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Introduction

Depuis 150 ans, le Rhône (fig. 1A), comme la plupart des systèmes fluviaux (Schumm, 1977 ; Milliman et Meade, 1983 ; Bravard, 1989 ; Knighton, 1998 ; Syvitski et al., 2005), a été soumis à des changements importants qui ont modifié l’afflux sédimentaire et ses conditions d’écoulement : réduction de la fréquence des fortes crues avant la fin du Petit Âge Glaciaire (Pichard, 1995, 1999), diminution de la charge solide liée aux changements de l’occupation du sol et aux ouvrages hydroélectriques (Peiry et al., 1994 ; Miramont et Guilbert, 1997 ; Liébault et al., 1999 ; Liébault et Piégay, 2002), transformation de la géométrie du chenal sous l’impact des aménagements pour la navigation et la protection contre les crues (Poinsard, 1992 ; Poinsard et Salvador, 1993). Ces forçages climato-anthropiques ont entraîné le réajustement morphologique des lits fluviaux et une modification des bilans sédimentaires dans le Bas-Rhône (Arnaud-Fassetta, 2003 ; Maillet et al., 2006a).

L’approche géomorphologique de ce système hydrosédimentaire aux échelles plurimillénaires a permis de montrer les relations existantes entre les différents compartiments du système, dont l’édification holocène de la plaine d’Arles et de son delta par le stockage des apports des crues (Arnaud-Fassetta, 1998 ; Bruneton, 1999 ; Vella, 1999 ; Provansal et al., 2002), la progradation des embouchures sur la mer et l’édification des flèches littorales (Provansal et al., 2003 ; Vella et al., 2005 ; Maillet et al., 2006a, 2006b ; Sabatier et al., 2006). Le rôle de la variabilité climatique, perçue par la granularité, la fréquence et la hauteur des dépôts de crues, a aussi a été démontré (Provansal et al., 2002). Mais la quantification globale du bilan sédimentaire, en particulier la proportion des volumes respectifs en transit dans le chenal, stockés latéralement ou à l’aval et exportés en mer, restait impossible, faute de pouvoir connaître les entrées dans le système à l’amont. La complexité de ce calcul est accrue par la nécessité de tenir compte des différents modes de transit de la charge solide en fonction de sa granulométrie. En effet, si les matières en suspension transitent approximativement à la même vitesse que les flux liquides et sont piégées dans les marges fluviales lors des crues inondantes, la charge de fond, quant à elle, transite en relais sous forme de nappes ou de dunes hydrauliques (Antonelli, 2002). Son transfert vers l’aval est par conséquent conditionné par la topographie très irrégulière du fond du chenal (Antonelli et al., 2004), qui détermine en chaque point la puissance spécifique du fleuve.

Pourtant, le Bas-Rhône constitue une « zone-clé » essentielle dans les relations entre le bassin-versant et le milieu océanique, aussi bien pour le transfert de la charge sédimentaire que pour les différents polluants dont celle-ci est le vecteur (Santiago et al., 1994 ; Duffa et Renaud, 2005 ; Periáñez, 2005 ; Eyrolle et al., 2007 ; Antonelli et al., 2008). Il apparaît donc essentiel de déterminer quelle est sa capacité de transfert jusqu’à la mer et de quantifier la part du transit sédimentaire retenue dans les marges fluviales et le chenal du Bas-Rhône. Pour y parvenir, d’importantes recherches bibliographiques et iconographiques de documents relatant le développement des mesures à partir du milieu du 19e siècle ont été entreprises. La compilation et le traitement de ces données doit permettre, à partir de cette période, d’évaluer la part des différents compartiments du système et de quantifier les discontinuités ou les hiatus dans le transfert de l’amont vers l’aval. L’objectif de cette étude est donc de présenter ce bilan du fonctionnement des différents compartiments sédimentaires du système fluvial du Bas-Rhône, de Beaucaire au Golfe du Lion, depuis le milieu du 19e siècle, à partir d’une lecture exhaustive et critique des données bibliographiques sur le transport sédimentaire du Rhône comparée aux relevés morphologiques (cartes, photographies aériennes, bathymétrie) de ce système. Notre analyse devra intégrer les disparités chronologiques et spatiales liées aux mutations séculaires du système.

Figure 1

A

B

C

Localisation de la zone d’étude dans le secteur aval du bassin-versant rhodanien. (A) Loca­li­sation du Rhône en France. (B) Limites du bassin-versant du Rhône et de ses principaux affluents. (C) Représentation détaillée du Bas-Rhône ; les chiffres apparaissant sur le tracé du fleuve indiquent les points kilométriques (Pk).

Location of the study zone in the downstream part of the Rhone River catchment area. (A) Location of the Rhone River in France. (B) Limits of the Rhone River catchment area and its major tributaries. (C) Detailed representation of the Lower Rhone River ; numbers appearing on the river layout represent kilometric points (Pk).

