Corps de l’article

Ruling by Schooling Quebec de Bruce Curtis est, à n’en pas douter, un livre qui se révèle une contribution majeure à l’historiographie canadienne et québécoise dans des champs comme l’histoire politique, l’histoire de l’éducation et, plus largement, l’histoire culturelle. Présenté par l’auteur comme une analyse sociohistorique de la conquête pour une gouvernementalité libérale (Liberal Govermentality), l’ouvrage s’impose non seulement par les problématiques privilégiées, mais surtout par l’impressionnant corpus de sources recueillies par l’historien pour rendre compte des multiples enjeux de la scolarisation de la population bas-canadienne entre 1793 et 1841. Cette période avait peu été explorée depuis Louis-Philippe Audet, à part peut-être par le livre Tous à l’école d’Andrée Dufour. Les historiens de l’éducation au Québec se sont, en effet, plutôt intéressés à la deuxième moitié du XIXe siècle et encore plus au XXe siècle.

Curtis affirme que l’idéologie libérale, incarnée notamment par des réformistes anglais, va, à partir de la fin du XVIIIe siècle et, surtout, dans le premier tiers du XIXe, influencer un certain nombre d’éducateurs, de politiciens ou membres de l’élite bas-canadienne. Ceux-ci vont, dès lors, percevoir la scolarisation comme « a sort of machine that could create solidarity across differences of language, ethnicity, class, and religion by fostering interpersonal familiarity and by promoting a generic Christian morality » (p. 3). Cette thèse forte est étayée par les discours des hommes politiques, bien sûr, mais également par des pédagogues, des réformistes, des échanges épistolaires et des lettres ouvertes aux journaux. Le développement de cette thèse amène l’auteur hors des sentiers empruntés par la plupart des historiens qui avaient travaillé sur cette période. Ces derniers avaient plutôt basé leur analyse sur l’importance des dichotomies protestants/catholiques, anglophones/francophones, urbains/ruraux, négligeant du coup des questions comme le développement des courants pédagogiques, la formation des maîtres, la montée de l’idéologie libérale, la politisation des enjeux scolaires et l’émergence de techniques (statistiques et les questionnaires) propres aux sciences sociales, autant de thèmes abordés dans Ruling by Schooling Quebec.

D’entrée de jeu, voyons quelles conclusions tire Curtis de son analyse. D’abord, la scolarisation du peuple, tant souhaitée par ses promoteurs, car nécessaire à la bonne gouverne de la société bas-canadienne, fut un échec. Comme le dit l’auteur : « the grand project of ruling by schooling in the elements of British civilization had failed  » (p. 428). Si la loi des écoles des syndics de 1829 à 1836 a permis l’érection de plus d’un millier d’écoles sur le territoire du Bas-Canada, elle n’a pu réaliser ce grand projet, souhaité autant par les Patriotes que par une grande majorité des élites anglophones. L’une des raisons principales de cet échec n’est pas tant une crise politique entre députés du parti patriote et conservateurs anglophones du Conseil législatif qui ne permit pas le renouvellement de cette loi scolaire en 1836, mais bien que la loi des écoles de syndics n’a jamais réussi à inculquer chez le peuple un goût pour l’éducation, « A Taste for Education » pour employer les termes exacts de l’auteur. Les raisons sont multiples. La loi a confié la direction des écoles aux députés qui ne pouvaient, bien sûr, accomplir cette tâche colossale. Or, aucun organisme central n’avait été prévu pour s’occuper de la gestion d’un système qui devait distribuer des sommes importantes au niveau local. Il s’en est suivi abus, malversations, conflits d’intérêts et autres corruptions. L’aversion des députés patriotes pour toute forme de bureaucratie, qu’ils identifiaient aux Tories anglophones, les a, notamment, poussés à refuser de mettre en place un organisme central qui aurait pu éviter ces dérapages et assurer une certaine uniformité des apprentissages, tout comme une meilleure gestion du système scolaire embryonnaire.

Par ailleurs, dans le monde rural, la prédominance des élites d’Ancien Régime et la domination idéologique de l’Église catholique n’ont pas permis l’introduction, dans les écoles destinées aux francophones, des manuels et méthodes d’apprentissages qui s’imposaient alors un peu partout en Europe et en Amérique. À cet égard, le livre de Curtis ne fait rien pour redorer l’image de l’Église catholique, du moins jusqu’en 1841. Cette dernière a réagi négativement à toute initiative de l’État pour instruire la population, rejeté chacune de ses interventions visant à promouvoir l’instruction publique et s’est méfiée de toute structure scolaire qui ne relevait pas d’elle. Or, lorsque l’État a voté une loi pour que l’Église assume un rôle dans la scolarisation de la population (la loi des écoles de fabrique) ou que l’État a retiré son soutien aux écoles de syndics (en 1836), les prêtres et les évêques ont montré au mieux un intérêt mitigé à la scolarisation massive de leurs ouailles.

