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Tout dans ce livre mérite qu’on s’y arrête. De l’énigmatique dédicace qui annonce d’emblée la sensibilité historienne derrière l’oeuvre à la très consistante bibliographie et, surtout, l’approche biographique maniée admirablement par l’auteur. Après avoir déjà donné d’importantes oeuvres qui font aujourd’hui figure d’incontournables de l’histoire du Québec au XIXe siècle, en particulier des rapports complexes entre francophones et anglophones dans les Cantons de l’Est, J. I. Little vient d’ajouter une contribution à la courte liste des véritables biographies historiennes consacrées à des figures de l’histoire québécoise. Après plusieurs autres historiens de sa génération, dont Brian Young, Yvan Lamonde ou Andrée Lévesque, il assume le parti pris biographique, muni de son expertise d’historien du social et du culturel. Son avant-propos semble répondre à l’appel lancé par Claire Dolan dans les pages de la RHAF il y a déjà près de 15 ans dans un numéro consacré à la biographie ; Little fait le choix de la biographie comme méthode et nous permet de comprendre bien davantage que la « vie » d’un personnage public tombé dans l’oubli.

De fait, au-delà d’une étude de la vie du seigneur et homme politique que fut Henri-Gustave Joly de Lotbinière (1829-1908), Little offre des clés pour comprendre de nombreux enjeux de l’histoire du Québec et du Canada de la fin du XIXe siècle. Le choix de Joly est heureux : protestant francophone, seigneur, député et premier ministre du Québec, artisan des pratiques de conservation en foresterie, ministre fédéral sous Laurier, promoteur de l’unité canadienne et lieutenant-gouverneur de la lointaine Colombie-Britannique (on saisit le double intérêt de Little pour son biographé – un personnage qui a laissé sa marque dans l’histoire du Québec, mais aussi de la Colombie-Britannique).

Joly n’est pas une figure simple et offre à l’historien de multiples facettes à éclairer. Pour Little, Joly est un objet qui permet d’apprécier de manière relativement concrète les tensions et les contradictions à l’intérieur du système de valeurs libérales de la fin du XIXe siècle (p. 9). Joly, affirme Little, est porteur des principales valeurs de l’ordre libéral (liberté individuelle, progrès économique, propriété privée) tout en préservant et en représentant l’aristocratie terrienne nobiliaire fortement imprégnée d’un ordre social traditionnel. Là réside le titre de l’ouvrage et la thèse de l’auteur : Joly aurait été un Patrician Liberal, en somme un libéral « paternaliste ». Le décès, en février 2014, de l’« unique héritier » de cette seigneurie, Edmond Joly de Lotbinière, et les mots choisis pour la nécrologie de cet « homme de distinction », donnent beaucoup de crédibilité à la thèse de Little et invitent même à la poursuivre plus en avant au XXe siècle.

L’ouvrage se décline en neuf chapitres qui suivent un fil essentiellement chronologique tout en intégrant chacun une thématique particulière : relations familiales, seigneurie, foresterie…, ce découpage induit bien quelques difficultés au lecteur, mais il a l’avantage d’être tout à fait cohérent et d’éviter un traitement événementiel. Les archives explorées par Little pour mener à bien sa démonstration sont nombreuses et variées. Il semble n’avoir rien omis, à commencer par les riches archives privées de la famille Joly dispersées entre Québec, Ottawa et la Colombie-Britannique, sans parler des écrits publiés de Joly ou encore les journaux de l’époque. Little s’appuie aussi sur une somme remarquable d’articles et ouvrages, incluant les plus récents, puisés tant dans l’historiographie francophone qu’anglophone entre lesquelles il navigue avec aisance.

Le chapitre premier examine les origines nobiliaires de Joly sur cinq générations. Il replonge jusqu’au XVIIe siècle pour montrer l’importance de la famille Chartier de Lotbinière et la place de la seigneurie du même nom, où ne s’établira la famille (de manière saisonnière) qu’à l’époque de ses parents. Le chapitre se termine sur le parcours du Suisse Pierre-Gustave Joly, marié à l’héritière du seigneur de Lotbinière. Au chapitre 2, c’est la vie familiale du couple formé par Henri-Gustave et Margaretta Josepha Gowen qui occupe l’auteur. On y retrace la vie de famille nombreuse, naviguant entre les élites francophones et anglophones de la ville de Québec, le tout sous la gouverne paternaliste du père de famille. En témoignent les lettres et autres documents personnels que l’auteur a pu explorer.

Le troisième chapitre traite de l’impact de l’abolition de la tenure seigneuriale en 1854, montrant que l’événement n’a nullement mis fin au statut et à la dignité des Joly à Lotbinière. Au contraire, pour Little, le maintien de la propriété seigneuriale, malgré la disparition des privilèges, a eu pour effet d’ancrer encore plus fermement la famille à Lotbinière, notamment en la mettant en pleine possession des terres non concédées. C’est ce changement, conséquence d’une abolition très favorable aux seigneurs, qui fera de Joly le lumberman que décrit Little dans la seconde moitié de ce chapitre : un homme d’affaires prudent et conservateur qui demeure centré sur son domaine de Lotbinière et employant ses censitaires.

Le quatrième chapitre s’intéresse à son rôle de député libéral de la circonscription de Lotbinière (d’abord sous l’Union, puis sous la Confédération). Little aborde son opposition à la Confédération (à laquelle il aura cependant tôt fait de se rallier dans le but de la « perfectionner ») ainsi que sa lutte à la corruption. Certaines de ses positions peuvent paraître, à postériori, contradictoires, à cheval entre un conservatisme fiscal et une pensée réformiste pour certains enjeux sociaux. Pour Little, elles s’expliquent par l’influence des cercles libéraux auxquels sa famille a été exposée, mais aussi par sa conception du monde selon laquelle son statut privilégié et ses origines nobles impliquaient, en contrepartie, des devoirs à l’égard de la société.