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Présentation de la zone d’étude

Entre Beaucaire et la mer Méditerranée, la zone d’étude forme un large triangle, correspondant à la plaine alluviale, puis au delta du Rhône (fig. 1B). Les contraintes géologiques (affleurements calcaires du défilé de Beaucaire-Tarascon et du rocher d’Arles, ondulations du toit des cailloutis pléistocènes) réduisent localement l’extension latérale du bassin-versant et l’extension verticale du chenal fluvial. Elles induisent une très forte irrégularité du plancher alluvial où se succèdent des mouilles de 10 à 20 m de profondeur et des seuils élevés (-4,75 m à Terrin en aval d’Arles, -2 m sur le Petit-Rhône aval). La pente du profil en long du lit (0,00056 entre Avignon et Arles) s’affaiblit dans la région du delta (0,0001 entre Arles et la Méditerranée), favorisant ainsi une tendance plurimillénaire à l’accumulation (Bruneton, 1999 ; Stanley et Jorstad, 2002). Celle-ci est accélérée par un relèvement continu du niveau marin au cours de l’Holocène (Vella et Provansal, 2000), qui se stabilise à une vitesse de l’ordre de 2 mm/an au cours des derniers siècles (Suanez et Provansal, 1998).

Organisation de la zone du Bas-Rhône

À l’amont de Beaucaire, jusqu’aux premières décennies du 20e siècle, les confluences de la Durance et du Gard étaient des zones d’apports sédimentaires grossiers qui ont joué un rôle actif dans la recharge sédimentaire en sables et galets (Warner, 2000). La bande active du Gard, large et tressée jusqu’à la fin du 19e siècle, devient étroite et méandriforme à partir du début du 20e siècle. La Basse-Durance, caractérisée au siècle dernier par une bande active très large et à bancs de galets mobiles, est privée de l’essentiel de sa charge solide par les aménagements hydroélectriques de la fin des années 1950. On estime que son flux solide total est passé au cours du 20e siècle d’environ 7,5 x 106 tonnes/an à moins de 1 x 106 tonnes/an (IRS, 2000) ; à l’aval, les mouilles artificielles d’Avignon bloquent l’évacuation de la charge en suspension vers le Rhône. Enfin, sur le Rhône lui-même, le barrage de Vallabrègues, se trouvant à 4 km en amont de Beaucaire (fig. 1C), introduit depuis sa mise en service en 1970 une discontinuité majeure dans le transit sédimentaire vers l’aval. En effet, le débit réservé du bras court-circuité du Rhône n’autorise plus que le transit de 4 124 m3/an environ, soit 10 % de sa capacité naturelle. Le barrage lui-même ne laisse plus passer la charge de fond qu’à partir de 3 000 m3/s (IRS, 2000).

Entre Beaucaire et Arles, la plaine d’inondation est caractérisée par un large bourrelet alluvial, déjà en place à la fin du 18e siècle ; il est visible sur la carte de Cassini. Il contraint le tracé du chenal et confère à la plaine une topographie « en toit » qui s’abaisse vers ses marges externes. Il disparaît progressivement dans le delta. Au niveau de la ville d’Arles, le fleuve se divise en deux bras d’importance inégale, le Petit-Rhône et le Grand-Rhône, ce dernier évacuant environ 90 % des flux liquides et solides (Ibanez et al., 1997). Ce déséquilibre résulte d’une tendance évolutive affirmée, car ce bras n’évacuait que 80 % des débits au milieu du 19e siècle (Surell, 1847) et 84 % en 1890 (François, 1937).

À l’aval de Beaucaire, si le Rhône ne dispose pas d’affluent susceptible de venir augmenter les apports solides, l’intervention humaine sur le secteur aval a influencé localement le bilan sédimentaire. La construction de digues insubmersibles continues de Lyon à la Méditerranée, achevée en 1869, conduit à une réduction considérable de la largeur de la plaine d’inondation. La déconnexion progressive des bras secondaires et la construction de digues submersibles (casiers Girardon), entre 1880 et 1930, sont destinées à concentrer le flux dans un chenal unique subrectiligne. Ces derniers aménagements provoquent un réajustement important du chenal par un abaissement des seuils et l’expulsion des bancs et des îlots sans végétation (Arnaud-Fassetta, 2003). Cette évolution remobilise une charge solide grossière par l’érosion du plancher alluvial (Antonelli et al., 2004). Plus récemment, une politique d’optimisation des conditions de navigation a généré des interventions directes sur le fond du fleuve. À titre d’exemple, des dragages fréquents sont réalisés dans le secteur de la diffluence pour maintenir la profondeur réglementaire du chenal de navigation (50 000 m3/an entre 1983 et 1999). En aval, le seuil de Terrin (Pk 295) a fait l’objet de trois campagnes de déroctage, d’un volume total de 296 000 m3, depuis 1964. En définitive, l’entretien du chenal de navigation et le fonctionnement de la retenue de Vallabrègues ont entraîné le dragage de 1,4 x 106 tonnes de sable et de gravier entre 1983 et 1999, soit 53 600 m3/an (IRS, 2000).

L’évolution de l’occupation du sol dans le bassin-versant rhodanien et les aménagements fluviaux conditionnement fortement la nature et les volumes des transferts sédimentaires (tabl. I). Leur chronologie et la documentation disponible justifient le découpage de l’analyse des bilans sédimentaires autour de trois dates « pivot » caractéristiques d’une évolution par seuils, à savoir : les années 1850-1870 (fin du Petit Âge Glaciaire, début des transformations de l’occupation des sols dans les bassins-versants, édification des digues insubmersibles), pour lesquelles nous disposons de l’Atlas des Ponts et Chaussées et des relevés du Service Hydrographique de la Marine (SHOM) ; les années 1960-1970 (achèvement de l’aménagement hydroélectrique et des transformations de l’occupation des sols dans les bassins montagnards, réduction de l’hydrologie fluviale), illustrées par les photographies aériennes et les bathymétries de la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) et du SHOM ; les années 1990-2007 (avec une reprise remarquable de l’activité hydrologique), illustrées par une abondante iconographie et documentation technique, ainsi que le développement de mesures in situ des flux solides en Arles.