Un autre apport important de ce livre se trouve dans le chapitre intitulé « The Colonial “Monitoring Moment” ». Curtis nous invite à prendre connaissance des solutions adoptées dans différentes régions du monde pour scolariser (et ainsi mieux contrôler) une population ouvrière et urbaine qui, à la faveur d’un premier élan d’industrialisation, prend de l’ampleur. L’auteur montre que les nouvelles méthodes pédagogiques, dont le système monitorial de Joseph Lancaster, qui apparaissent au début du XIXe siècle, sont étroitement liées aux transformations socio-économiques et politiques que connaissent l’Angleterre et, dans une moindre mesure, les États-Unis tout comme les colonies de l’Amérique du Nord britannique. L’introduction de ces méthodes dans les écoles n’a pas manqué d’ailleurs de susciter des débats. Au Bas-Canada, Curtis en a retracé les échos dans les journaux et documents officiels. L’auteur nous rappelle d’ailleurs que Joseph Lancaster a fait un long séjour au Bas-Canada de 1828 à 1833, au moment même où l’État met en place le réseau des écoles de syndics.

La période 1836-1841 s’avère cruciale dans la démonstration de la thèse de Curtis sur la scolarisation comme processus obligé pour gouverner la masse dans le cadre d’un système politique libéral. La crise politique de 1836, les insurrections de 1837 et 1838 vont susciter deux commissions d’enquête qui vont aborder la question scolaire de front et, surtout, seront propices à l’expérimentation de techniques propres aux sciences sociales. Grâce à une analyse méticuleuse des propositions formulées par la commission Gosford en 1836 et celles de la Commission sur l’éducation, instaurée par Durham et menée par Arthur Buller en 1838, l’auteur met en lumière les fondements politiques et idéologiques du nouveau système scolaire qu’elles proposent. Ce système devait créer des solidarités entre les différents groupes linguistiques, religieux, de classes ou de races et forger une nouvelle identité nationale fondée sur des idéaux libéraux, une morale chrétienne et le partage d’une même langue, celle de la « grande civilisation britannique ». Les valeurs d’Ancien Régime, les écoles confessionnelles, le régime seigneurial et la langue française devenaient dès lors des entraves à la promotion de l’identité nationale à saveur britannique. Dans le nouveau système scolaire instauré en 1841, les écoles allaient être communes (donc non confessionnelles) et devaient être des instruments d’anglicisation des Canadiens français. Le livre s’achève sur les conditions qui allaient saper ce nouveau projet marqué au coin des idées véhiculées par les principaux penseurs britanniques de l’idéologie libérale.

Le livre de Bruce Curtis ne met pas fin aux interprétations de cette période importante de l’histoire de l’instruction publique au Bas-Canada. Les raisons, notamment, que l’auteur avance pour expliquer la fermeture des écoles rurales en milieu catholique après la mort de la Loi des écoles de syndics, ne nous convainquent pas totalement. Arrêt des subventions, rébellions et répressions y sont sûrement aussi pour quelque chose. Si les erreurs factuelles sont rarissimes, on en retrouve cependant quatre dans une seule et même phrase. « It is beyond the scope of my interests to follow the fate of schooling in French Canada East on to the establishment of the Council of Public Instruction, it’s subsequent dismantling, the installation of denominational schooling in 1875, and the absence, until 1960s, of any ministry or department of education. » (p. 430-431). Or, le Conseil de l’Instruction publique (CIP) n’a pas été démantelé (du moins pas avant 1964) ; la division confessionnelle est plutôt instaurée en 1869 par la création au sein du CIP des comités catholique et protestant ; entre 1868 et 1875, un ministère de l’Instruction publique a bel et bien existé et le département de l’Éducation qui a vu le jour en 1841, fut remplacé par le ministère de l’Instruction publique de 1868 à 1875, pour être recréé lors de cette dernière année, avant de disparaître définitivement en 1964. On ne saurait reprocher à l’auteur ces imprécisions, d’autant plus qu’elles réfèrent à des événements qui ne touchent pas la période couverte par son étude. Outre ces petits bémols, Ruling by Schooling Quebec reste un ouvrage majeur qui mérite amplement les prix qu’il a obtenus depuis sa parution.