions de conseils municipaux élus, comme l’illustre la présente affaire, peut avoir pour effet d’enfermer les municipalités modernes dans le carcan de la tradition[35].

Ce n’était donc qu’une question de temps avant que cette perspective plus large et plus libérale sur les administrations municipales ne fasse consensus et ne devienne une partie essentielle de l’approche juridique applicable au contrôle judiciaire des décisions municipales[36].

Malgré ces jalons législatifs et judiciaires, cette nouvelle autonomie juridique demeure assujettie à de nombreuses restrictions partout au Canada, lesquelles restrictions rappellent le rapport hiérarchique qui existe en droit entre les municipalités et les provinces. Le cas du Québec, où il y a eu deux vagues de réformes législatives au cours des 15 dernières années, illustre quelques-unes de ces restrictions[37]. Par exemple, il arrive souvent que les larges pouvoirs dévolus aux municipalités par ces réformes législatives ne suffisent pas pour encadrer de nouveaux enjeux locaux. Par exemple, même la plus grande municipalité de la province, la Ville de Montréal, malgré son poids politique, économique et démographique important, a dû attendre des années avant d’obtenir les pouvoirs (par voie de modification législative) qu’elle avait demandés à l’égard du zonage inclusif[38] ou des heures d’ouverture des bars[39].

Plus directement en lien avec la question de l’environnement et des infrastructures, d’autres restrictions se démarquent. Il est courant que les lois « modernes » comprennent une disposition donnant explicitement préséance à la législation provinciale en cas de conflit avec un règlement municipal. Le Québec ne fait pas exception à la règle, puisque la Loi sur les compétences municipales comporte une telle disposition[40]. Cependant, dans le domaine de l’environnement, où les municipalités se sont vu conférer de larges pouvoirs en vertu de cette même loi, la règle va encore plus loin, car la Loi sur la qualité de l’environnement[41] accorde la priorité à la réglementation provinciale par rapport aux règlements municipaux ayant le même objet, qu’il y ait conflit ou non, sauf approbation ministérielle[42]. Autrement dit, si la province décide d’occuper le champ à l’égard d’une question environnementale, les règlements municipaux ne peuvent s’appliquer à l’égard de la même question.

Une question qui fait souvent les manchettes et qui illustre cette restriction concerne un règlement provincial interdisant la construction d’un site de forage (notamment pour le pétrole ou le gaz) à moins de 500 mètres « d’un site de prélèvement d’eau effectué à des fins de consommation humaine ou de transformation alimentaire[43] ». Cette limite est jugée insuffisante par plus de 300 municipalités québécoises, qui tentent depuis des années, en vain, de convaincre le ministre de l’Environnement d’approuver leurs propres règlements, lesquels étendraient l’interdiction à deux kilomètres[44]. À ce jour, la norme applicable demeure donc celle de la province.

Un dernier exemple concerne l’immunité dont jouissent habituellement les gouvernements provinciaux et leurs mandataires à l’égard des règlements municipaux. Au Québec[45], par exemple, dans le cadre de la construction du Réseau express métropolitain (REM), à savoir un système de train léger de 67 kilomètres dans la région de Montréal, les municipalités touchées par le projet ont peu ou pas de contrôle à son égard[46].

Alors, le verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ? Le fait demeure que, plus de 25 ans après la mise en place de réformes législatives importantes et historiques, les pouvoirs municipaux au Canada sont encore, d’un point de vue juridique, considérablement limités par les provinces. Voilà ce que confirment les travaux d’Alison Smith et de Zachary Spicer, qui ont élaboré le premier index mesurant quantitativement l’autonomie des grandes villes canadiennes au moyen d’indicateurs dans trois catégories (autonomie juridique et administrative, autonomie fiscale et autonomie politique). En effet, ils écrivent qu’[TRADUCTION] « [à] la lumière des recherches sur l’autonomie locale à l’international, le Canada est clairement à la traîne lorsqu’il s’agit de déléguer des responsabilités et d’accorder une autonomie au niveau local[47] » et que [TRADUCTION] « [l]es contrôles provinciaux sur les administrations locales au Canada sont parmi les plus rigoureux au monde[48] ».