Tableau I

Chronologie des principaux forçages anthropiques influençant les apports sédimentaires dans le Bas-Rhône (d’après Maillet et al., 2006a).

Chronologie des principaux forçages anthropiques influençant les apports sédimentaires dans le Bas-Rhône (d’après Maillet et al., 2006a).

① 1850-1870

② 1960-1970

③ 1990-2007

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Typologie des compartiments identifiés

Le Bas-Rhône, en aval du dernier barrage hydroélectrique (site de Vallabrègues, près de Beaucaire, fig. 1C) est considéré ici, à l’échelle des 150 dernières années, comme un système ouvert, dans lequel d’importants volumes sédimentaires transitent, rapidement ou de façon différée, jusqu’à la plate-forme continentale du Golfe du Lion. En entrée, les crues jouent un rôle décisif parce qu’elles véhiculent 70 à 80 % des flux solides (Pont et al., 2002 ; Antonelli, 2002). Elles impriment ainsi aux apports, puis au transfert sédimentaire, un caractère discontinu dans le temps, dépendant de la météorologie du bassin-versant, donc de son histoire climatique. Au-delà du débit à plein bord, la charge solide s’accumule latéralement sur les berges, puis dans les lits d’inondation, introduisant des discontinuités spatiales, temporaires ou définitives, dans le transfert des sédiments. À l’aval, la zone de l’embouchure est caractérisée par la dissipation de la puissance fluviale, responsable de la construction d’un édifice sédimentaire complexe (barre d’embouchure, front deltaïque, prodelta). Le remaniement de cet édifice dépend de l’occurrence des défluviations du Rhône (Maillet et al., 2006a) et de l’intensité des dynamiques marines qui redistribuent les sédiments vers le large ou le long du trait de côte (Suanez, 1997 ; Sabatier 2001 ; Sabatier et al., 2006).

Sur la base des observations morpho-sédimentaires et des données disponibles sur la zone, le système a ainsi été organisé en six compartiments (fig. 2) :

(1) Un compartiment « source » à l’entrée du système, correspondant à la somme des apports du bassin-versant. Celle-ci est mesurée depuis 150 ans environ à Beaucaire et en Arles. Le tronçon de fleuve entre ces deux villes (15 km) ne recevant aucun affluent, les deux stations sont donc comparables. Mais Arles est située à l’aval de la diffluence entre les deux bras du Rhône. Il faut donc soustraire, selon les dates, 10 à 20 % aux mesures de flux solides en suspension à Beaucaire pour les comparer à celles d’Arles, et, en l’absence de données sur le sujet, considérer qu’il en est de même pour la charge de fond ;
(2) Un compartiment de « pertes sédimentaires » sur les marges fluviales, entre Beaucaire et l’embouchure : stockage sédimentaire sur les berges et dans le lit d’inondation (en particulier les cônes d’épandages liés aux brèches) et colmatage des ouvrages ou des bras secondaires ;
(3) Un compartiment de « sources » secondaires, issues des réajustements du chenal (incision du plancher alluvial, déstockage des berges, dragage dans le chenal), entre Beaucaire et l’embouchure. Les berges fluviales appartiennent, selon les cas et la période considérée, au compartiment 2 ou 3, en fonction de leur morphologie, leur végétation et leur aménagement ;
(4-5) Un double compartiment transitoire de la charge solide du fleuve, constitué par l’avant côte du delta (ici entre 0 et -20 m). Dans ce compartiment, il convient de distinguer la zone de l’embouchure du fleuve (4) et la zone littorale (5). Cette dernière, essentiellement soumise à la houle, peut potentiellement recevoir des apports sédimentaires du fleuve, mais aussi afficher des pertes sédimentaires vers le large qui alimentent le compartiment suivant ;
(6) Un compartiment « puits », correspondant au plateau continental et aux secteurs plus profonds, au-delà de la limite significative de remaniement par les vagues, généralement située au-dessous de l’isobathe -20 m.

Figure 2

Compartimentation théorique des échanges sédimentaires dans le Bas-Rhône.

Theoretical compartmentation of sedimentary exchanges in the Lower Rhone River.

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Ces différents compartiments peuvent faire l’objet d’une quantification. Il est important de souligner qu’ils ne correspondent souvent chacun qu’à une partie du spectre sédimentologique total livré à l’amont. La charge de fond grossière (sableuse à l’aval d’Arles) reste confinée à l’intérieur et à proximité du chenal. En milieu marin, elle se concentre essentiellement dans le compartiment 4, les transferts en masse de sable du fleuve vers le compartiment 5 n’étant pas encore démontrés (Maillet et al., 2006b). Les matières en suspension forment l’essentiel du compartiment 2 et des apports récents des compartiments 5 et 6. Ce tri granulométrique, effectué latéralement (vers les marges fluviales) et longitudinalement (vers l’océan), complique donc l’interprétation du bilan général du système.

Données disponibles et méthodologie de calcul des volumes sédimentaires

La quantification des apports solides transitant à Beaucaire et Arles repose sur de nombreuses estimations réalisées depuis les premiers travaux de Surell (1847). Le recensement bibliographique (tabl. II) fait état d’écarts considérables entre les auteurs. Les mesures réalisées en Arles depuis le début des années 1990, réévaluées de 30 % sur la base des travaux d’Antonelli (2002), permettent d’aboutir à un consensus sur les flux actuels. Mais les valeurs avancées pour les années 1840-1920 varient de 3,6 x 106 m3/an en 1870 (Guérard, 1895) à 24,6 x 106 m3/an (estimation maximale de Pardé, 1925).

