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Fernand Ouellet occupe une place à part dans les annales historiographiques québéco-canadiennes. Aspirée dans la tourmente des débats idéologiques qu’elle a nourris, son oeuvre a été associée à un plaidoyer pour le libéralisme et le fédéralisme et, surtout, à la lutte contre le nationalisme. Tout cela est bien connu, jusqu’au point où l’historiographie, après avoir rappelé les joutes passées de l’historien, son caractère bouillant, sa place dans l’école historique de Québec et sa contribution à l’avancement des connaissances, est vite à court de mots. Le paradoxe tient à ce que Fernand Ouellet lui-même s’est identifié, d’un bout à l’autre de sa carrière, à ce double rôle de précurseur et d’historien-contemporain garde-fou contre les dérives anticipées du nationalisme. Il est par conséquent tentant de céder à l’illusion biographique, qui gomme volontiers les moments d’élaboration et de cristallisation de son engagement et de son oeuvre[2].

C’est justement à un de ces moments que nous entendons revenir, soit le début des années 1960, afin d’insérer Fernand Ouellet dans un champ d’expérience plus large. En relisant ses textes sous cet angle, nous pourrons aligner les luttes et les hantises de l’historien sur celles de sa génération. Il ne s’agira pas de trancher entre « scientificité » et « subjectivisme », ni de dire que Ouellet « manipulait » l’histoire à des fins présentistes. Nous chercherons plutôt à comprendre comment ses actualisations du passé renvoyaient à ce qui nous apparaît aujourd’hui comme des paradoxes de son travail. De cette façon, nous pourrons cerner les rapports entre pratiques historiennes et contexte d’historicité au-delà de certaines grilles polarisantes (nationalisme/fédéralisme, science/passion, etc.).

Pourquoi l’histoire résolument combattante de Ouellet pouvait-elle d’un même souffle se concevoir comme objective et non partisane ? Pourquoi la cosmologie ouelletienne, avec la glorification d’une Histoire en marche et d’un Progrès inéluctable, prenait-elle un ton pessimiste et tragique quant aux capacités des agents historiques ? Comment les récriminations de l’historien contre l’emprise de la mémoire collective pouvaient-elles renvoyer à l’attente d’un Québec neuf enfin réconcilié avec son américanité profonde ? Pourquoi la possibilité d’un nouveau départ, avec la rupture symbolique de la Révolution tranquille, poussait-elle Ouellet à identifier les faux départs dans le passé, jusqu’à douter même de la possibilité pour le Québec de se déprendre de ses fantômes ?

Les textes publiés par Ouellet entre 1960 et 1965 sur lesquels nous nous appuyons livrent la périodisation qu’utilise l’historien[3]. S’il attire l’attention sur les « failles annonciatrices » de la Conquête en 1763[4], Ouellet considère que celles-ci, loin de traumatiser la collectivité canadienne-française – contrairement à l’interprétation de l’école de Montréal[5] –, la mirent sur le chemin du progrès. Jusqu’en 1791, les choses suivaient leur cours : apprentissage du parlementarisme pour les Canadiens, collaboration avec l’Anglais, lente adaptation au capitalisme, ouverture sur le monde. Mais vint l’Acte Constitutionnel (1791), qui a divisé le Canada en deux et donné, selon Ouellet, trop de responsabilité et de pouvoir aux élites laïques canadiennes-françaises, qui ont alors rempli un rôle démesuré dans la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada. Gonflées d’ambition, ces élites vont détourner le parlementarisme au profit de chimères, comme l’autonomie politique, dans lesquelles elles vont entraîner le peuple, jusqu’aux Rébellions de 1837-1838. Celles-ci constituent littéralement, pour Ouellet, le dénouement nécessaire – sous la forme d’un châtiment – des erreurs accumulées par les Canadiens français. Par là, les Rébellions sont aussi, a contrario, une source d’enseignement. L’objectif de Ouellet sera de tendre à ses contemporains le miroir grimaçant du passé pour qu’ils se regardent en face. Puisque nous y reviendrons à plusieurs reprises, arrêtons-nous brièvement sur l’historiographie des Rébellions.

L’« insurrection » de 1837-1838, comme aime à l’appeler Ouellet, a été actualisée de plusieurs façons, chacune révélant l’entrelacement des approches scientifiques et des expériences du temps des contemporains. Jean-Paul Bernard a compilé ces différentes interprétations et Mathieu Arsenault a récemment répertorié les métarécits historiens sur les Rébellions[6]. Après les condamnations d’un Thomas Chapais au début du XXe siècle, on constate une revalorisation partielle des Rébellions durant l’entre-deux-guerres. L’effervescence nationaliste – nourrie à même une crise d’identité provoquée par l’industrialisation, le « matérialisme » et l’exode des Canadiens français aux États-Unis –, donne beaucoup de visibilité à l’interprétation d’un Lionel Groulx. Pour l’abbé historien, les Patriotes, poussés à bout par les autorités anglaises, ont défendu courageusement l’entité canadienne-française dans toutes ses dimensions (politique, économique, culturelle), que l’historien regroupait sous le « national ». De 1760 à 1838 et au-delà, le même combat pour la survie s’est poursuivi dans une Amérique du Nord anglaise, protestante et capitaliste.

On devine que Fernand Ouellet, hostile à cette interprétation qui met le « national » et l’identité au premier plan, s’inscrit dans une tout autre ligne d’interprétation. C’est du côté des historiens canadiens-anglais, notamment vers Harold Innis et particulièrement Donald Creighton, qu’il se tournera[7]. Pour ce dernier, la rivalité entre les deux « races » renvoyait au fond à deux stades d’évolution différents, ce qui explique la répugnance à collaborer des élites laïques et du peuple canadiens-français[8]. Au milieu du siècle, une nouvelle interprétation prend de l’importance, en parallèle avec la montée du néonationalisme, moins « conservateur » et plus « positif ». Sous l’impulsion des thèses de l’école de Montréal, les Patriotes deviennent non seulement les défenseurs d’une nation luttant pour exister, mais aussi les précurseurs d’une libération nationale et sociale.

Cette combinaison apparaît éminemment dangereuse à Ouellet. En mettant à l’arrière-plan la « conservation » et en faisant cliqueter l’idée de « libération », cette interprétation risque d’ouvrir de nouveau les valves de la mémoire douloureuse et du nationalisme hargneux. Nous verrons dans la première partie de l’article comment il confronte sans relâche les représentations des agents avec les processus de la modernité afin de démontrer comment le libéralisme et le laïcisme des Patriotes étaient tronqués et corrompus. Dans la deuxième partie, nous explorerons de quelle façon Ouellet esquisse une histoire contrefactuelle pour démontrer comment un État patriote aurait pris une tournure dystopique.