Cela ne signifie pas que les réformes ne sont pas importantes et qu’elles n’auront pas d’effet durable. Après tout, ces dernières sont encore relativement récentes dans l’histoire du pays et il faudra encore un certain temps pour en évaluer les effets. C. Richard Tindal et Susan Nobes Tindal décrivent bien cette réalité en indiquant que [TRADUCTION] « [l]es municipalités qui ont été traitées comme des enfants pendant un siècle ou plus prendront un certain temps pour se sentir à l’aise devant leur nouvelle liberté de fonctionnement[49] ». Patrick J. Smith et Kennedy Stewart mentionnent aussi le passé tout en mettant ultimement les réformes en perspective lorsqu’ils affirment que, [TRADUCTION] « même si les municipalités du vingt et unième siècle ont peut-être plus de pouvoirs que celles du dix-neuvième siècle, leurs pouvoirs en matière d’élaboration de politiques demeurent considérablement limités par le gouvernement provincial[50] ». Ils ajoutent toutefois qu’en fait, au-delà des principes juridiques, [TRADUCTION] « les politiciens locaux sont souvent aussi puissants qu’ils le souhaitent – une précieuse leçon pour les politiciens locaux et provinciaux et les citoyens qui les élisent[51] ».

Par conséquent, il semble que le carcan dans lequel se trouvent les municipalités canadiennes – carcan qui varie d’une province à l’autre – est devenu moins rigide au fil des ans, mais qu’il est encore bien présent. Il reste maintenant à explorer comment les pouvoirs municipaux interagissent avec les projets de nature fédérale.

2. La présomption d’applicabilité et d’opérabilité des règlements municipaux à l’égard des activités fédérales

Il est établi que le Parlement du Canada a compétence exclusive sur le transport interprovincial, y compris les oléoducs[52]. Cela veut dire que le Parlement a le pouvoir exclusif d’adopter des lois dont les objectifs véritables et les effets sont de réglementer le transport interprovincial[53] ; cela signifie également que la décision finale d’approuver ou de rejeter un nouvel oléoduc ou l’agrandissement d’un oléoduc existant appartient au gouvernement fédéral. Les provinces et les municipalités n’ont donc aucun pouvoir d’adopter une législation (des lois provinciales, des règlements provinciaux ou des règlements municipaux) qui régit les oléoducs[54], c’est-à-dire qui se rapporte précisément à de tels projets ou qui les vise précisément. Voilà pourquoi une récente modification législative adoptée dans le cadre du régime de protection environnementale de la Colombie-Britannique a été déclarée invalide par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[55]. Puisque la modification avait été adoptée, selon la Cour, dans le seul but de réglementer le transport de pétrole par l’oléoduc Trans Mountain (la seule infrastructure visée par la province), elle a été déclarée inconstitutionnelle[56].

Cependant, le fait que le Parlement a le pouvoir exclusif d’adopter une législation réglementant les oléoducs ne signifie pas que les provinces ou les municipalités n’ont aucun mot à dire au sujet du passage d’un oléoduc sur leur territoire : les lois et règlements valides d’application générale[57] qui n’entravent pas le contenu essentiel d’un chef de compétence fédéral et qui n’entrent pas en conflit avec l’application ou l’objet même d’une loi fédérale sont applicables et opposables aux ouvrages ou entreprises fédéraux[58].

Dans l’arrêt Clark c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, la Cour suprême a appliqué un principe de base du droit constitutionnel qu’elle applique encore aujourd’hui :

Le premier principe est celui de l’applicabilité générale des lois provinciales d’application générale. Il est bien établi que les entreprises qui relèvent de la compétence fédérale reconnue au par. 92(10) sont assujetties aux lois provinciales d’application générale […]. […] De plus, comme nous l’avons souligné auparavant, le juge Beetz a mentionné précisément le premier principe constitutionnel général qui prévaut au regard des entreprises visées par le par. 92(10) : elles sont assujetties aux lois provinciales d’application générale qui ne les atteignent pas dans leurs dimensions spécifiquement fédérales[59].

Cette présomption d’applicabilité et d’opérabilité[60] découle de la présomption plus générale de validité constitutionnelle en droit public canadien. Selon la présomption de validité constitutionnelle, les tribunaux doivent présumer que les lois adoptées par les législatures provinciales et le Parlement ne dépassent pas leurs champs de compétence respectifs, sauf si la partie qui invoque l’inconstitutionnalité de la loi présente des preuves claires du contraire à l’appui de son affirmation :

[TRADUCTION]

[L]e système fédéral canadien doit établir un équilibre entre la souplesse et la prévisibilité. Ainsi, lorsqu’il est question de la validité des lois, il existe une présomption de validité constitutionnelle. Selon cette présomption, la législature est réputée avoir adopté une loi qui ne dépasse pas son champ de compétence. La retenue judiciaire est le principe applicable[61].

