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En 1988 paraissaient les comptes rendus du premier Smith Symposium tenu au même endroit les 24 et 25 octobre de l’année 1986, dans le volume 33 de la même collection (Laub et al., 1988). Ces comptes rendus portaient le titre de Late Pleistocene and Early Holocene Paleoecology and Archeology of the Eastern Great Lakes Region. Norton G. Miller et David W. Steadman s’étaient alors associés à Richard S. Laub pour l’édition. En 2003, le livre présente la même facture, la même page couverture, le même plan général. Nous n’échapperons pas à la comparaison.

Lorsqu’il fut découvert en 1959, le site de Hiscock, au beau milieu de champs à foin, était une dépression tourbeuse alimentée par les eaux souterraines, abritant les restes d’un mastodonte. En principe donc, simplement un autre site remontant au Pléistocène supérieur. En 1982, le réexamen des vestiges osseux prélevés en 1959 révéla deux mastodontes. Les fouilles systématiques effectuées depuis 1983 ont progressivement mis au jour une séquence complexe, discontinue, de vestiges de plantes et d’animaux ; elles livrèrent aussi des preuves d’occupation humaine, faisant de ce site paléontologique un site archéologique à part entière remontant à la culture Clovis (Paléoindien ancien). Ce site est localisé sur la propriété de Charles et Charlotte Hiscock, dans les limites municipales de Byron, comté de Genesee, dans le nord-ouest de l’État de New York, au sud du lac Ontario. Avec son altitude d’environ 189 m, l’endroit se situe au-dessus de la limite atteinte par les eaux du Lac glaciaire Iroquois. Cette altitude est aussi proche de l’altitude maximale atteinte par la Mer de Champlain au Québec méridional ; c’est toutefois près de 30 m plus bas que le niveau maximal du Lac proglaciaire à Candona, un plan d’eau qui réunissait les Lacs proglaciaires post-Iroquois et Vermont, juste avant sa vidange lors de la transgression marine champlainienne, dont l’âge est maintenant estimé à 11 100 ± 100 ans 14C BP (13 100 années sidérales) (Occhietti et Richard, 2003 ; Richard et Occhietti, 2004). Cette filiation paléogéographique et la présence d’indices de la culture Clovis trouvés récemment dans la région du lac Mégantic (Chapdelaine, 2004) font du site de Hiscock, et de tout ce qui s’y rapporte, une référence capitale pour les quaternaristes et les archéologues québécois.

Dans le livre de 1988, 16 des 21 articles ne traitaient pas directement du site de Hiscock ; ce livre mettait l’accent sur le contexte général dans lequel les vestiges biologiques et culturels alors connus devaient s’intégrer. Le livre de 2003, lui, se concentre carrément sur tous les aspects du site même. Les deux volumes constituent un ensemble résumant 19 années de fouilles opiniâtres et méticuleuses, une continuité qui, pour le moment, n’a d’égale au Québec que les fouilles effectuées par Norman Clermont et ses collaborateurs au site de la Pointe-du-Buisson, près de Montréal.

Le livre de 2003 comprend 28 articles réunis en quatre grands thèmes ou sections reflétant les sessions du symposium dont ils sont dérivés. Ce sont sensiblement les mêmes subdivisions qu’en 1988. La nouveauté tient dans les 6 articles de discussion, inégalement répartis entre les sections. Ils furent rédigés par des spécialistes à partir des commentaires échangés lors des exposés oraux et après étude des manuscrits.

