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Reconnu pour ses nombreuses contributions à l’archéologie du Régime français, Marcel Moussette a mené pendant treize étés des fouilles à l’île aux Oies, au milieu du Saint-Laurent et loin des sentiers battus archéologiques. Le livre qui en a résulté est à la fois personnel et scientifique, car un chercheur ne consacre pas sa carrière à l’étude de vestiges déchiquetés par le temps s’il n’y voit pas aussi une profonde signification humaine. Prendre la mesure des ombres montre une complexité qui dépasse le seul cadre d’une étude archéologique. Parallèlement avec l’étude des résultats de fouille, l’auteur explore plusieurs autres thèmes, sur le métier d’archéologue, sur la Nouvelle-France et sur les approches conceptuelles de l’archéologie, apportant au livre une structure complexe qui mérite à elle seule l’étude.

Les chapitres centraux sont organisés chronologiquement, dans l’ordre des trois occupations anciennes du site de Rocher de la Chapelle. Les contextes les plus anciens ont révélé que les terres basses de l’île aux Oies étaient déjà foulées à la préhistoire, au Sylvicole supérieur (1000-1550 de notre ère), par les gens que les archéologues nomment les Iroquoiens du Saint-Laurent. Ces gens pratiquaient une transhumance annuelle entre leurs villages et leurs champs de maïs dans la région de Québec, et leur territoire de chasse aux mammifères marins dans l’estuaire. Les restes de leurs repas retrouvés à l’île au Rocher de la Chapelle indiquent qu’ils y faisaient halte pendant leur déplacement, le temps de savourer la viande de phoque qu’ils amenaient en amont, ou celle de castor, d’orignal, d’ours et de cervidé qu’ils apportaient avec eux sur le voyage en aval. Ils y prenaient aussi quelques canards, tourtes et barbues. On connaît encore imparfaitement les Iroquoiens du Saint-Laurent et leur vie villageoise, disparue au milieu du XVIe siècle, peu avant l’établissement colonial français. Moussette refuse toutefois de les évacuer de sa vision de la Nouvelle-France, en explorant les rapports historiques difficiles qu’a générés, dans les mots du théoricien de l’archéologie postcoloniale Chris Gosden, la « survie inattendue » des Amérindiens.

À l’époque de la Nouvelle-France, l’île aux Oies sera concédée au gouverneur Montmagny et habitée dès 1646 par deux familles, celle de Jacques Boissel et Marie Éripert ou Héripel, et celle de Nicolas Macard et Marguerite Couillard. La fouille de leurs fermes révèle un cadre de vie déjà bien adapté au milieu des basses terres saumâtres de l’île, avec maisons, foyers, granges et palissade défensive. Comme les Iroquoiens avant eux, les colons pêchaient la barbue mais aussi l’esturgeon et autres poissons ; ils prenaient également canards et tourtes, mais aussi les oies migratoires que les Iroquoiens pressés à poursuivre leur propre chemin n’attendaient pas. Iroquoiens et Français comptaient sur les mêmes mammifères pour la majorité de leur viande, mais les colons mangeaient aussi du boeuf et du porc d’élevage. Si les Iroquoiens avaient considéré l’île comme une halte restauratrice, les Français comptaient y rester. Moussette voit dans les vestiges de leur maison une « bourrine » typique de la Vendée, et propose que la tradition vendéenne d’habiter les marais saumâtres ait facilité l’établissement colonial sur l’île aux Oies (p. 128-132). Proposition stimulante, mais qui ne concorde pas avec l’origine apparente des premiers habitants, baptisés respectivement à Paris, Reims et Chartres.