Processus et représentations

pour compléter des lois, il faut des volontés[9]

Auguste Comte

Pionnier de l’histoire économique et sociale au Québec, Fernand Ouellet s’est tout autant penché sur l’histoire qualitative en étudiant les tribulations des agents entre eux, notamment à travers les correspondances privées. Ce n’est pourtant pas la « petite histoire » qui l’intéresse, mais plutôt ce que ces tribulations révèlent des postures et des représentations des agents face à la modernité, celle-ci s’incarnant dans des processus, des « esprits » ou des « forces ». Ceux-ci interviennent activement pour délivrer des messages ou des avertissements, autant de défis et de tests pour les agents historiques. Il pouvait s’agir des « appels du progrès » ou de la « situation économique » qui « incitai[en]t » à chercher des solutions ou encore, sur un ton plus ferme, du capitalisme qui « dictait » à la société des changements profonds[10]. Plus subtilement, c’était la crise économique elle-même qui « disposait » les paysans à accepter le « message » du nationalisme[11]. Une fois privés du lucratif commerce du bois, les paysans étaient « psychologiquement préparés » à la révolte. De fait, dans la première moitié du XIXe siècle, l’« initiative majeure » n’était pas le fait de tel ou tel groupe, mais de « l’économique » lui-même[12].

Dans ce schéma évolutif à plusieurs entrées, une place particulière est accordée au laïcisme et au libéralisme qui constituent, sur papier, les objectifs ultimes, c’est-à-dire ceux qui ne freinent pas l’économique et le social. Ouellet souligne que, au début du XIXe siècle, « l’esprit laïque ose se manifester avec vigueur » contre la superstition et la religion, grâce à son allié, « l’esprit libéral », qui pénètre lui aussi certains milieux[13]. De la même façon, la démocratie fait des progrès grâce à la pénétration de « l’esprit capitaliste » dans la vie coloniale[14]. L’attente d’une société laïque au Québec au tournant des années 1960 amène Ouellet à épier un peu partout le laïcisme (et ses ennemis) au XIXe siècle. Le suspens généré par l’historien – le laïcisme l’emportera-t-il, les élites feront-elles les bons choix ? – renvoie à l’incertitude du contemporain au cours de la Révolution tranquille, où la « lutte pour le progrès » ne semble pas encore gagnée. Le premier ministre de l’Éducation du Québec, Paul Gérin-Lajoie, évoque les vieilles vérités qui, « vidées de tout contenu, continuent à errer sur la place publique[15] ». Pierre Elliott Trudeau avertit la jeunesse haut et fort en 1961 dans Cité libre : « le cléricalisme (même celui des laïcs) a toujours les griffes effilées[16] ». Le spectre d’une réélection de l’Union nationale, au pouvoir de 1944 à 1959, plane. Laïcisme et libéralisme sont décidément fragiles, tout comme ils l’étaient après la Conquête de 1760. Le Québec répétera-t-il, questionne Ouellet, les mêmes erreurs qu’auparavant ?

Alors que les historiens étiquetés de « révisionnistes[17] » chercheront, plus tard, à retrouver la modernité profonde du Québec en deçà des discours et des idéologies martelant son particularisme (catholique, agricole, etc.), Ouellet balise également l’histoire du Canada français avec les marques de la modernité, mais il s’agit de balises virtuelles (jamais atteintes), qui servent à mesurer son évolution (ratée). La substantialisation et l’historicisation d’un mot comme « laïcisme » ou « libéralisme », dont les esprits apparaissent si fragiles au XIXe siècle, en font pourtant des processus nécessaires et infaillibles, ce qui permet à l’historien d’épingler les choix et les représentations des agents qui servent mal ces esprits. Qu’il s’agisse de Louis-Joseph Papineau, de Mgr Lartigue ou de lord Durham, les agents interprètent plus ou moins bien le sens et la direction de processus qui les dépassent et qu’ils choisissent, à même leur connaissance imparfaite, de dérouter ou de servir. Bien servir ces processus nécessite de se les représenter adéquatement. C’est pourquoi, dans les écrits de Ouellet, derrière les tribulations et les démêlés des agents se déroule, en filigrane du texte et en dehors de la caverne de la petite histoire, une autre trame, beaucoup plus déterminante : celle des processus.

Ce dédoublement du récit historique nous renvoie au régime d’historicité au tournant des années 1960, caractérisé par la rupture entre l’avant et l’après. L’expérience de cette rupture, qui subira par la suite une schématisation (ancien/moderne) et sera à la base du mythe de la Révolution tranquille, est cruciale pour saisir la cristallisation précoce des engagements et des interprétations de Ouellet. Autour du mot d’ordre « notre maître l’avenir », rebuffade du mantra de la vieille garde « notre maître le passé », toute une génération crut entrer, de gré ou de force, dans une nouvelle époque. Ouellet aurait alors participé à ce que Gilles Paquet, dans son style coloré, énonçait comme « le coup de théâtre de la Révolution tranquille qui va décerveler toute une génération et empêcher de penser la modernité au Québec autrement que par l’opération de cette césure[18] ».

Si elle oriente fortement la représentation de la modernité québécoise, cette césure accentue l’éclosion d’un futurisme québécois inédit jusque-là. L’espoir d’un grand bond en avant pour sortir le Québec de l’étroitesse associée au provincialisme s’articule alors avec une perspective universaliste, internationaliste ou fédéraliste. Un grand ménage dans les valeurs, les mythes et les traditions apparaît nécessaire. La valorisation du futur au détriment du passé touche ces mêmes contemporains qui s’étonneront, quelques années plus tard, d’avoir été tentés par cet élan prométhéen et par cette « table rase[19] ». La condamnation du repli sur soi et du statu quo, que déploraient déjà plusieurs groupes depuis les années 1930 – considérées comme une « première révolution tranquille[20] » –, prend une ampleur inédite. Les jeunesses catholiques[21], les automatistes dirigés par Borduas[22], le scoutisme[23], les étudiants[24], l’Ordre du Bon Temps[25], la Faculté des Sciences Sociales[26], les revues et les intellectuels influencés par la philosophie personnaliste[27], pour ne nommer que ceux-là, mettaient l’accent, chacun à leur façon, sur l’ouverture, l’expérimentation et l’audace, tout en fustigeant la soumission aux autorités présentes et passées et la « Grand-Peur québécoisée[28] ». Après la chute de l’Union nationale, la modernisation de l’État-Providence au début des années 1960 permet de rêver à un extraordinaire élargissement des possibles. Grâce au levier de l’État, on pourra à coup sûr développer et améliorer l’humain tout en remodelant la société.