La première section du livre traite du contexte biophysique du site de Hiscock. Ernest H. Muller, Parker E. Calkin et Keith J. Tinkler abordent brièvement la géologie régionale, sans ajouter grand chose à la description de 1988 effectuée alors par les deux premiers auteurs ; les figures sont les mêmes. On s’étonne que les auteurs aient encore cette fois ignoré le point de vue de Kumarapeli et Saull (1966) sur l’origine du système hydrographique laurentien, ce grand rift avorté qui a structuré la géologie des Grands Lacs et de l’est de l’Amérique du Nord il y a 150 millions d’années. On s’étonne aussi que les travaux du dernier auteur (Tinkler) sur les anciens niveaux d’eau du lac Érié n’aient pas été plus amplement exposés, d’autant que des changements paléohydrologiques paraissent avoir été déterminants pour expliquer les particularités stratigraphiques, sédimentologiques et chronologiques fort complexes décrites par Richard S. Laub dans un article voisin. Divers agents sont responsables du transport des ossements au site qui, manifestement, n’est pas le lieu même de la mort des mastodontes dont on retrouve les restes désarticulés et, pour la plupart, érodés. Donald W. Owens offre une brève analyse sédimentaire du site de Hiscock fondée sur des observations pédologiques. Thompson Webb III, Bryan Shuman, Phillip Leduc, Paige Newby et Norton G. Miller livrent une reconstitution quantitative du climat des 15 000 dernières années fondée sur la végétation reconstituée à partir de diagrammes polliniques de sites proches. Enfin, Norton G. Miller et Richard P. Futyma présentent des diagrammes polliniques détaillés d’un lac et d’une tourbière situés à proximité ; ils établissent ainsi un cadre floristique et environnemental continu pour les données, bien plus fragmentaires, issues des couches du site même de Hiscock (Miller, 1988). Le diagramme pollinique de Divers Lake y est présenté comme le nouveau standard pour le nord-ouest de l’État de New York. Les auteurs y décèlent l’influence de changements paléohydrologiques importants durant l’Holocène.

C’est Paul F. Karrow qui s’est chargé de la discussion de cette section. Il y offre un point de vue éclairé sur la justesse des datations au 14C et propose que la chronologie des événements touchant la déglaciation et la succession des lacs proglaciaires soient rajeunies, à l’échelle régionale. En ce qui a trait au drainage final du lac post-Iroquois, nos travaux lui donnent raison (Richard et Occhietti, 2004).

La deuxième section porte sur des données nouvelles touchant la faune représentée au site de Hiscock. Richard S. Laub y traite de la faune pléistocène, constituée surtout des restes d’au moins 10 mastodontes (Mammut americanum) étalés sur 2500 ans 14C de dépôts, entre 11 500 et 9000 ans 14C BP ; ceux du caribou, de l’élan de Scott, du castor géant, du pécari, du lapin, du condor et du pigeon voyageur y sont associés. Daniel C. Fisher et David L. Fox précisent les conditions de vie et la saison durant laquelle sont morts les mastodontes trouvés sur le site. Gary Haynes suppose que les environs du site ont été témoins de décès massifs de mastodontes ; les humains auraient simplement exploité les bêtes alors déjà mortes ou affaiblies. À partir de deux os hyoïdes, et par comparaison avec les éléphants actuels, Jeheskel Shoshani déduit la longueur (70-90 cm) de la langue des mastodontes, la hauteur (7-9 m) des rameaux feuillés qu’ils pouvaient brouter en se tenant sur leurs pattes arrières, la flexibilité de leur trompe, la taille des troupeaux (10-15 individus), les modalités de leur barrissement, etc. David W. Steadman rend compte de la composition des communautés aviaires durant l’Holocène, grâce à la représentation osseuse exceptionnellement riche des oiseaux au site de Hiscock, notamment celle du pigeon voyageur, exterminé il y a un siècle. Enfin, Stephen Cox Thomas explique pourquoi il pense que les os qu’il a examinés sont ceux d’un chien et non ceux d’un loup ou d’un coyote, un chien domestique consommé par les humains pour sa chair mais pas pour la moelle de ses os et dont les restes ont été soustraits à l’action des nécrophages.