Tableau II

Synthèse bibliographique des différentes tentatives de quantification de la charge solide du Rhône

Synthèse bibliographique des différentes tentatives de quantification de la charge solide du Rhône

Les valeurs indiquées en gras sont celles fournies par les auteurs et les conversions masse/volume ont été effectuées à partir d’une masse volumique de 1,6.

* Charge solide totale recalculée d’après Guérard (1895).

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Ces écarts très importants entre les chiffres sont dus aux différences entre les méthodes utilisées, la durée des périodes de mesure et la fréquence des relevés, les marges d’erreurs associées aux diverses techniques n’étant généralement pas indiquées dans les résultats, et à la très forte variabilité des concentrations associée à l’hétérogénéité des sous-bassins-versants (fréquence et intensité des précipitations, nature du substrat géologique). Il faut souligner aussi les discontinuités dans la chronologie des données disponibles, marquées par un hiatus entre les estimations de Pardé (1925) et le début des mesures systématiques en Arles (1991). Les mesures ou les estimations réalisées pendant ces décennies sont discontinues ou méthodologiquement imprécises (Larras, 1964 ; Pauc, 1976 ; Milliman et Meade, 1983). Les auteurs s’appuient par conséquent soit sur des mesures ponctuelles de concentration en sédiments extrapolées dans le temps en fonction des débits liquides (Surell, 1847 ; de Roys, 1851 ; Guérard, 1895 ; Savey et Deléglise, 1967 ; Pont et al., 2002 ; Antonelli et Provansal, 2002), soit sur l’estimation des apports des affluents d’après des mesures in situ et une compilation bibliographique (Pardé, 1925), soit sur la mesure de l’accumulation sédimentaire à l’embouchure (Guérard, 1895). Dans les deux derniers cas, l’incertitude de la mesure est accentuée. En effet, la méthode de Pardé (1925) ne prend pas en compte les phénomènes de stockage et de déstockage dans la plaine alluviale. Quant à celle de Guérard (1895), elle ôte du bilan tous les volumes de sédiments déposés au-delà de l’isobathe -100 m et ne permet pas de différentier les volumes transportés par charriage de ceux transitant en suspension. La proportion de la charge de fond reste d’ailleurs encore un sujet de débat. Surell (1847) avance un rapport de concentration entre la charge de fond et les matières en suspension en surface de 188/100. Entre 1842 et 1895, Guérard (1895) estime que la charge de fond est 3 à 5 fois plus importante que la charge en suspension. Toutes les études récentes sur le sujet (Dugas, 1989 ; SOGREAH, 1999 ; IRS, 2000) admettent une réduction de la fréquence et de la part relative du charriage au cours du 20e siècle. La charge de fond aurait diminué d’un facteur 4, ce qui semble cohérent avec la métamorphose observée de la bande active (Arnaud-Fassetta et al., 2003 ; Antonelli et al., 2004). On admet actuellement, mais sans mesure sérieuse, que la charge de fond ne constituerait plus que 10 % de la charge en suspension (Pont et al., 2002).

Quantification des entrées sédimentaires fluviales en amont de la zone d’étude (compartiment 1)

Face à l’hétérogénéité de la donnée, nous avons choisi d’évaluer les apports solides globaux avant 1960 de la façon suivante : au 19e siècle, la méthode de quantification de la charge solide est basée sur la mesure d’une concentration moyenne en sédiments par mètre cube d’eau. Ce calcul de la moyenne est généralement pondéré en tenant compte des périodes de basses eaux, de débits moyens et de débits maximaux caractérisées chacune par une concentration spécifique (respectivement 1/7 000, 1/2 000 et 1/230 en 1808 selon Surell, 1847). Selon cette approche et sur la base des relevés effectués sur différents secteurs, à différents débits et corrigés des variations en profondeur liées à la stratification du transit sédimentaire fluvial, Surell propose, pour le milieu du 19e siècle, un volume annuel d’alluvions charriées par le Rhône 2 500 fois inférieur au volume liquide. Avec le même procédé, il est possible de reconstituer les débits solides historiques grâce aux séries de débits liquides établies par Pardé (1925) et Pichard (1995, 1999).

Quantification des pertes et sources sédimentaires dans les milieux fluviaux entre Beaucaire et la mer Méditerranée (compartiments 2 ET 3)

Leur évaluation repose sur la comparaison diachronique de cartes, de photographies aériennes et de relevés bathymétriques. Les cartes, seules disponibles jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, sont des documents subjectifs et sélectifs qui simplifient les milieux d’interfaces (berges et bancs alluviaux). Ces documents ne sont généralement pas levés en une journée et les débits peuvent varier pendant la réalisation de la carte. Pour remédier à ces fluctuations du niveau d’eau, le lit mouillé dessiné sur les cartes correspond par convention au niveau moyen des eaux du fleuve. L’intégration des données dans un système d’information géographique est faite sous ArcGIS. Les fonds cartographiques sont numérisés, rectifiés et géoréférencés. Sur chaque fond cartographique, les différentes formes fluviales (chenaux, îles et bancs, ripisylve) et les aménagements (digues, épis, casiers) ont été vectorisés. Pour les données actuelles, la précision est centimétrique. Pour les documents anciens, la marge d’erreur maximale est estimée à 12 m (X, Y) et à ±10 cm (Z) (Warner, 2000). En effet, bien que les données bathymétriques soient très précises (±10 cm pour les données les plus anciennes), le support cartographique, restreint à la zone intradigue, limite l’implantation d’amers pour la rectification et le géoréférencement de l’image. Le calcul des différentiels de volumes repose alors sur l’interpolation de surfaces érodées et accumulées entre deux profils en travers, par la méthode d’interpolation des triangles irréguliers, dont l’incertitude est difficilement quantifiable. Au final, on dispose d’un état bathymétrique, appréciable mais incomplet, aux trois dates « pivot » retenues (tabl. III).