Mais le volontarisme politique, qui aiguise les cornes de l’autonomisme, fait craindre à Ouellet des dérives. La fièvre nationaliste ne risque-t-elle pas de mener les Québécois à faire la sourde oreille à l’Histoire ? Le Québec est-il prêt pour un tel levier, ou ne se précipite-t-il pas en avant en trahissant sa place sur la ligne du temps ? Rappeler le sens et la direction de celle-ci, au XIXe siècle et, par extension – puisque les processus de la modernité ne changent pas – au XXe, constitue donc une tâche cruciale. Nous verrons plus loin que la dystopie de l’État des Patriotes proposée par Ouellet correspond à cette tâche. C’est pourquoi, dans ses analyses historiques, on entend constamment les « voix » des forces, des réalités et des processus, qui jouent le rôle d’instance normative et peuplent une arrière-scène de souffleurs, devant laquelle les acteurs jouent plus ou moins bien leur script et corrigent plus ou moins bien leur performance.

Ce qui alourdit le dossier des élites canadiennes-françaises, c’est leur tendance à mélanger des éléments incompatibles, notamment le nationalisme, l’étatisme, le traditionalisme, le libéralisme et les questions sociales. Il en résulte un progressisme patenté et bancal, bien incarné par Pierre Bédard et Louis-Joseph Papineau, tour à tour chefs du Parti canadien (devenu le Parti patriote en 1826), et dont les personnalités servent à Ouellet, sous la forme de raccourcis, pour illustrer comment les visées des élites professionnelles canadiennes-françaises ont tourné au vinaigre[29]. La source de leurs malheurs, ce n’est pas d’avoir ignoré les « questions sociales », mais de les avoir subordonnées à l’idée nationale[30]. La négligence du « social » implique donc un tribut au « traditionalisme », autre loi de l’histoire inspirée par la polarité avant/après et, en ce sens, autre témoignage du régime d’historicité futurisant du début des années 1960[31]. Ouellet peut ainsi opposer en bloc le social et l’économique à l’identitaire, au culturel et à l’ethnique. De fait, ce qui condamne les élites laïques canadiennes-françaises, c’est d’avoir manifesté une « obéissance excessive aux valeurs culturelles [du] milieu[32] ».

Sous la bannière du social

C’est une découverte de l’École des Annales […] J’ai été sensibilisé directement au social. […] ça a été quelque chose qui m’a stimulé énormément[33].

Fernand Ouellet

Par le biais des questions sociales, Ouellet ramène une autre fois le débat sur l’adaptation aux processus de la modernité. La mise en opposition du « social » et du « national » (ou du « culturel ») prend ainsi une teneur axiologique décisive. La périodisation effectuée par l’historien en découle largement : à l’espoir de voir dominer les questions sociales au Québec dans les années 1960, correspond, en amont, l’ébauche d’un âge d’or dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, où « le clivage fondamental n’était pas encore ethnique mais social »[34]. Mais l’espèce de « post-nationalisme » attendu par Ouellet n’est pas un « post-modernisme » : il s’appuie non pas, pour parler comme Jocelyn Létourneau, sur une société pluraliste réconciliée dans une communauté communicationnelle menant au bonheur collectif[35], mais sur la dynamique des classes sociales comme schème moteur de l’évolution. Pour expliquer pourquoi les élites laïques canadiennes-françaises ne sont pas parvenues à pousser le Bas-Canada dans cette dynamique, Ouellet incriminera, tout autant que la mauvaise volonté et l’ambition, les représentations des agents.

Tout autant fasciné par le processus infrastructurel de l’Histoire en marche que par les méandres de la psychologie individuelle et collective, Ouellet s’arrête pourtant au seuil des représentations des agents eux-mêmes. Nicole Gagnon remarquait, à propos du concept de mentalité appliqué aux élites, que Ouellet n’utilisait pas vraiment la notion de « représentation », malgré ses occurrences, mais plutôt celle de « perception »[36]. Si l’historien fait mine parfois d’explorer les cosmologies et les visions du monde des agents, cet affleurement se heurte vite à la tâche qui l’occupe tout entier : le repérage des « résistances » au progrès.

Pour ce faire, Ouellet navigue entre la psychologie individuelle et la psychologie collective. Dans un petit livre qui a fait l’objet d’une censure[37], l’historien identifie les principaux traits de caractère (l’angoisse, la rancune, la peur, l’irrationalité) de Julie Papineau, femme de Louis-Joseph, et les utilise pour expliquer les problèmes de la société canadienne-française. Comme l’a remarqué Ronald Rudin, qui s’est penché sur cet épisode de l’oeuvre de Ouellet, cette induction, qui correspond au modèle alors en vogue de l’« homme castré » et du « père déchu »[38], contribue à la thèse selon laquelle « the problems besetting Quebec society had been internally generated, not externally imposed[39] ». Cette dysfonction individuelle et collective embrouille particulièrement la conscience de sa place dans l’Histoire, ce qui porte les élites laïques canadiennes-françaises à accélérer artificiellement leur évolution sans corriger leurs tares, et donc à nier le réel.

C’est la découverte de ce réel passé – qui correspond par ailleurs à l’ambition, largement partagée au tournant des années 1960, de révéler le Québec véritable, au passé et au présent[40] – qui explique l’assurance manifestée par l’historien pour discriminer entre les bonnes et les mauvaises représentations. Dans un long compte rendu du célèbre colloque d’histoire sociale à Saint-Cloud[41], l’historien affirmera, paraphrasant Ernest Labrousse, que « la résistance de la mentalité en place est l’un des grands facteurs de l’histoire lente : elle bloque ou suspend les prises de conscience[42] ». Ouellet peut de cette façon, avec les armes de l’histoire sociale, confronter les perceptions des agents au réel. Celui-ci sert de filtre pour mesurer la pureté des représentations et des idéologies, ainsi que de baromètre pour jauger le retard des mentalités sur les processus. On comprend par ailleurs pourquoi ce modèle, à la fois spatial (hiérarchisation des niveaux) et temporel (vitesse variable) entrait en résonnance avec la représentation, obsédante, d’un « retard » du Québec au milieu du XXe siècle[43].