Cela signifie aussi que, dans la mesure du possible, les tribunaux devraient habituellement favoriser une interprétation de la loi provinciale qui n’entre pas en conflit avec une loi fédérale[62]. Dans une affaire de partage des compétences, où la validité d’un règlement municipal régissant les salons de massage était en cause compte tenu de la compétence fédérale exclusive en matière criminelle, la Cour d’appel de l’Ontario a souligné ce qui suit :

[TRADUCTION]

[S]urtout, une approche saine à l’égard du fédéralisme exige une présomption de validité constitutionnelle. L’analyse fondée sur le partage des compétences est façonnée par ce principe. […] [L]es tribunaux doivent faire preuve de retenue envers les municipalités « lorsqu’elles exercent leurs pouvoirs de réglementation légitimes au nom des citoyens qui les élisent ». […] Chaque ordre de gouvernement est responsable de ses citoyens. En l’espèce, la Ville agissait pour protéger ses citoyens contre une nuisance dans la collectivité. La présomption de validité constitutionnelle vise à empêcher toute atteinte à cet objectif[63]. [Citations omises.]

Enfin, il y a un lien intrinsèque entre la validité et l’applicabilité d’une loi. Les tribunaux souhaitent en effet éviter de déclarer inconstitutionnelle une loi provinciale qui empiète sérieusement sur des activités relevant d’une compétence fédérale lorsqu’elle serait valide dans la majorité des autres situations dans lesquelles elle s’applique[64]. La déclaration d’inapplicabilité de la loi provinciale est donc un moindre mal en ce qui concerne la séparation des pouvoirs et l’équilibre constitutionnel. Autrement dit, l’inapplicabilité constitue en quelque sorte une invalidité partielle[65].

Ainsi, la conception moderne du fédéralisme préconisée par la Cour suprême favorise généralement l’application et le caractère opérant de législation, qu’elle soit fédérale, provinciale ou municipale. Ce concept plus souple du fédéralisme est fondé sur l’équilibre nécessaire entre les intérêts locaux et nationaux qui « sont en symbiose[66] », pour le bien commun des citoyens[67], et l’unité nationale[68]. Comme la Cour suprême l’a déclaré, notre « fédération […] repose sur le principe selon lequel les deux ordres de gouvernement sont coordonnés, et non subordonnés[69] ». Autrement dit, les pouvoirs et préoccupations du fédéral ne sont pas plus ni moins importants, ni plus exclusifs, que ceux des provinces et des municipalités[70].

Comme l’a souligné la Cour suprême en 2015 en citant avec approbation l’opinion dissidente de la juge Deschamps dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. Lacombe, « le fédéralisme coopératif favorise normalement l’application des normes valides édictées par les deux ordres de gouvernement plutôt que le recours à un principe d’inapplicabilité relative visant à protéger les compétences exclusives attribuées au fédéral ou aux provinces[71] ».

En 2019, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a réaffirmé ces principes en déclarant qu’[TRADUCTION] « [i]l est clair que les entreprises fédérales ne sont pas des “enclaves” soustraites à l’application des lois provinciales en matière d’environnement[72] » et en précisant que, dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, la Cour suprême avait [TRADUCTION] « souligné qu’elle n’était pas réceptive à l’idée d’“accorder trop d’importance” à la doctrine de l’exclusivité des compétences ; la Cour ne voulait pas non plus en faire “la première doctrine examinée dans le cadre d’un différend sur le partage des compétences”[73] ». La Cour d’appel du Québec souscrit à ce point de vue : « Bien que la doctrine de l’exclusivité des compétences permette d’exclure dans ce cas-ci l’application des articles 22, 31.1 et 31.1.1 LQE [Loi sur la qualité de l’environnement] et bien que cette doctrine […] puisse rendre […] inapplicables […] d’autres dispositions de la LQE au sein du port de Québec, il n’en demeure pas moins que ce port n’est pas une enclave fédérale[74]. » Même si, dans les circonstances particulières de ces affaires, les parties fédérales ont prouvé que deux lois provinciales étaient respectivement ultra vires et inapplicables, les deux tribunaux ont réaffirmé le principe selon lequel les activités fédérales ne sont pas, en principe, soustraites à l’application des lois provinciales[75].