Tableau III

Données disponibles par secteurs aux dates « pivot » retenues

Données disponibles par secteurs aux dates « pivot » retenues
Sources : (a) Ponts et Chaussées, (b) Service Spécial du Rhône, (c) Institut Géographique National de France (IGN), (d)Compagnie Nationale du Rhône (CNR), (e) Syndicat de gestion des digues du Rhône (SYMADREM), (f)Voies Navigables de France (VNF).

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À l’échelle séculaire, l’évolution topographique en trois dimension de la plaine alluviale n’est connue (1876-2006) qu’entre Beaucaire et Arles, par interpolation entre les profils topographiques de la carte des Ponts et Chaussées (édition 1876) comparés aux relevés actuels (fig. 3A). L’absence d’un tel bilan à l’aval, sur les deux bras deltaïques du Rhône, n’est pas gênante en raison de l’étroitesse des ségonnaux[1], peu susceptibles de stocker des sédiments. À l’échelle des trente dernières années, les photographies aériennes de 1962 permettent la mesure en deux dimension des variations de la largeur du chenal et des milieux alluviaux. L’étude de l’évolution bathymétrique est donc possible aux trois dates « pivot », mais avec des hiatus spatiaux et des disparités de précision (en fonction de l’espacement des transects) qui nécessitent des interpolations et une grande prudence dans les interprétations. L’interprétation des résultats s’est également appuyée sur la lecture des métamorphoses des milieux fluviaux, à partir de la carte d’État-Major (1856-1857), de la carte au 1/20 000 (1945-1947), et de l’orthophotographie IGN de 1998, qui fournissent des informations qualitatives. Elle est complétée par la prise en compte des volumes extraits (dragages), pour lesquels on ne dispose d’informations quantifiées que depuis les années 1990, ainsi que par les études locales des épandages liés aux brèches des crues de 1993-1994 et 2003 (Arnaud-Fassetta, 1997 ; Eyrolle et al., 2007).

Figure 3

A

B

Exemple de quantification réalisée par la superposition de modèles numériques de terrain distinguant les zones en érosion des zones en accumulation. Les calculs sont basés sur le postulat que les sédiments érodés quittent le compartiment tandis que le matériel accumulé provient du compartiment amont (pas de transfert interne). (A) Évolution de la bathymétrie du chenal entre Beaucaire et Arles pour la période 1870-2006 (d’après l’Atlas des Ponts et Chaussées — données de 1870 — et la Compagnie Nationale du Rhône — données de 2006). (B) Évolution de la bathymétrie de la barre d’embouchure dans la zone comprise entre 0 et -20 m pour la période 1895-2000 (d’après Maillet, 2005).

Example of quantification carried out by superimposition of digital terrain models distinguishing erosion zones from accumulation zones. Calculations are based on the postulate which the eroded sediments leave the compartment whereas the accumulated material comes from the upstream compartment (no internal transfer). (A) Evolution of the bathymetry of the channel between Beaucaire and Arles over the 1870-2006 period (from the Atlas des Ponts et Chaussées — data of 1870 — and the Compagnie Nationale du Rhône — data of 2006). (B) Evolution of the bathymetry of the mouth in the zone comprised between 0 and -20 m over the 1895-2000 period (from Maillet, 2005).

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Quantification de l’accumulation en mer dans la zone d’embouchure et la zone littorale (compartiments 4 ET 5)

Le budget sédimentaire de la zone sous-marine sous l’influence des houles, entre 0 et -20 m, a été quantifié par Maillet (2005) pour la zone d’embouchure du Grand-Rhône, et par Sabatier et al. (2006) pour la zone littorale deltaïque, sur la base des relevés bathymétriques historiques (tabl. IV). Les différentiels de volume entre deux dates et leur localisation sont déterminés par la superposition de modèles numériques de terrain (de maille 100 m x 100 m) générés à partir de la numérisation et du géoréférencement de ces cartes (fig. 3B). Le bilan sédimentaire global est obtenu en soustrayant les volumes érodés aux volumes accumulés, considérés comme les volumes sortants de la zone et les volumes entrants. Les marges d’erreur verticales estimées, qui intègrent les incertitudes d’appareillage et l’action des houles et de la marée, sont évaluées entre +0,76 et -0,56 m pour les données du 19e siècle et de ±0,20 m pour les mesures du 20e siècle (Sabatier, 2001). Les données bathymétriques étant plus nombreuses pour la zone d’embouchure par rapport au littoral, nous proposerons donc un seul bilan sédimentaire pour l’ensemble de l’avant côte entre 1872 et 1962, mais sans toutefois proposer de quantification entre 1962 et la fin du 20e siècle.