Mais la réception des Annales au Québec à cette époque n’est pas seulement affaire d’emprunt d’outils ou de méthodes. Ce que Ouellet trouve de l’autre côté de l’Atlantique, c’est aussi le sens d’une mission scientifique qui se manifeste dans le rôle que se donne l’historien. Il faut rappeler que l’histoire sociale, au tournant des années 1960 en France, est plus qu’un territoire et une pratique parmi d’autres ; elle est une bannière de ralliement brandie contre « l’histoire traditionnelle » et a pour objectif de mener à l’histoire totale. Ouellet avouera d’ailleurs avec émotion son rêve d’histoire totale à cette époque[44]. L’histoire de l’école des Annales, écrite sur le mode épique autour de la mémoire des batailles des fondateurs Lucien Febvre et Marc Bloch, est constamment actualisée pour galvaniser les troupes d’historiens. Albert Soboul, qui a participé au colloque à Saint-Cloud, affirme que « tout le domaine de l’histoire, y compris le plus traditionnel, relève de l’histoire sociale », puisque celle-ci redonne sa « légitimité » à tout ce qu’elle touche, même à la poliorcétique ! Magnifique machine dialectique, l’histoire sociale « repense et dépasse » ses adversaires. Elle transforme également en profondeur l’historien, puisqu’elle « traduit d’abord un état d’esprit, une volonté »[45].

Sachant que l’appropriation de l’histoire sociale par Ouellet correspond à ce fascinant épisode d’apostolat laïque au Québec durant les années 1960[46], on comprend mieux les effets conjugués d’une mission scientifique – puisque Ouellet combat aussi « l’histoire traditionnelle », c’est-à-dire nationaliste – et d’une mission sociale – mettre en garde contre le souverainisme. L’horizon scientifique correspond à l’horizon d’attente contemporain, à travers le repérage d’ennemis du progrès de la science et du Québec. Ainsi s’expliquent l’intensité et la spécificité de l’histoire « prêcheuse » de Ouellet, confiant d’interpréter justement et rétrospectivement le sens des processus de la modernité. C’est que l’histoire sociale est non seulement le nec plus ultra de la discipline historique – avec la méthode quantitative, que Ouellet popularisera au Québec –, mais elle autorise aussi l’historien à déterminer la vitesse de l’Histoire, ses arrêts, ses reprises, ses niveaux, tout en dégageant les réalités profondes des manifestations superficielles. Ouellet peut ainsi traiter les accès de « poussées subites de fièvre  » comme Fernand Braudel considérait l’événement dans le célèbre article sur « La longue durée » (1958), c’est-à-dire comme ce qui, « explosif » et « sonnant », « ne dure guère », même si sa « fumée abusive emplit la conscience des contemporains »[47].

Muni de cette extraordinaire lanterne, qui vaut aussi comme extincteur, Ouellet peut traquer les discours des élites qui ont rusé avec les processus et les réalités. Si l’historien admet que les Patriotes ont milité pour un certain laïcisme, celui-ci était non seulement contaminé par d’autres enjeux (nationalistes, identitaires), mais non conforme à la position du Bas-Canada sur la ligne du temps. Ainsi, « leur laïcisme » était condamné d’avance, le possessif « leur » indiquant ici un détournement du laïcisme comme processus de la modernité au profit d’un bricolage dangereux, influencé par les événements récents, comme la crise agricole[48]. Le possessif est en fait indicateur d’une version piratée et pervertie, sujette à des compromis et à des tergiversations – comme Papineau défendant l’institution féodale par aveuglement ou soutenant l’Église par opportunisme.

Ces versions, souvent infectées de virus, pour utiliser une métaphore informatique, corrompent tôt ou tard un processus qu’il faut respecter intégralement. Ouellet s’affaire ainsi, dans une chasse aux succédanés, à démasquer « un certain libéralisme » servant les ambitions (égoïstes) des élites laïques canadiennes-françaises. De la même façon, la faute des nationalistes n’est pas – sinon pour le « long hiver » de 1860 à 1930 – d’avoir écarté les questions sociales ou de ne pas avoir tenté d’y répondre. C’est de ne pas les « avoir comprises dans la perspective qui leur était propre »[49]. Ajoutons que cette incompréhension n’est pas seulement ponctuelle, fruit des événements qui emplissent les consciences d’une fumée abusive ; elle est aggravée par l’histoire longue de la mémoire douloureuse, qui agrandit d’autant plus le fossé entre l’histoire des processus et celle des agents. Selon J.-Y. Thériault, Ouellet est l’un

de ceux qui depuis près de cinquante ans ont le plus participé à établir une séparation tranchée entre les processus de rationalisation inhérents à la modernité et la subjectivité, entre le développement du capitalisme et le traditionalisme des élites canadiennes-françaises. C’est sur cette distinction, on l’a vu, que tant la pensée de l’américanité que celle de la modernité radicale ont pu se développer[50].

Cette séparation amène Ouellet à s’étonner des incohérences de l’Histoire elle-même. L’historien ne comprend pas comment le nationalisme, dont l’effervescence est toujours le « fruit des circonstances pénibles », a pu résister à la reprise économique de 1926-1929, alors que celle-ci aurait pourtant dû l’enrayer[51] ! Malgré cet accroc à la logique du progrès, Ouellet garde bon espoir, pour le futur, de voir le nationalisme céder le terrain. La prospérité économique éliminera bien, un jour ou l’autre, ses poussées qui, sous la forme de débordements culturels, identitaires ou mémoriels, ne s’appuient après tout sur aucune « force permanente »[52].

Ce n’était pourtant pas l’interprétation de l’historien au tournant des années 1950. Dans ses textes d’alors, les luttes étaient plus simples : les « antilibéraux » (comme Mgr Lartigue) s’opposaient aux Patriotes, défenseurs du libéralisme. Papineau était même considéré comme un valeureux progressiste et un ardent anticlérical[53] ! Ouellet s’appropriait alors la polarité conservatisme/libéralisme et retrouvait dans le passé les agents pouvant incarner cette lutte actuelle et à venir. Au tournant des années 1960, la diversification des forces antiduplessistes nécessite une sélection et, à mesure que le cléricalisme perd des plumes, l’identification d’une nouvelle menace. La montée d’un nationalisme nouveau genre, moins « pessimiste et souffreteux », écrivait Léon Dion[54], tombe à point dans le parcours de Ouellet, qui s’inspirera de son présent pour mener ses recherches et de celles-ci pour mieux cibler les dangers pour le futur. Et puisque le Progrès a besoin d’adversaires, les Patriotes, les souverainistes et leur héritage coriace sont tout désignés.