Moussette va par ailleurs donner un sens symbolique aux vestiges de la ferme, en reprenant à son compte une idée développée par l’archéologue Ian Hodder sur le paysage symbolique colonial en Occident depuis la Néolithique. Il conceptualise la ferme du Roche de la Chapelle comme une suite d’espaces concentriques organisés autour d’un foyer central, où le domus intime (la maison) est entouré par l’agrios nourricier (le défrichement agricole), puis par la foris, la forêt primitive qui se dresse en périphérie, l’antithèse sauvage de l’îlot domestiqué. Ce paysage symbolique du colon français plongerait alors ses racines dans la néolithisation d’Europe il y a 9000 ans. Cette construction symbolique jette une lumière inédite sur la Nouvelle-France, et permet aussi à Moussette de mettre en relation les temporalités parfois très contrastantes auxquelles l’archéologue fait face. À la temporalité quasi immuable du colon occidental, il oppose celle, fulgurante et brutale, du massacre des premiers habitants de l’île aux Oies en 1655 par un groupe d’Iroquois, exposant la fragilité du projet colonial.

Les strates les plus récentes au Rocher de la Chapelle mettent en scène le retour des colons sur l’île quinze ans plus tard, vers 1670. Le nouvel établissement sera occupé pendant près d’un siècle, traçant une lente trajectoire d’installation, de prospérité, de déclin et d’abandon. C’est le siècle que les archéologues connaissent comme la période classique du Régime français, par sa culture matérielle typique et ses établissements plus durables. Si la stabilité de ce cadre de vie confirme l’adaptation des colons au milieu nord-américain, les restes de table montrent aussi l’évolution culinaire depuis l’occupation initiale, quand le gibier était le met de choix. Désormais, la viande sauvage ne fait qu’agrémenter un quotidien régi par le boeuf, le porc et le poulet, la triade protéinique héritée de la France rurale. Le retour aux choix culinaires métropolitains annonce aussi l’achèvement du paysage colonial symbolique, vu à travers l’analyse des restes d’animaux sauvages qui pénètrent dans l’espace domestique et agraire. En effet, les espèces venant de la foris se raréfient dans les aires du domus et de l’agrios, au profit des souris, des rats et d’autres animaux commensaux qui prolifèrent dans les bâtiments et les champs. Ce basculement faunique affirme la domestication du paysage colonial au XVIIIe siècle.

C’est sur le fond de cette vision d’un établissement réussi et d’un paysage colonial symbolique que Moussette introduit la figure troublante de l’Autre, par le biais de l’image ambiguë qu’on se fait des Iroquoiens/Iroquois. Au fil du livre, le sens accordé à cet Autre s’inverse, passant de gens vivant en harmonie avec le milieu estuarien dans la préhistoire (les Iroquoiens), à des diables déferlant sur les colons effrayés au temps du Régime français (les Iroquois). Pourquoi ce déséquilibre pesant entre la préhistoire et l’histoire ? Peu de chercheurs s’attardent sur la transition entre le Sylvicole supérieur et le Régime français dans la vallée du Saint-Laurent, ne serait-ce pour rétablir les contours du « vide » au milieu du XVIe siècle quand les villages iroquoiens disparurent mystérieusement. C’est ce même vide prégnant qui sépare l’Iroquoien bénin de l’Iroquois menaçant. Et c’est finalement ce vide qui est le pivot symbolique du droit colonial, car l’abandon des villages donne vie à l’idée que les Iroquoiens laissèrent choir leur titre sur les mêmes terres que les Français allaient occuper. Le livre introduit la présence de l’Autre dans l’histoire de la Nouvelle-France avec retenue, mais avec le récit haletant du massacre des colons, Moussette déploie sa pleine maîtrise de l’altérité des sens culturels qu’il a déjà théorisée dans « Sens et contresens » (1984) et « Les garnitures de fusils » (2000).

Soutenant cette vision complexe de la Nouvelle-France, on recense dans le livre le plein complément d’éléments archéologiques. Le texte s’appuie sur les inventaires d’objets et d’ossements retrouvés, sur les photographies d’artefacts importants, sur les cartes et plans bien choisis et, non moins, sur les descriptions du milieu, des vestiges et de la stratigraphie des sols. Prendre la mesure des ombres figure parmi les oeuvres les plus achevées que compte l’archéologie québécoise et restera comme une contribution conceptuelle durable à l’archéologie historique.