Tableau IV

Données utilisées pour la quantification de l’évolution de la zone marine

Données utilisées pour la quantification de l’évolution de la zone marine

EPSHOM: Établissement Principal du Service Hydrographique de la Marine, PAM: Cellule bathymétrique du Port Automne de Marseille.

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Quantification de l’accumulation sur la plate-forme continentale (compartiment 6)

Les volumes sédimentés dans cette zone au cours du Quaternaire sont en cours d’estimation, sur la base de travaux déjà publiés (Rabineau et al., 1998 ; Marsset et Bellec, 2002 ; Labaune et al., 2005). Dans l’attente de ces chiffres, nous disposons de valeurs concernant les volumes sédimentaires des cordons littoraux holocènes émergeants sur la plaine deltaïque. À partir de la reconstitution tridimensionnelle de la stratigraphie du principal lobe ayant contribué à l’édification de la plaine deltaïque (entre 6000 et 2000 BP), Cattaneo et al. (2005) calculent des apports théoriques de l’ordre de 0,45 x 106 à 11 x 106 m3/an. Le volume maximal obtenu a été calculé pour la période comprise entre 2700 et 2400 BP et est estimé à 20 x 106 m3/an calendaire. Ces valeurs, d’essence principalement qualitative, confortent les ordres de grandeur observés actuellement pour le débit solide du Rhône. Pour les apports plus récents (échelle centennale), l’utilisation des radioéléments comme traceurs des dépôts rhodaniens dans le Golfe du Lion (Thomas, 1997 ; Zuo et al., 1997 ; Radakovitch et al., 1999) a donné des résultats très peu significatifs à l’échelle annuelle compte tenu des phénomène de tassement, de l’étendue de la plate-forme continentale et du rôle de la circulation méditerranéenne globale (Durrieu de Madron et al., 2000). De plus, les chiffres avancés pour ce compartiment ont été calculés ici en considérant ce dernier comme le puit du système rhodanien, c’est-à-dire en ajoutant les volumes déstockés et en soustrayant les volumes stockés dans les compartiments 2, 3, 4 et 5 à l’ensemble des volumes apportés en amont du système du Bas-Rhône (compartiment 1).

Résultats

Les tableaux V, VI et VII montrent que les termes du bilan sédimentaire ont varié depuis 150 ans. En évaluant à environ 3,5 x 1011 m3 d’eau le débit liquide total entre 1876 et 1960 (à partir des données de Pardé, 1925 et de la Compagnie Nationale du Rhône depuis 1910), c’est environ 16,7 x 106 m3/an de sédiments que le Rhône aurait fait transiter en amont de la diffluence sur cette même période (compartiment 1). Ainsi, entre la fin du 19e et la seconde moitié du 20e siècle, le volume des entrées dans le système passe de 16,8 à 5,37-7,24 x 106 m3/an, soit une diminution de plus de 60 %. Elle n’est toutefois pas compensée par l’érosion dans le chenal (compartiment 3) même si cette dernière s’accroît de 0,16 à 0,39 x 106 m3/an après 1960 et 1970.

Tableau V

Évolution volumétrique entre 1868 et 1960 (x 106 m3/an)

Évolution volumétrique entre 1868 et 1960 (x 106 m3/an)

* Cette étude.

Note : le bilan des volumes sédimentaires de chaque compartiment est exprimé en m3, sur la base de 1 m3 = 2,6 tonnes avec une porosité sédimentaire de 80 % en domaine immergé et de 40 % en milieu aérien (Lansard, 2004).

Sources : (a) Raccasi, thèse en cours, (b) Maillet, 2005, période 1872-1962, (c) compilation des minutes de 1962, 1974 et 1982.

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Tableau VI

Évolution volumétrique entre 1960 et 1999 (x 106 m3/an)

Évolution volumétrique entre 1960 et 1999 (x 106 m3/an)

BR: Rhône, de Beaucaire à la mer, Rh : Rhône, à Beaucaire, GR :Grand-Rhône, PR : Petit-Rhône.

Sources : (a) Pont et al., 2002, période 1967-1996, (b) Antonelli, 2002, période 1981-1999, (c) données de la Compagnie Nationale du Rhône, (d) Raccasi, thèse en cours, (e) Maillet, 2005, période 1962-1995.

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Tableau VII

Évolution séculaire entre 1868 et 1999 (x 106 m3/an)

Évolution séculaire entre 1868 et 1999 (x 106 m3/an)

* Calculé d’après les tableaux V et VI.

BR: Rhône, de Beaucaire à la mer, Rh : Rhône, à Beaucaire, GR :Grand-Rhône, PR : Petit-Rhône.

Sources : (a) Arnaud-Fassetta, 1998, (b) Maillet, 2005, période 1872-1995, (c) Raccasi, thèse en cours, (d) Antonelli, 2002.

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Les « pertes » sédimentaires diminuent dans les berges et le lit d’inondation (compartiment 2), mais sont aggravées par les dragages et de colmatage du Petit-Rhône. Au total, l’érosion dans le chenal et les échanges entre ce dernier, la plaine et les berges ne représentent qu’un pourcentage dérisoire (<3 %) du flux total même s’ils aggravent localement le risque d’inondation. La faiblesse du stockage dans les marges alluviales et les casiers fait que plus de 90 % des entrées sédimentaires à Beaucaire parviennent à l’embouchure.