Dès lors, la question qui tourmente Ouellet est bien : et si le Québec des années 1960, insensible à l’Histoire parce que surexcité par sa quête identitaire, répétait son histoire et gâchait son potentiel laïque, libéral et moderne ? Pour bien souligner ce danger et remplir son rôle de garde-fou de la modernité, Ouellet n’hésite pas à ouvrir la boîte de Pandore des historiens : l’histoire contrefactuelle.

Une République contrefactuelle

We get the impression that if only Ouellet had been there, things might have been different[55]

Serge Gagnon

Sorte d’extension volontaire des histoires non advenues ou avortées dans le passé, l’histoire contrefactuelle est vivement contestée par la plupart des historiens professionnels, prompts à réfuter le soupçon de « fiction » et de « littérature » pesant sur leur discipline[56]. Si l’évocation des possibles d’une époque donnée permet de court-circuiter l’illusion d’une nécessité et d’une linéarité de l’histoire, dire ce qui aurait pu être, souvent sur le mode utopique ou dystopique, constitue un seuil que bien peu franchissent délibérément. Cela dit, on retrouve à l’occasion, disséminées dans leurs écrits, des esquisses ou des envolées contrefactuelles, avec des formules telles que : « si X s’était produit, on peut penser que… ». Cette pratique ne renvoie pourtant pas l’historien à sa seule « imagination ». Dans sa recherche des alternatives passées, il est à la fois outillé par ses modèles scientifiques, orienté par sa cosmologie (vision du monde) et stimulé par son expérience particulière du régime d’historicité. L’oeuvre de Fernand Ouellet est particulièrement probante à cet égard au tournant des années 1960, ce qui nous permettra d’approfondir la connexion entre son outillage scientifique qu’il s’approprie des Annales, son horizon d’attente et les acrobaties contrefactuelles qu’il effectue dans son analyse des XIXe et XXe siècles.

Serge Gagnon attirait l’attention sur le pouvoir que s’octroyait Ouellet en utilisant le temps conditionnel. En créant des « anachronismes subtils », l’historien trahirait ainsi ses « désirs »[57]. Serge Gagnon, ex-historiographe converti en historien après une longue traversée du désert l’ayant mené de l’hérésie du « relativisme » à la terre promise de « l’histoire objective », considérait l’histoire contrefactuelle comme « une erreur de méthode imputable à l’idéologie »[58]. Mais dans son combat contre le « subjectivisme », Gagnon négligeait le fait qu’au-delà de l’interprétation idéologique, la projection rétrospective, plus qu’un vice de méthode ou le reflet des passions du chercheur, est constitutive de la démarche de l’historien. Plutôt que des démons anachroniques murmurant à son oreille, les anticipations rétrospectives sont de précieux aiguillons heuristiques menant à l’avancement de la discipline, ainsi que des indices, pour nous historiographes, sur les jonctions entre l’expérience du temps et les approches épistémologiques d’un chercheur à un moment donné[59].

Se considérant lui-même comme « l’aile historiographique » de Cité libre[60], Ouellet mobilise ses ressources pour exposer les cachotteries et les faux-semblants de l’hydre du nationalisme. Nous l’avons vu dans la première partie avec la périodisation et la mise en scène dédoublée de l’historien, qui oppose processus objectifs de la modernité et représentations fautives des agents. Mais puisque cette hydre se manifeste à travers la mémoire et prend appui sur un néonationalisme misant sur le volontarisme étatique, la critique des représentations et des actions des chefs patriotes ne suffit pas. Le cas des Rébellions est effectivement problématique. L’échec des Patriotes aurait dû invalider une fois pour toutes ces ambitions nationalistes, mais on a plutôt assisté à un surinvestissement dans cette mémoire douloureuse, qui a généré un suspens tenace et, pour plusieurs contemporains, une attente rétrospective impliquant une victoire des Patriotes. À propos d’un enjeu connexe, Jean Blain a dénoncé l’opération historiographique qui consiste à considérer la Nouvelle-France non « pour ce qu’elle est, mais en fonction du critère d’une future indépendance[61] ». Mais comment combattre ce qui n’a pas existé et qui relève de la projection ? Prenant le taureau de l’utopie par les cornes, Ouellet ira jusqu’à imaginer les suites (funestes), en plein coeur du XXe siècle, d’une victoire des Patriotes en 1837-1838.

Âge d’or et peuple virtuel

Un peu comme Lionel Groulx, qui exonérait le « bon peuple » pour le flirt des élites avec les dangereuses idées de la Révolution française, Ouellet disculpe le peuple des visées nationalistes de ses leaders[62]. Certes malléable, irrationnel et souvent rétrograde, le peuple est néanmoins perfectible, à condition d’être bien pris en charge. Cette représentation d’un peuple-enfant dépendant de ses bergers, commune au tournant des années 1960 avec la substitution des bergers-clercs au bénéfice des bergers-laïcs, renvoyait au débat historiographique, alors brûlant, sur la présence ou non d’une bourgeoisie d’affaires francophone avant 1760. Si c’était le cas, la Conquête aurait véritablement coupé le Canada français de ses ressources – et de son « destin » – en le laissant à la merci du capital et des marchands anglais. L’horizon d’une libération nationale gagnerait ainsi en légitimité. Mais pour Ouellet, la véritable question est plutôt : pourquoi donc les élites laïques canadiennes-françaises n’ont-elles pas saisi l’occasion, après 1760, de s’allier avec la bourgeoisie d’affaires anglaise ? Peu importe le prétendu « destin national », le véritable enjeu était la création d’une « élite économique » capable d’entraîner le peuple « dans le sens du progrès »[63]. Les élites ont donc gâché la disponibilité du peuple. La perduration de la « thèse de la trahison des élites » au Québec, que soulignait Jacques Beauchemin à propos du supposé détournement de la Révolution tranquille par la technocratie, trouve ici son reflet inversé : les élites trahissent la modernité au nom du peuple[64].