Dans le cadre du fédéralisme canadien, de nombreuses situations ne sont donc pas entièrement fédérales, ni entièrement provinciales. Même si le Parlement a le pouvoir de réglementer le transport interprovincial, les promoteurs de projets d’oléoducs interprovinciaux ne sont pas pour autant soustraits à l’application de la législation provinciale et municipale ; les doctrines et principes constitutionnels sont plus complexes que cela. Les professeurs Noura Karazivan et Jean Leclair l’ont bien souligné :

[L]a question de la compétence n’est pas, comme le fédéralisme d’ailleurs, une question de « tout ou rien ». Le fait que le fédéral ait compétence sur l’oléoduc ne rend pas les lois provinciales environnementales nécessairement invalides, inapplicables à l’ouvrage fédéral, ou inopérantes. […] En vérité, la complexité de la question de l’application des lois environnementales provinciales à un ouvrage de compétence fédérale comme un oléoduc interprovincial n’est que le reflet de la complexité des enjeux sociaux, économiques et environnementaux sous-jacents à la construction de l’oléoduc[76].

Une telle interprétation est conforme à celle de la Cour suprême, qui a déclaré ce qui suit à propos des litiges en droit du partage des compétences :

On ne résout plus ce genre de problème en examinant un régime complet, en examinant l’autre régime complet et en décidant quel régime occupe tout le domaine à l’exclusion de l’autre. Il faut plutôt examiner les dispositions précises et la manière dont elles s’appliquent dans le cas particulier et se demander si elles peuvent s’appliquer de façon harmonieuse dans ce cas précis ? Dans l’affirmative, il faut permettre leur coexistence et elles doivent chacune réglementer en parallèle une facette, ou deux facettes différentes, de la même activité[77].

De plus, l’octroi aux entreprises fédérales d’une immunité générale à l’égard de la législation locale écarterait un « grand nombre de lois [adoptées et appliquées au niveau local] visant à protéger les travailleurs, les consommateurs et l’environnement[78] » et « engendrerait une grande incertitude[79] ». Voilà qui explique pourquoi la Cour suprême a déclaré il y a plusieurs années que les « entreprises [de transport interprovincial] qui relèvent de la compétence législative fédérale en vertu [de la Constitution] ne sont pas de ce fait soustraites à la compétence législative provinciale de même qu’elles ne sont pas entièrement régies par l’autorité législative du Parlement[80] ».

En règle générale, la compétence fédérale et les intérêts publics et privés canadiens ne sont donc pas plus exclusifs ni plus importants que la compétence provinciale et les intérêts locaux[81]. En fait, nous verrons maintenant que les règlements municipaux s’appliquent généralement aux oléoducs interprovinciaux, pourvu qu’ils ne soient pas déclarés inapplicables ou inopérants par les tribunaux[82].

3. Exclusivité des compétences, prépondérance fédérale, oléoducs et municipalités

Le promoteur d’un projet d’oléoduc interprovincial ou le Procureur général du Canada peut tenter de renverser la présomption d’applicabilité et d’opérabilité de la législation provinciale et municipale. Pour ce faire, il doit prouver que les normes municipales entravent le contenu essentiel de la compétence fédérale à l’égard des oléoducs ou entrent en conflit avec une loi fédérale, par l’application respective de la doctrine de l’exclusivité des compétences ou de la doctrine de la prépondérance fédérale[83]. Par conséquent, les règlements municipaux ne peuvent constituer « un empiétement important ou grave[84] » sur le coeur de la compétence fédérale (c.-à-d. la construction, l’agrandissement, le tracé, l’exploitation sécuritaire et l’entretien d’un oléoduc)[85], ni aller à l’encontre de l’application ou de l’objet même d’une loi fédérale[86]. Néanmoins, la Cour suprême a invité les tribunaux à faire preuve de prudence et à appliquer les doctrines susmentionnées avec retenue et seulement dans les cas les plus évidents d’entrave ou de conflit, car elles ont l’effet draconien d’empêcher l’application de la législation validement adoptée par les provinces ou les municipalités dans l’exercice de leurs compétences exclusives[87]. Cependant, il reste à savoir si le concept du conflit d’objets permet au Parlement d’écarter unilatéralement la législation provinciale ou municipale valide qui chevauche la législation fédérale dans une affaire donnée, en occupant le champ par l’adoption de régimes complets. Sans fermer complètement la porte à la doctrine du champ occupé, la Cour suprême a tout de même souvent mis les tribunaux en garde contre cette doctrine[88].