Cette dernière (compartiment 4) retient temporairement une partie du flux solide, en particulier la fraction la plus grossière (sables et limons grossiers). Le bilan sédimentaire y est positif pour les deux périodes considérées (1872-1962 et 1962-1995), mais les différentes bathymétries indiquent une diminution d’un facteur 7 de la sédimentation entre ces deux périodes. Dans la zone littorale (compartiment 5), le budget sédimentaire est négatif (-0,74 x 106 m3/an) durant la première période, ce qui indique une dominance des pertes sédimentaires vers le large (compartiment 6). Pour la période suivante (1962-1999), durant laquelle nous n’avons pas de données bathymétriques, il est fortement probable que ce secteur connaisse la même évolution que pendant la période précédente dans un contexte de diminution des apports de fleuve. Nous pouvons donc décrire qualitativement le budget sédimentaire de cette zone, ce qui nous conduit à considérer les sorties sédimentaires par défaut (tabl. V et VI).

En aval du système, les apports particulaires à la plate-forme continentale (compartiment 6) seraient réduits actuellement d’un facteur 3 par rapport à ceux de la première moitié du 20e siècle. Si l’on compare les entrées (compartiment 1) aux sorties (compartiment 6) du système, il apparaît alors que la plaine deltaïque et la zone d’embouchure ne bloquent qu’une partie réduite (15 % entre 1872 et 1960 et de 7 à 10 % entre 1960 et 1999) du transit sédimentaire du Rhône.

Interprétation et discussion

L’interprétation de ces données nécessite d’abord de garder à l’esprit qu’elles reposent sur une certaine marge d’incertitude des mesures et des extrapolations. Plus qu’aux chiffres précis, il faut donc s’attarder à leur signification globale et aux tendances qu’ils révèlent.

La principale inconnue reste la quantification précise des entrées sédimentaires dans le système avant les mesures de la fin du 20e siècle. Les calculs régressifs de Pont et al. (2002) et Antonelli (2002) fournissent des valeurs incontestables. Mais les valeurs des tableaux V et VII sont probablement surévaluées par notre calcul qui repose sur la prise en compte des concentrations mesurées par Surell en 1808. Il est vraisemblable que ces dernières sont moins importantes au cours de la première moitié du 20e siècle. En effet, on constate que le chiffre avancé (16,7 x 106 m3/an) est proche des estimations de Surell (17 x 106 m3/an) et de Guérard (18 x 106 m3/an), mais il est largement supérieur au sommet de la fourchette de Pardé (11,5 x 106 m3/an), qui est généralement retenu par les synthèses récentes (IRS, 2000). Une minoration du chiffre proposé pour le flux entrant, en admettant les 11 x 106 m3/an proposés par Pardé (1925), ne modifie qu’à la marge les conclusions de ce travail.

La diminution séculaire des volumes stockés latéralement dans la plaine d’inondation et les berges (de 0,03 à 0,018 x 106 m3/an) est cohérente avec la métamorphose fluviale observée à la fin du 19e siècle (Antonelli, 2002 ; Arnaud-Fassetta, 2003). Nous n’avons pas retenu le chiffre de 14 x 106 m3/an proposé par de Roys (1851), qui est lié aux débordements exceptionnels des crues de 1840 et 1841 et ne peut donc être généralisé. Il témoigne cependant des capacités remarquables de débordement des eaux limoneuses au milieu du 19e siècle et des prédispositions du lit moyen à stocker les sédiments en période de crue. La transformation de la bande active a été décrite par Antonelli (2002), Arnaud-Fassetta (2003) et Antonelli et al. (2004) sur la base de la comparaison des cartes anciennes. Dans les années 1870, la carte des Ponts et Chaussées montre encore un chenal peu profond, à bras multiples, encombré de bancs sablo-graveleux mobiles, donc favorable aux crues débordantes. Les mutations (réduction latérale du chenal, évacuation des bancs sableux, végétalisation et raccordement des îles aux berges) sont rapides au tournant du 19e siècle. Elles sont attribuables à la diminution des apports solides, du fait de la réduction de l’érosion des sols dans les bassins-versants du Rhône moyen et amont (Landon et Piégay, 1994 ; Peiry et al., 1994 ; Liébault et al., 1999), mais surtout aux aménagements du chenal (casiers Girardon et fermeture des bras secondaires à partir de 1885).

Le réajustement des lits fluviaux aux nouvelles conditions hydrosédimentaires provoque un approfondissement du chenal (Antonelli, 2002 ; Arnaud-Fassetta, 2003). Sur le Grand-Rhône cependant, la tendance à l’incision s’estompe dans la seconde moitié du 20e siècle. Sur la partie aval de la zone d’étude (Pk 306-317), le taux d’incision est divisé par 2,5 entre la période 1906-1964 et 1964-1999 (valeur déduite de profils bathymétriques en travers ; Antonelli, 2002). La transformation rapide du chenal dans la première moitié du 20e siècle permet d’expliquer la bonne relation entre les entrées et les sorties du système : le Rhône semble se comporter désormais comme un « tuyau », dont les relations sédimentaires avec la plaine d’inondation et les berges ne sont effectives que lors des crues majeures (Arnaud-Fassetta, 2003 ; Antonelli et al., 2004). Celles-ci contribuent à l’élévation des levées de berges qui piègent les matières en suspension, accélérant ainsi la déconnexion topographique et sédimentaire avec la plaine d’inondation. Cette déconnexion est l’un des facteurs d’explication de l’évolution actuelle des forêts rivulaires vers des boisements dégradés à proportion croissante de bois durs. Cette importance du transfert direct de la charge solide jusqu’à la mer contraste avec la tendance à l’accumulation sédimentaire qui a caractérisé la plaine d’Arles et le delta au cours des siècles précédents. Le chenal large et peu profond, à morphologie en tresse avait alors pour corollaire un débit de plein bord peu important qui permettait aux crues très chargées, formées dans un bassin-versant fortement agricole (Pichard, 1999), de déborder fréquemment.