C’est donc bien à son corps défendant que le peuple s’est laissé entraîner dans l’aventure nationaliste qui a mené aux Rébellions. Ouellet précise bien qu’au fond, le peuple n’adhérait que partiellement aux idées des élites. La radicalisation des années 1830 n’est en fait pas le fruit, comme l’avançait Lionel Groulx, d’un « mouvement populaire, phénomène rural plutôt large et profond[65] ». Pour le démontrer, Ouellet a recours au conditionnel, en identifiant les politiques que le peuple aurait soutenues si seulement il avait été bien guidé. Avec des élites plus conscientes et réalistes, « Jean-Baptiste », ou l’homme du peuple, « n’aurait certainement pas voté » contre la canalisation du fleuve Saint-Laurent, facteur de développement économique. Si l’élite avait su orienter le mécontentement paysan contre le régime seigneurial et la dîme, une telle revendication aurait certainement « donné lieu à un mouvement de réforme social »[66].

Social vient ici auréoler ce « mouvement » qui n’a pas existé, tout comme il venait consacrer un champ, l’histoire sociale, en pleine émergence. En fait, on retrouve l’adjectif à chaque page dans les textes de Ouellet, toujours présent dans le récit comme ce qui est effleuré et souvent manqué, ce que renforce et parfois active l’utilisation du conditionnel. « Social » est le pendant des esprits du « laïcisme » et du « libéralisme » ; grâce à lui, Ouellet rappelle au lecteur que les choses auraient pu être différentes si seulement les questions sociales avaient primé sur les questions nationales. Les excursions contrefactuelles renforcent cette dichotomie en traçant pour la première moitié du XIXe siècle une trame alternative – autour des priorités sociales et économiques – qui aurait dû être suivie.

Comme témoin infortuné de cet échec, on retrouve le peuple qui, désolidarisé des élites par Ouellet, apparaît comme pleinement disponible à quelque chose qui aurait pu avoir lieu. Ainsi réconcilié (sur papier) avec les processus de la modernité et avec son américanité profonde, le peuple est aussi désossé et virtuel, tiraillé par sa mentalité traditionnelle – invalidée en bloc par l’historien – et suspendu à une adaptation toujours imparfaite et toujours à venir. L’anticipation rétrospective de Ouellet mène, à cet égard et en détournant le titre d’un livre de Fernand Dumont, à une « histoire en l’absence de l’homme[67] ».

Historien de la mentalité traditionnelle, dont il fait un rouage important de ses thèses sur le retard et sur l’inadaptation des individus et des groupes, Ouellet n’envisage pas cette mentalité en « elle-même », mais comme faire-valoir des attitudes modernistes et progressistes. Lorsqu’il se fait, à l’occasion, l’interprète de ce qu’auraient pu être d’authentiques « intentions » populaires, c’est pour miner les prétentions des leaders patriotes. Ceux-ci prétendent « connaître les aspirations et les besoins réels du peuple », mais ils ne font que stimuler sa sensibilité et ses bas instincts, le détournant des « besoins réels », c’est-à-dire de la « revendication sociale »[68]. L’historien est habile à utiliser des formes interrogatives qui interpellent le lecteur et l’incitent à imaginer un autre futur dans le passé : dans les années 1830, « peut-on croire que la paysannerie », si elle avait été mieux aiguillonnée, « aurait continué à appuyer » un parti défendant des idées aussi déconnectées et « révolutionnaires »[69] ?

Énoncer avec le temps conditionnel comment les choses auraient pu être si les élites avaient exercé une meilleure influence sur le peuple n’est pourtant pas suffisant pour invalider le projet souverainiste d’hier à aujourd’hui. Ouellet va donc pousser l’imagination historique jusqu’à esquisser cette fameuse république patriote.

Une dystopie rétrospective : l’État des Patriotes

L’après-Rébellions fabriqué par Fernand Ouellet a une fonction bien précise, qui s’inscrit dans le rôle que se donne l’historien : prévenir ses contemporains du danger de l’indépendance du Québec. À l’uchronie rêvée par plusieurs historiens qui se lamentaient sur la défaite des Patriotes, Ouellet oppose une dystopie, c’est-à-dire une utopie inversée. Pour y parvenir, l’historien s’efforce de soulever les contradictions qui gâtaient le projet des Patriotes, tout en pigeant dans l’histoire ultérieure pour étoffer le dossier destiné à les incriminer. À chaque détour, l’historien arrive à la même conclusion :

qu’auraient valu en 1837 l’indépendance et la démocratie pour une population illettrée, sans bourgeoisie d’affaires, encadrée par des institutions à caractère médiéval et, au surplus, vivant d’une agriculture déficitaire et cela en raison de ses techniques arriérées[70] ?

À l’aide d’adjectifs pointant vers le retard du Canada français (« illettrée », « médiéval », « arriérées »), Ouellet crée un puissant contraste entre les capacités réelles des Patriotes et leurs rêves, et donc entre les réalités et les représentations. Saisi, le lecteur éprouve un effroi rétrospectif devant le gouffre que creusaient ces élites sans le savoir – ou en le désirant inconsciemment, ce qui revient au même du point de vue de la marche de l’Histoire. Loin de générer un bond en avant, les « visées de ce groupe », « traduites dans les faits », « auraient signifié un retour en arrière »[71]. Rappelons que la polarité avant/arrière structure le régime d’historicité moderniste au tournant des années 1960. Grâce à l’évocation, sous plusieurs formes, de cette polarité, Ouellet désenchante le projet souverainiste en amont, avec une Conquête bénéfique plutôt que catastrophique, et en aval, en assombrissant les conséquences de l’aventurisme des Patriotes. Il « faut bien se rendre à l’évidence », conclut Ouellet, dont la dystopie sert de prophétie : voyez ce qui aurait pu arriver, voyez ce qui pourrait arriver[72]. La trame contrefactuelle est convaincante parce qu’elle dédouble – mais en pire, puisque les esprits du laïcisme et du libéralisme sont définitivement compromis – le règne, bien réel celui-là, du clergé après 1860. Le projet patriote aurait ainsi mené à une sorte de « nationalisme clérical », locution qui combine les deux hantises de l’historien et d’une partie de sa génération au sortir de l’ère duplessiste[73].

Les scénarios contrefactuels de Ouellet viennent relayer les constats faits à propos des conséquences de cette trame alternative non suivie, en pointant à la fois vers la faiblesse des Patriotes et vers l’archaïsme des paysans. S’il admet que les Patriotes défendaient l’État comme protecteur de l’entreprise privée, Ouellet précise qu’un tel État aurait été bien faible, soumis aux pressions locales, tout comme l’État provincial après 1860. Le volontarisme politique, admettant qu’il ait été, pour une fois, bien dirigé, n’y aurait rien changé. La façon dont l’historien parvient à cette conclusion est révélatrice de l’importance des caractéristiques nationales dans son histoire contrefactuelle. Ouellet esquisse la république du Bas-Canada à partir des traits donnés au peuple canadien-français (« atavique », « monarchiste », « arriéré », « superstitieux », etc.) et de ceux donnés aux leaders patriotes (« hésitants », « ambitieux » « déchirés », « irréalistes », etc.).