Le « défunt » Office national de l’énergie (ONE) a eu deux occasions d’appliquer ces principes dans le contexte précis de la compétence fédérale à l’égard des oléoducs interprovinciaux. Bien que l’Office ait été remplacé par la Régie de l’énergie du Canada[89], ses décisions sont tout de même instructives en ce qui concerne la portée et les limites de l’applicabilité et de l’opérabilité des règlements municipaux à l’égard des oléoducs.

En 2014, dans sa première décision concernant l’oléoduc Trans Mountain, l’Office a déclaré inapplicables et inopérants deux règlements municipaux valides de la Ville de Burnaby[90]. Tandis que le premier interdisait l’abattage d’arbres, le deuxième interdisait toute construction sur la voie publique, sauf avec la permission du conseil municipal et dans les limites que ce dernier avait établies. Puisque ces règlements municipaux avaient pour effet d’interdire à l’entreprise l’accès à des terrains pour y recueillir les renseignements géotechniques, techniques et environnementaux essentiels à présenter à l’Office (pour que celui-ci décide s’il y avait lieu de recommander l’agrandissement de l’oléoduc), cette dernière a conclu qu’ils entravaient le contenu essentiel de la compétence fédérale et qu’ils entraient en conflit avec l’alinéa 73a) de la Loi sur l’Office national de l’énergie, qui donnait aux sociétés pipelinières l’accès à des terrains publics et privés pour y faire des levés et des examens[91]. Cependant, l’Office a souligné que sa décision ne voulait pas dire que les oléoducs fédéraux échappaient nécessairement à l’application de la législation provinciale ou municipale. Au contraire, l’Office a confirmé les principes analysés dans la partie II en précisant que « [c]ela ne veut pas dire qu’une société pipelinière peut se soustraire à une loi provinciale ou à un règlement municipal de façon générale. Bien au contraire. Les pipelines relevant de la réglementation fédérale doivent, en application des lois et des conditions imposées par l’Office, respecter toute une panoplie de lois provinciales et de règlements municipaux[92] ». La Cour suprême de la Colombie-Britannique a partagé le même point de vue sur cette question[93].

En 2017, dans sa deuxième décision concernant l’oléoduc de Trans Mountain, l’Office a conclu que les règlements de zonage et les règlements sur l’abattage d’arbres de la Ville de Burnaby, lesquels exigeaient que l’entreprise obtienne une approbation d’avant-projet et les permis nécessaires auprès de la Ville et qu’elle fournisse des renseignements et des plans à la Ville avant toute construction ou tout abattage d’arbres, ne s’appliquaient pas à l’agrandissement de l’oléoduc[94]. La Ville a soutenu, en vain, que l’argument fondé sur l’entrave avait été soulevé de façon prématurée parce qu’elle n’avait pas encore imposé de conditions et était encore en train d’évaluer les demandes de permis[95]. Néanmoins, étant donné la conclusion de l’Office selon laquelle il y avait eu un délai déraisonnable et un manque de transparence de la part de la Ville (qui auraient pu constituer de la mauvaise foi, bien que l’Office n’ait pu tirer de conclusion de fait à cet égard[96]) ainsi que l’absence de toute preuve indiquant que les permis municipaux seraient délivrés[97], l’Office a conclu à l’existence d’une entrave constitutionnelle[98]. À la lumière de la preuve présentée à l’Office, Kinder Morgan avait coopéré avec la Ville[99]. L’opposition de la Municipalité au projet était aussi bien connue. Comme l’ONE l’a précisé, même si la Ville était politiquement opposée au projet et pouvait exprimer son opposition lors d’audiences fédérales, elle ne pouvait appliquer ses règlements municipaux de manière à entraver le contenu essentiel de la compétence fédérale[100]. Vu les conséquences excessives et directes des actions de la Municipalité sur la capacité de Kinder Morgan d’achever le projet dans un délai raisonnable, ses règlements ont été déclarés inapplicables[101].