La métamorphose fluviale correspond logiquement à un affinement granulométrique des flux sédimentaires au cours des 150 dernières années. Cette donnée, encore mal connue, est soumise à deux forçages contradictoires. L’aménagement hydroélectrique du bassin-versant favorise la rétention des fractions les plus grossières en amont des barrages et réduit à quelques jours par an le transit de la charge de fond dans le Rhône « court-circuité » (IRS, 2000). Mais l’incision du chenal au sein des formations graveleuses datant du Pléistocène réinjecte des sables, des graviers et des galets, déstocke d’importants volumes de matériaux qui forment une nouvelle charge de fond. Le rapport entre ces deux forçages semble nettement à l’avantage du premier : la crue de 2003 a véhiculé en Arles 15 % de sable et 85 % de limon et d’argile (Antonelli et al., 2008) alors que Surell estime en 1847 que le charriage représente le tiers ou le quart du flux solide total en période de crue.

Concernant la zone d’embouchure, pour les deux périodes considérées (1872-1962 et 1962-1995), le bilan sédimentaire reste positif, mais il est beaucoup plus faible dans la seconde moitié du 20e siècle (0,47 x 106 m3/an) que dans la seconde moitié du 19e siècle (3,49 x 106 m3/an). La forte réduction des volumes déposés à l’embouchure du Rhône est mise en relation directe avec la diminution des apports solides fluviaux, mais elle conforte aussi l’affinement important de la granulométrie moyenne des apports entre le 19e et le 20e siècle (Maillet, 2005). Celle-ci favorise l’expulsion du panache fluvial directement vers le large. Enfin, les recherches en cours (Moron et Ullman, 2005 ; Gaufrès et Sabatier, 2006) montrent un possible renforcement des dynamiques marines, en particulier des surcotes de tempêtes, au cours du 20e siècle, qui contribuerait au démantèlement de l’appareil prodeltaïque et pourrait expliquer la diminution de la sédimentation à l’embouchure. Par contre, s’il faut noter l’incohérence entre le très faible contexte transgressif actuel (2 mm/an) et l’incision rhodanienne, l’augmentation du niveau marin moyen ne semble pas affecter notablement les dynamiques sédimentaires littorales ni être la cause principale de l’érosion des environnements côtiers (Sabatier et al., 2005).

Le budget sédimentaire de la zone littorale est négatif (-0,74 x 106 m3/an) durant la première période d’étude. Cette valeur témoigne de courants dirigés vers le large bien identifiés dans ces environnements (Jiménez et al., 1999 ; Hequette et al., 2002). Ce bilan masque aussi de possibles apports du fleuve dans cette zone. Ces apports ne sont pas quantifiables parce que nos résultats se basent sur des comparaisons bathymétriques, mais nous pouvons considérer qu’ils sont faibles (Maillet et al., 2006b) et insuffisants pour compenser l’érosion de la zone littorale. Durant la période suivante, nous ne disposons pas de données sur cette zone mais, dans un contexte de diminution des apports sableux, et si l’on s’appuie sur les variations du rivage (Sabatier et Suanez, 2003), il est logique de considérer que la zone littorale est en érosion.

Au total, les apports vers la plate-forme continentale ont été diminués d’environ du quart au tiers depuis 150 ans, ce qui est cohérent avec les valeurs de taux de sédimentation proposées par Touzani et Giresse (2002). Mais nous noterons surtout la faiblesse du stockage dans la plaine deltaïque et l’embouchure par rapport au compartiment « puit » qui reçoit entre 85 et 95 % des apports du Rhône.

Conclusion

Ce premier bilan sédimentaire du Bas-Rhône doit être pris avec précaution, du fait de la disparité et de la discontinuité des données. La figure 4 résume les termes des échanges sédimentaires moyens sur les 150 dernières années. Nous avons proposé, sur la base de calculs intégrant une bibliographie revisitée et de mesures nouvelles dans les lits, une révision des éléments du bilan sédimentaire. Elle ne dément pas les grandes lignes des acquis antérieurs, mais en affine et en complète les valeurs. Ce bilan permet notamment d’esquisser une évolution cohérente des différents compartiments sédimentaires fluviaux, validée par l’analyse géomorphologique des mutations du chenal et de la plaine d’inondation.

Figure 4

Bilan des transferts sédimentaires du système rhodanien inférieur depuis le milieu du 19e siècle (en millions de m3/an).

Assessment by compartment of the sedimentary transfers of the Lower Rhone River since the middle of the 19th century (in millions of m3/year).

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Le Bas-Rhône est ainsi passé d’un fonctionnement de rétention sédimentaire importante, responsable de l’exhaussement de la plaine et de la progradation des embouchures au 19e siècle, à un fonctionnement convoyant la majeure partie des flux solides vers le milieu océanique. Mais, dans le même temps, la charge à convoyer diminue et s’affine en relation avec les mutations de l’érosion dans le bassin-versant et les aménagements hydroélectriques. Le bassin océanique ne reçoit actuellement que 30 à 40 % des apports qu’il recevait au siècle dernier.