Au chapitre cinq, Little aborde la courte période durant laquelle Joly fut premier ministre du Québec (mars 1878 à octobre 1879), un furtif épisode libéral à une époque (1867-1887) dominée par le parti conservateur. Il succède d’ailleurs à un autre premier ministre issu d’une éminente famille noble : Charles-Eugène Boucher de Boucherville. Joly évoque le débat ayant opposé les deux hommes au moment de l’élection provinciale de 1875, épisode illustré par une caricature reprise par Little (p. 126). Le contexte même de cette succession, dans la foulée du « coup d’État » du lieutenant-gouverneur Letellier de Saint-Just, constitue un moment peu banal du parlementarisme québécois. Quelque 18 mois plus tard, devant l’instabilité de son gouvernement et le transfuge de certains libéraux vers le Parti conservateur, Joly est contraint de démissionner et retournera, avec le Parti libéral, pour sept autres années sur les banquettes de l’opposition. Il cédera ultimement son poste de chef de parti à un plus ambitieux que lui, Honoré Mercier.

Le sixième chapitre s’intéresse à ses « combats » durant la période qui suivit son départ de la politique provinciale en 1885 dans la foulée de la crise entourant l’affaire Riel. On y examine en particulier ses efforts de conciliation entre Canadiens français et Canadiens anglais et son désir « bonententiste », entre autres à travers les questions des Biens des Jésuites et des écoles catholiques du Manitoba. Au chapitre suivant, délaissant momentanément sa carrière politique, c’est à sa qualité de pionnier du mouvement canadien de conservation forestière que s’intéresse Little. L’auteur insiste de nouveau sur les paradoxes de l’individu, constamment tiraillé entre des systèmes de valeur qui, pour paraître en contradiction, caractérisent la complexité de sa personnalité et de sa vision du monde : paternalisme/conservatisme et réformisme libéral.

Le chapitre 8 porte sur le passage de Joly dans le gouvernement de Wilfrid Laurier, de 1896 à 1900, où il agit comme ministre du Revenu. Finalement, le neuvième et dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à ce qui, au dire de Little, fut peut-être la fonction qui correspondait le mieux à cet homme : lieutenant-gouverneur de la Colombie-Britannique. Le poste lui échoit par la volonté du premier ministre Laurier, certain de pouvoir compter sur un « collègue » de confiance dans cette province alors marquée par l’instabilité politique. Il sera d’ailleurs, en 1903, le dernier lieutenant-gouverneur d’une province canadienne à démettre un premier ministre provincial. De 1900 à 1906, il fut le premier (et le dernier) « étranger » à occuper cette fonction en Colombie-Britannique. Little termine ce chapitre en proposant quelques réflexions sur la contribution de Joly à ce que Ian McKay a appelé la « libéralisation de l’Ouest ».

En conclusion, Little rappelle que le décès de Joly en 1908 et son inhumation dans le cimetière protestant Mount Hermon à Sillery n’ont pas fait l’objet de grandes cérémonies, l’homme politique étant alors déjà tombé dans l’oubli. Little idéalise-t-il son biographé lorsqu’il insiste sur l’intégrité du politicien que fut Joly ? À une époque où les scandales politiques étaient monnaie courante, Joly offre une image publique près de la « sainteté », affirme-t-il, attitude qu’on pourrait expliquer par son statut social et son aisance financière. Il s’emploie aussi, dans sa conclusion, à réitérer la pertinence d’une biographie consacrée à une figure politique finalement assez terne, évoquant au passage le commentaire d’un collègue à propos du manque de « grandeur » de ce personnage (p. 244). Cette justification lui sert de prétexte pour boucler la boucle en revenant à ses réflexions initiales sur la biographie, conscient des limites d’une telle approche pour connaître l’individu, mais aussi convaincant lorsqu’il évoque les facettes en apparence contradictoires qui caractérisaient Joly.

L’ouvrage de J. I. Little, on l’aura compris, ouvre de nombreuses fenêtres à partir d’un point d’entrée biographique. À l’égard de la seule question seigneuriale, par exemple, Little permet de comprendre avec brio comment l’autorité seigneuriale s’est maintenue au Québec bien après l’abolition. Toutefois, les lecteurs non familiers avec l’une ou l’autre des questions traitées (prenons par exemple la Confédération) ne trouveront pas dans cette étude les fondements nécessaires pour comprendre. En ce sens, il s’agit manifestement d’une biographie savante assez peu accessible aux non-initiés, voire à des étudiants de premier cycle. Sur le plan matériel, le livre est agrémenté d’une iconographie abondante, entre autres des photographies tant « privées » que « publiques », faisant écho au sous-titre. On notera aussi la présence très utile d’une carte de la région de Lotbinière, d’une table de conversion des mesures, d’une généalogie ainsi que d’un index, sans parler de la colossale bibliographie. Enfin, remercions l’auteur et l’éditeur d’avoir inclus la plupart des citations originales françaises en plus des traductions.

En terminant la lecture de Patrician Liberal, on comprend bien que Little adhère à l’antibiographie (pour reprendre l’expression d’Alice Kessler-Harris) (p. xii), à un point tel que le lecteur en oublie parfois qu’il lit… une biographie ! Mais c’est peut-être là, après tout, que réside la plus grande qualité de cet ouvrage : une étude d’histoire de la famille, d’histoire seigneuriale, d’histoire politique, d’histoire environnementale – finalement une véritable étude d’histoire sociale – à travers le prisme d’un individu. Espérons qu’un éditeur nous offrira prochainement la traduction française de cette remarquable étude.