Il en résulte un système profondément dysfonctionnel. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder du côté de l’imagination populaire et des « visions » des paysans. Puisque ceux-ci, en 1838, crurent voir Papineau « envahissant le Bas-Canada à la tête de 50 000 nègres, cyclopes par surcroît », ou encore « assis dans un grand canot d’écorce tiré par plusieurs chevaux blancs »[74], Ouellet peut conclure que le peuple voulait « mettre une couronne à Papineau[75] ». Celui-ci n’était-il pas assoiffé de pouvoir ? Par conséquent, la république des Patriotes aurait été fort susceptible de sombrer dans le culte de l’autorité. Comme on le voit, les futurs passés alternatifs sont nombreux, du communautarisme paysan au nationalisme clérical en passant par l’autocratie. Ils s’appuient tous sur les conséquences, chez les élites et chez le peuple, d’un dérèglement des représentations et d’un gonflement de l’imagination causé par la mémoire douloureuse.

Le recours à l’histoire du XXe siècle pousse encore plus en avant l’aventure dystopique proposée par Ouellet. Les Patriotes auraient été non seulement les créateurs d’une république dysfonctionnelle menaçant l’évolution démocratique et libérale du Canada français, mais aussi, par anticipation rétrospective, les complices de certains épisodes sombres de l’histoire postérieure. La « loi de la majorité » qui aurait à coup sûr, avance Ouellet, menotté cette république n’aurait-elle pas mené le peuple à trouver « aussi démocratique qu’une autre » la loi du Cadenas de Duplessis passée en 1937[76] ? En explorant si loin en aval, Ouellet remue les cendres de la mémoire collective récente, pour mettre en garde contre les détournements et les fausses représentations de la démocratie, du laïcisme et du libéralisme. L’historien peut alors mettre en parallèle, sous la forme de questions adressées au lecteur, la « grande noirceur » et la république patriote en évoquant les mésusages de la démocratie. N’est-ce pas une Chambre d’Assemblée « dite libérale et démocratique qui refusera à Ryan, pour des motifs religieux, le droit de témoigner devant les tribunaux[77] » ? À coup sûr, avance Ouellet, dans une telle république, on aurait « écarté » le « problème de la laïcité » et laissé gouverner une majorité irresponsable perpétuant l’obscurantisme religieux[78]. L’objectif de ce télescopage est d’insinuer une filiation entre les Patriotes et, suivant la trame contrefactuelle, leurs héritiers, les élites conservatrices du XXe siècle. Cette filiation accablante rend les Patriotes doublement coupables : dans l’histoire réelle – pour avoir freiné l’évolution et favorisé la montée subséquente du cléricalisme – et dans l’histoire virtuelle, puisque la république des Patriotes aurait mené à une aggravation du conservatisme religieux et antidémocratique.

Mais dans ce procès, un témoin résiste encore. Plus coriace que d’autres, il jouit d’un statut particulier. La postérité en a fait un visionnaire, un héros ou même un martyr. Il s’agit de Louis-Joseph Papineau, que Ouellet passera lui aussi au crible de l’histoire contrefactuelle en tentant de l’affilier au XXe siècle. Or, ne trouvant pas de grandes figures laïques susceptibles de soutenir le parallèle au Québec, l’historien regardera vers la France et dénichera nul autre que Charles Maurras, directeur de l’Action française, revue de droite monarchiste, nationaliste et antisémite influente dans la première moitié du XXe siècle. On apprend ainsi que la pensée de Papineau « annonce les idées du Français Maurras[79] ». Dans ce procès d’intentions kafkaïen, le leader patriote, mort en 1871, est inculpé à travers l’idéologie de l’Action française, créée en 1898 et, on s’en doute, fort peu concernée par les tribulations des patriotes canadiens. Ouellet n’hésite pas à donner une charge rétroactive à cette parenté. Pour preuve, l’historien explique que l’influence de l’Action française « n’est plus à démontrer » sur les élites canadiennes-françaises des années 1930[80]. Sensibles à l’Action française, ces élites l’étaient donc en partie de par leur filiation avec… Papineau, mais par le biais de la France, qui sert ici à cristalliser les possibles dérives (monarchisme, nationalisme, xénophobie, etc.) des visées du chef patriote. En fin de compte, le lecteur, tout en constatant que Papineau méritait bel et bien une couronne – qui aurait été de toute façon trop lourde pour lui – est mis en garde contre le remuement de la mémoire (désormais compromise par le XXe siècle) associée au chef patriote.

Cet entremêlement des plans temporels est intimement lié au sort que l’historien réserve au peuple. Conciliant avec le peuple-enfant du XIXe siècle, Ouellet se fait plus dur avec celui du XXe. Il est clair pour lui que la « volonté de la majorité » aurait fait régresser la liberté et le laïcisme, menant à une sorte de « national-libéralisme » ou, pire encore, avance Ouellet de façon ambiguë – considérant le flirt de l’Action française avec certaines idées fascistes –, à une « national-démocratie »[81]. S’il n’est pas aussi explicite qu’un Pierre Elliott Trudeau, qui agitait l’épouvantail encore chaud du fascisme en cas d’une prise du pouvoir par les nationalistes[82], Ouellet avance qu’une telle « démocratie » aurait nécessairement engendré une funeste « dictature de la majorité »[83]. En réglant le sort du peuple, Ouellet invalide les tentations de messianisme de ceux qui attendent la révolution par « en bas », c’est-à-dire en se passant des élites. Qu’il s’agisse de Jean-Baptiste ou de Louis-Joseph, rien de bon ne se produit lorsqu’on cherche à duper l’Histoire.