Deux auteurs assurent la discussion de la matière de cette section : Charles S. Churcher puis Jeffrey J. Saunders. Churcher passe d’abord en revue les apports des six articles, mais il se réfère aussi à deux autres contributions de la section suivante, qui, elles, ne sont pas commentées. Il s’intéresse principalement aux reconstitutions paléoenvironnementales et aux déductions portant sur le comportement des mastodontes. Le regard critique qu’il jette sur certaines des interprétations sera particulièrement apprécié par le lecteur ; d’après le nombre de pointes de défenses de mastodontes trouvées sur le site de Hiscock, ce serait un minimum de 20 individus qui y seraient représentés, soit 5 ou 10 de plus qu’en considérant les seuls restes osseux (Laub). On lira aussi que c’est plutôt autour de 5 m que se situerait la hauteur limite du broutage par les mastodontes (Shoshani). Churcher offre enfin une excellente discussion axée sur les questions suivantes : Est-ce que la vie des mastodontes était alors semblable à celle des éléphants, mais dans un biome coniférien ? Ou différait-elle plutôt grandement de celle des éléphants et de celle des mammouths ?

Saunders, lui, centre sa discussion sur la question du contexte, « fondement de toute compréhension paléontologique ». Il s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle le site de Hiscock a constitué, de manière discontinue dans le temps, une source d’eau et d’éléments minéraux (une saline ou salt lick) pour les animaux dont on trouve les restes. Ses commentaires font appel à des observations d’un grand intérêt sur le comportement des éléphants d’Afrique. Lui aussi inclut deux articles de la section suivante dans sa discussion. Au total, les propos de Churcher et de Saunders enrichissent considérablement cette partie du livre en tissant, entre les articles, des liens qu’un lecteur non spécialisé aurait du mal à établir. Très bonne idée que ces discussions ; encore fallait-il recruter des auteurs compétents, dévoués et perspicaces !

La troisième section du volume réunit des « études diverses » ; la variété des sujets explique sans doute qu’il n’y ait pas de discussion générale, mais trois des six articles ont été inclus dans la discussion de la section précédente. On y trouve l’analyse taphonomique d’un squelette incomplet de cerf (T. Cregg Madrigal), une étude de pathologie comparative des mastodontes (souvent malades) et des autres vertébrés du site (généralement sains) (Bruce Rothschild), l’apport des Oribates (Acariens) à la reconstitution du milieu de dépôt (J. Mark Erickson, R. Booth Platt Jr et Douglas H. Jennings), la paléoécologie postglaciaire locale (John H. McAndrews), les indices géochimiques d’une saline (Elena Ponomarenko et Alice Telka) et la préservation muséologique de textiles et de leurs empreintes dans les boues (Judith A. Logan, Malcolm Bilz et Jane Sirois). Chaque étude est soigneuse et enrichit grandement le dossier paléoenvironnemental du site. Les reconstitutions des conditions locales d’humidité par le biais des Acariens, une première semble-t-il, revêt un grand intérêt méthodologique (Erickson et al.). Une infection chronique a manifestement affecté les mastodontes, mais la question de savoir si cela a pu entraîner leur extinction n’est pas résolue (Rothschild). L’article de McAndrews est un bel exemple d’intégration paléoécologique, notamment par les séduisantes déductions issues de l’analyse des excréments ou du contenu stomacal des mastodontes ; l’ensemble de la colonne stratigraphique y est particulièrement bien exposée, complétant ainsi fort heureusement l’étude paléobotanique et palynologique déjà détaillée de Miller (1988). Comme le montrent Ponomarenko et Telka, le site de Hiscock était une saline. Ce ne serait donc pas pour l’eau, mais plutôt pour les sels minéraux que le site était fréquenté par les bêtes, notamment par les mastodontes carencés. Ils creusaient des trous pour accéder à cette ressource importante, perturbant ainsi la stratigraphie des lieux. On aura compris l’intérêt de cette dernière étude pour les comparaisons avec le comportement des éléphants d’Afrique (aspect discuté par Churcher et par Saunders).