Cependant, à deux reprises, l’ONE a clairement affirmé que cette décision particulière ne rendait pas tous les règlements municipaux inapplicables aux activités de l’entreprise[102]. L’Office a également déclaré que le fédéralisme coopératif favorisait habituellement l’application harmonieuse des normes fédérales, provinciales et municipales aux entreprises de transport d’hydrocarbures, sauf dans les cas évidents de conflit ou d’entrave : « Il importe […] que les lois provinciales et les règlements municipaux soient respectés, de sorte que les questions d’ordre local soient comprises et résolues le plus possible lorsqu’il est question d’entreprises fédérales[103]. » Enfin, l’Office a clairement indiqué que les processus d’octroi de permis ou d’évaluation provinciaux ou municipaux qui retardent de façon raisonnable l’achèvement d’un projet approuvé par le gouvernement fédéral ne constitueront pas tous une entrave constitutionnelle[104]. La conclusion tirée par l’ONE dans cette affaire était, selon l’Office lui-même, strictement fondée sur le processus déraisonnable – c’est-à-dire « vague, inefficace et non coordonné[105] » – suivi par la Ville. Pour ces mêmes motifs, l’Office a également conclu qu’il y avait un conflit entre les règlements municipaux et l’article 73 de la Loi sur l’ONE, qui vise à assurer l’exploitation efficace et ordonnée des oléoducs interprovinciaux[106].

De plus, l’ONE a implicitement reconnu la légitimité de l’administration locale dans le contexte de l’oléoduc interprovincial en refusant de donner suite à l’une des propositions soumises par Kinder Morgan. Cette dernière a demandé à l’Office de délivrer une approbation d’avant-projet détaillée et a proposé de transmettre à l’Office des dessins d’aménagement et des plans de gestion des arbres, ce qui aurait eu comme résultat que « l’Office se serait substitué à l’organisme de réglementation municipal[107] », résultat que l’Office estimait « inapproprié ». La décision précise que « [l’]Office […] n’est pas un organisme de réglementation municipal et n’entend pas remplacer les municipalités dans leur fonction de surveillance et d’exécution d’exigences municipales très précises[108] ». Tout en soulignant que l’ONE a laissé une marge de manoeuvre sur le plan de l’applicabilité et de l’opérabilité des règlements municipaux à l’égard d’un oléoduc interprovincial, le professeur Olszynski est cependant d’avis que l’ONE a [TRADUCTION] « cédé un certain pouvoir de réglementation aux provinces et aux municipalités[109] ». Si ces propos voulaient dire qu’un organisme fédéral interprétant la Loi sur l’ONE aurait pu, s’il avait eu l’intention de le faire, décider unilatéralement d’occuper entièrement le champ et de ne laisser aucun espace aux provinces et aux municipalités, nous serions respectueusement en désaccord avec notre collègue[110]. Nous croyons que l’ONE n’aurait pu céder quelque chose qui ne lui appartenait pas. Comme nous l’avons vu dans la partie II, les entreprises fédérales ne sont pas soustraites par principe à la compétence provinciale (et municipale)[111]. En fait, dans la mesure où la Loi constitutionnelle de 1867 confère tant au Parlement qu’aux assemblées législatives provinciales des compétences exclusives mais qui se chevauchent inévitablement, l’application des règlements municipaux aux oléoducs interprovinciaux ne résulte pas de la volonté d’un organisme fédéral, mais plutôt du partage constitutionnel des compétences. La législation provinciale et municipale s’applique alors, sauf dans les cas évidents d’entrave au contenu essentiel d’une compétence fédérale ou de conflit manifeste avec une loi fédérale[112].

En d’autres termes, les municipalités canadiennes ne peuvent, sur le plan constitutionnel, « dire non », tenter de bloquer ou « paralyser »[113] les oléoducs, imposer des conditions qui nuiraient de façon excessive au transport interprovincial du pétrole, ni faire obstacle à l’application ou à l’intention manifeste d’une loi fédérale. Tel serait certes le cas si une municipalité tentait d’appliquer son règlement de zonage pour empêcher la construction d’oléoducs interprovinciaux ou pour décider de leur emplacement[114]. Cependant, cela ne signifie pas que des règlements de zonage ou d’autres règlements municipaux (ou des parties de ceux-ci) ne s’appliqueront jamais à des aspects des entreprises ou ouvrages fédéraux, dont les oléoducs interprovinciaux. Par conséquent, les promoteurs de tels projets doivent demander des permis municipaux et se conformer aux règlements municipaux d’application générale, sauf s’ils peuvent prouver que ces derniers sont invalides, inapplicables ou inopérants[115].