Conclusion

Devenu captif du récit ouelletien, le lecteur éprouve l’étrange sensation d’être plongé dans l’absolu de l’histoire[84]

Pierre Tousignant

Dans l’histoire combattante proposée par Fernand Ouellet, le descriptif et le normatif s’entremêlent étroitement. Confiant d’être en phase avec le mouvement du progrès, l’historien est investi d’une mission : démystifier les évolutions tronquées dans le passé et au présent. Avant les historiens dits révisionnistes, Ouellet pose comme référent ultime et comme horizon souhaitable la normalité du Canada français, mais contrairement à eux, il ne la trouve guère, sinon dévoyée et corrompue. Qu’à cela ne tienne, à l’héroïsation et à la martyrologie courantes dans l’historiographie « traditionnelle », qui soulignait la résistance et la survie du Canada français et fournissait « à chacun sa ration d’imagerie consolatrice »[85], Ouellet oppose obstinément un tout autre horizon : celui de l’adaptation aux processus objectifs de la modernité. Tous les agents historiques sont analysés sous cette loupe et jugés selon leur performance. Même si le script est donné d’avance, bien peu ont la capacité de le lire ou encore la sagesse de jouer leur rôle, surtout du côté des élites laïques canadiennes-françaises. Celles-ci, mauvais bergers rongés par l’ambition et inadaptés à l’évolution, ont failli à plusieurs égards, ce qui explique pourquoi le Québec a accumulé un tel retard. Mais n’était-ce pas prévisible, au fond, vu l’emprise de cette lourde mémoire tissée à même les frustrations, les rancoeurs et les échecs ?

Cela soulève un paradoxe prégnant dans l’oeuvre de Ouellet. L’historien semble d’abord donner toutes leurs chances aux agents historiques, multipliant les occasions pour rentrer dans le droit chemin. Mais chaque fois, il fait surgir cette mémoire qui dérègle tout et prend la forme d’une malédiction collective. Si le dédoublement entre l’histoire des agents (velléitaire, changeante, en surface) et celle des processus (profonde, irréversible, nécessaire) semble porter en lui une possible réconciliation entre les uns et les autres – ou à une incarnation totale, sorte d’« adéquation interne » qui « signerait, du dedans, leur ultime suffisance ontologique »[86] – il n’en est rien. L’astuce de la rhétorique ouelletienne tient dans la présentation d’un gouffre qui se creuse entre les chances données aux agents et leur (in)capacité à les saisir. En multipliant les didascalies, en se faisant l’interprète des processus ou de l’Histoire elle-même, l’historien suggère des répliques, offre des alternatives a posteriori et livre des avertissements, pour constater, et le lecteur avec lui, qu’en fin de compte, c’est du même au pis. Il n’est pas inutile de rappeler une autre fois l’origine de cette tare, qui date de la Conquête, après laquelle « on aurait pu s’attendre », écrit Ouellet en recourant encore au conditionnel,

à ce que cette bourgeoisie [canadienne-française], comme partout ailleurs, liât son avenir à celui de la bourgeoisie capitaliste anglaise. La croyance en des valeurs communes tant sur le plan politique que social devait, à condition que cette petite bourgeoisie fût suffisamment sensible à l’évolution générale de l’époque, les rapprocher et les amener à coopérer […]. En réalité, il n’en sera rien[87].

Ce ratage initial continuera de hanter les contemporains futurs, enclenchant une trame teintée de fatalité dans laquelle les protagonistes se débattront en vain. Traquant inlassablement les nostalgies, les souvenirs douloureux et les mentalités traditionnelles, Ouellet érige paradoxalement lui-même la mémoire comme hantise irrésistible et comme force de l’histoire, alors que ce sont les processus de la modernité qui auraient dû jouer ce rôle. La mémoire prend ainsi la forme d’un châtiment collectif différé. Le rappel de la faute, constant, accompagne la mise en garde de l’historien : tant que persisteront les reflux nationalistes et séparatistes, la faute continuera à déployer ses effets, ce dont rendent compte les scénarios contrefactuels vus dans la deuxième partie de cet article. La modernisation accélérée, au tournant de 1960, si elle devait réussir malgré le nationalisme, n’y changera rien, avertit Ouellet. Un jour ou l’autre, « le Québec ne devra-t-il pas payer lui-même les frais de ses retards[88] ? ».

Le rappel constant de la faute, variante de la devise souviens-toi, donne un ton biblique à l’histoire ouelletienne, avec un dieu vengeur (l’Histoire) qui punit sa tribu. L’utilisation de l’histoire contrefactuelle permet à Ouellet de tirer toutes les conséquences de cette infidélité aux processus de la modernité. En résumant, on peut dire que trois éléments, au moment clé de la « brèche du temps » du tournant des années 1960, concourent à la possibilité de cette dystopie des Patriotes : a) le rôle éminent de l’historien au tournant des années 1960 qui, en plein régime d’historicité moderniste et futurisant, permet d’espérer une maîtrise graduelle de la nature, de la société et du temps lui-même ; b) une cosmologie de type libéral, à travers laquelle Ouellet accorde une substantialité sans faille aux processus de la modernité, identiques à eux-mêmes et intemporels, avec pour seul critère de différenciation le stade d’une société sur la ligne du temps ; c) l’appropriation de l’histoire sociale des Annales, laquelle donne à Ouellet, en plus de la certitude d’être à la fine pointe de la science historique, le schéma du retard des idées sur les réalités infrastructurelles et celui de la dynamique des classes.

Trente ans plus tard, en 1993, dans un Québec plus ou moins normalisé, laïque et prospère, on aurait pu croire que la dette était réglée, mais il n’en était rien. L’« envahissement à retardement de la conscience collective [par la mémoire] », dénoncé jadis par Ouellet, déployait encore ses effets[89]. Dans un collectif paru peu de temps avant le second référendum et dirigé par Pierre Elliott Trudeau, Ouellet réaffirmera son rôle d’« aile historiographique » des forces du progrès. S’adressant aux « révisionnistes », qui relisent l’histoire du Québec à partir de sa modernité de toujours, il les mettra en garde contre la « tentation » de minimiser les conséquences des occasions ratées par les Canadiens français. En fait, au péché originel du rejet de l’alliance avec les Anglais correspond une faiblesse structurelle – qui se manifeste notamment par un « sentiment de vulnérabilité » – qui peut prendre un ton agressif et réveiller les vieux démons à tout moment[90]. Plusieurs auteurs ont soulevé la fixation de Ouellet sur cette hantise, qui confère une unité surprenante, de la fin des années 1950 aux années 1990, aux combats de l’historien[91].

Nous pouvons en terminant avancer que la « révolution ouellettiste[92] », loin de se réduire à l’historiographie, est l’un des pendants de la phase conquérante de la Révolution tranquille, avant la remise en question, après 1966, de l’Histoire en marche et d’une histoire scientifique largement positiviste. Ce qui singularise Ouellet, c’est d’avoir cristallisé précocement son oeuvre en fonction de son rôle de garde-fou de la modernité, au moment où le régime d’historicité favorisait la perspective d’un Québec enfin embarqué dans l’universel et libéré du poids passé.