La dernière section du livre est consacrée à l’archéologie du site de Hiscock ; les cinq articles qu’on y trouve font l’objet de trois articles de discussion. Christopher J. Ellis, John Tomenchuk et John D. Holland traitent d’abord des artefacts lithiques du Pléistocène supérieur, au nombre de neuf seulement (!), mais dont ils tirent toute l’information touchant l’origine des matériaux, l’utilisation et la réutilisation des outils et leurs parentés avec ce qui est connu (le complexe de Gainey). John Tomenchuk s’attaque aux artefacts pléistocènes fabriqués à partir d’os de mastodontes et de caribous, indiquant leurs usages et proposant le mode de fabrication de certains. Richard S. Laub et Arthur E. Spiess posent la question suivante : que faisaient donc les paléoindiens au site de Hiscock ? Il faut savourer leurs déductions. J.M. Adovasio, Richard S. Laub, Jeffrey S. Illingworth, John H. McAndrews et David C. Hyland ont conjugué leurs efforts pour examiner sous tous les angles possibles des fragments et une empreinte de textile (tissu ou panier) découverts en 1996 ; c’est parmi les très rares preuves aussi anciennes de l’association de cette technologie à des populations paléoindiennes dans le Nord-Est de l’Amérique du Nord. Peter L. Storck et John D. Holland situent enfin le site de Hiscock dans le « monde paléoindien », en débattant du concept de phase (ou complexe) de Gainey autour des thèmes de la mobilité des groupes humains, du mode d’utilisation du milieu, du mode de subsistance et du calendrier des ressources. Les commentaires de ces auteurs ne sauraient être résumés ; ils sont d’une grande richesse pour quiconque s’intéresse à l’épistémologie en archéologie. Ces auteurs terminent leur contribution par un éloge de « Dick » Laub. Ils signalent, entre autres indice de sa persévérance, que ce n’est pas avant la neuvième année de fouilles minutieuses qu’on trouva enfin une preuve solide d’un lien direct entre les humains et les mastodontes au site de Hiscock. Combien de découvertes majeures restent encore enfouies dans ces nombreux autres sites étudiés durant quelques années seulement ?

Les discussions préparées par David G. Anderson, par Dena F. Dincauze et par Henry T. Wright, chacune en deux ou trois pages, sont remarquables. Chaque auteur jette un regard admiratif sur les articles de cette dernière section, mais sans sacrifier à la critique. Chacun y ajoute ses interprétations personnelles et, souvent, ses suggestions pour la poursuite des travaux. « Investigations at the Hiscock site may mark a turning point in Eastern Paleoindian studies, a significant landmark in the maturation of inquiry », écrit Dena Dincauze.

Le livre se termine par un appendice faisant correspondre les numéros de terrain utilisés dans le volume à ceux du catalogue du musée des sciences de Buffalo, pour référence. Il comprend aussi des index utiles touchant d’abord les sites paléontologiques et archéologiques, puis les noms latins et les noms vernaculaires anglais des plantes et des animaux, et enfin, les sujets généraux discutés dans les divers articles.

Pour le quaternariste ou le naturaliste, et certainement pour l’archéologue, ce livre est une source passionnante d’information. Les diverses « enquêtes » qui y sont exposées, qu’elles soient sédimentologiques, paléontologiques, paléoécologiques ou archéologiques sont transmises avec une ferveur qui transparaît partout. C’est rafraîchissant. Le contexte multidisciplinaire a manifestement joué son rôle de modérateur, les interprétations étant toutes solidement fondées, à défaut d’être toutes également convaincantes.

L’objectif de partager efficacement les résultats du « Byron Dig » avec le public est entièrement atteint, et de la plus heureuse manière. En effet, les découvertes essentielles sont habilement mises en relief à partir d’études qui, rappelons-le, portent sur près de vingt ans de fouilles ! On imagine aisément les centaines d’heures d’un travail minutieux, acharné, qu’implique chaque étude, parfois sur quelques spécimens ou échantillons seulement. L’émerveillement surgit à chaque fois, à la lecture des déductions tirées des observations.

Je recommande vivement la lecture de ce livre. Le prix d’achat est modeste compte tenu du papier glacé qui assure la qualité des illustrations et la durabilité de l’ouvrage. Mais c’est son contenu, informatif, équilibré, qui en fait la valeur.