Il ne faudrait pas sous-estimer l’importance du processus de demande de permis municipaux. Pour les administrations municipales, il s’agit d’un des moyens les plus efficaces de faire respecter, entre autres, leurs mesures environnementales et leurs mesures de sécurité publique et de gestion des risques qui sont constitutionnellement valides, et de fournir les services publics essentiels sur lesquels comptent les infrastructures fédérales. Ce processus comprend également la transmission de renseignements essentiels à la municipalité. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a souligné l’importance d’informer les municipalités des activités présentes sur leur territoire qui sont susceptibles de comporter des risques pour la santé et la sécurité lorsqu’elle a décidé que les dispositions du Code de prévention des incendies de l’Ontario[116] s’appliquaient à un oléoduc de gaz naturel interprovincial appartenant à TransCanada :

[TRADUCTION]

[L]e Code de prévention des incendies de l’Ontario protège les équipes d’intervention d’urgence municipales en leur fournissant, lorsqu’elles arrivent sur les lieux, des renseignements immédiats sur la façon de procéder s’il est question de liquides inflammables ou combustibles. Il aide à assurer la prise de mesures directes et efficaces afin de maîtriser la situation. […] [L]’Ontario offre une assistance aux municipalités locales par l’intermédiaire du BCI [Bureau du commissaire des incendies]. Celui-ci offre des services de soutien aux municipalités dans l’exercice de leurs responsabilités, y compris une formation à l’intention des responsables des services d’incendie municipaux et une assistance en vue de l’application du Code de prévention des incendies de l’Ontario. Le BCI joue également un rôle de surveillance à l’égard des services municipaux pour s’assurer que la sécurité du public n’est pas menacée[117].

Tel que relevé plus haut, l’ONE a aussi reconnu la légitimité et l’importance des autorités locales et de leur processus d’octroi de permis en ce qui a trait aux oléoducs interprovinciaux.

Conclusion

Comme nous l’avons souligné, les règlements municipaux devraient normalement s’appliquer au transport interprovincial des hydrocarbures par oléoduc, sauf s’ils entravent le contenu essentiel de la compétence fédérale ou s’ils entrent manifestement en conflit avec une loi fédérale. Cependant, en ce qui concerne les pouvoirs dévolus aux municipalités, nous avons aussi constaté que, malgré l’accroissement récent de l’autonomie municipale sur le plan juridique, celle-ci est encore entièrement sous le contrôle des provinces et assujettie à de nombreuses restrictions.

Si une telle situation, à savoir le fait que les municipalités canadiennes – quelle que soit leur taille – ont, dans une certaine mesure, voix au chapitre au sujet d’un oléoduc interprovincial mais ont un contrôle limité sur divers aspects de leur propre destin, semble étrange à première vue, il s’agit là de conséquences résultant du partage constitutionnel des compétences.

En fait, lorsqu’elles adoptent des règlements, les municipalités exercent des compétences qui leur ont été déléguées par les provinces. Puisqu’il n’existe aucune distinction formelle entre les provinces et les municipalités en droit constitutionnel canadien, les municipalités qui agissent dans les limites de leurs compétences exercent en réalité les compétences exclusives que la Loi constitutionnelle de 1867 confère aux provinces. Même si elles sont exercées par une plus petite entité locale, ces compétences n’en sont pas moins et doivent conséquemment être respectées.

En revanche, le partage des compétences entre une municipalité et sa province est déterminé par cette dernière, qui jouit d’un pouvoir discrétionnaire absolu à l’égard des compétences municipales. Ce partage des compétences entre les provinces et les municipalités n’est pas fondé sur un principe d’exclusivité, et ces deux ordres ne sont pas également souverains en ce qui a trait à leurs compétences, comme c’est le cas entre les provinces et le Parlement.

Bien que cette situation puisse être expliquée sur le plan juridique, elle offre tout de même d’intéressantes occasions de réflexion à celles et ceux qui s’intéressent aux compétences municipales, au fédéralisme coopératif et à la réglementation multiniveau au Canada. Si des recherches plus poussées sur tous ces sujets sont nécessaires, une discussion devrait aussi avoir lieu parmi les Canadiennes et les Canadiens afin de décider de la place et du rôle appropriés pour les municipalités dans le Canada du XXIe siècle, une question qui porte notamment sur le niveau de contrôle que les provinces devraient continuer à exercer sur celles-ci.