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Bordée au nord par la rivière des Prairies et au sud par le fleuve Saint-Laurent, Montréal est une ville insulaire dont le développement s’est fait en lien étroit avec l’eau. Tournant aujourd’hui le dos au fleuve, elle aurait jadis vécu en symbiose avec celui-ci. Voilà le mythe que tente de déconstruire l’historienne Michèle Dagenais dans son ouvrage Montréal et l’eau. Une histoire environnementale. L’auteure y démontre que la ville et sa population n’ont en fait jamais tourné le dos au fleuve ; de façon plus nuancée, elle s’applique à démontrer que les rapports qu’elles ont entretenus avec lui ont continuellement évolué au fil du temps.

Les cours d’eau montréalais ont déjà été abordés dans quelques ouvrages, mais souvent en ne tenant en compte que de certains aspects, par exemple en les considérant comme voies de navigation, ou encore comme sources d’approvisionnement. Se situant à la croisée de l’histoire environnementale et de l’histoire urbaine, cette étude aborde l’histoire de Montréal avec l’objectif central d’exposer la place fondamentale de l’eau dans le développement urbain depuis le projet de démantèlement des fortifications au début du XIXe siècle jusqu’aux mouvements environnementalistes de la fin du XXe siècle. L’auteure, spécialiste de l’histoire de Montréal, s’est intéressée plus tôt dans sa carrière à l’histoire de l’administration municipale montréalaise et à celle des lieux de loisirs montréalais. Ayant consacré ses recherches récentes à l’histoire environnementale, elle étudie dans Montréal et l’eau les liens complexes entre l’urbanisation de Montréal et ses cours d’eau – tant ceux qui ceinturent l’île que ceux qui coulent dans les réseaux souterrains – sur plus de deux siècles. Elle nous fait découvrir la manière dont l’eau vive ou canalisée est perçue au cours de cette période – tantôt comme obstacle à contourner ou à domestiquer, tantôt comme ressource à exploiter. En considérant les débats à propos de l’eau en fonction des facteurs sociaux, politiques et environnementaux, de même que de ses différents acteurs (politiciens, ingénieurs, médecins, pêcheurs, baigneurs et autres), Michèle Dagenais révèle comment les liens entre Montréal et ses cours d’eau ont évolué au fil des transformations de la ville et de son hydrologie.

L’ouvrage de 308 pages, incluant les notes et la bibliographie, ne manque pas d’intérêt. L’histoire des relations entre Montréal et l’eau est fort complexe. L’étude repose sur une documentation riche et variée, dont des rapports d’ingénieurs et d’inspecteurs sanitaires ainsi que des rapports et documents du projet Archipel, encore peu très exploités par les historiens. Divisé en sept chapitres, le livre est structuré à la fois chronologiquement et thématiquement. Le premier chapitre est consacré à l’historiographie. L’auteure y présente les principaux ouvrages géographiques et historiques qui ont traité de l’hydrographie montréalaise aux XIXe et XXe siècles et de quelle manière l’eau y a été présentée. Les six autres chapitres portent sur les principaux aménagements dont les cours d’eau ont fait l’objet depuis le début du XIXe siècle dans le contexte du développement de la ville ainsi que les différentes façons de considérer l’eau.

Le deuxième chapitre s’ouvre sur les projets d’aménagement de l’espace urbain montréalais à la suite du démantèlement des fortifications. Jusqu’aux années 1830, dans le contexte d’urbanisation croissante, l’eau devient un obstacle à franchir et un objet à administrer. De nombreux efforts sont déployés pour règlementer sa présence. Mais l’eau devient également une ressource pour assainir la ville et pour le transport des marchandises. Ainsi, après l’épidémie de choléra de 1832, la naissance d’un idéal sanitaire amène la construction de réseaux d’aqueduc et d’égouts. Parallèlement, de nombreux travaux visent à augmenter le transport des marchandises sur le Saint-Laurent, conduisant à son industrialisation. Toutefois, au tournant du XXe siècle, l’assainissement de Montréal et l’explosion du développement urbain augmentent la pollution des cours d’eau, causant plusieurs tensions avec les municipalités riveraines voisines. Les efforts de séparation de l’eau sale et de l’eau potable résultant des nouvelles découvertes bactériennes nourrissent la redéfinition du rapport collectif avec l’eau en lien avec sa potabilité.

Ce qui est intéressant, c’est que l’historienne consacre l’entièreté du cinquième chapitre à la rivière des Prairies, souvent négligée dans l’historiographie montréalaise. De ce côté de l’île, avec la construction du barrage hydroélectrique au cours des années 1920, la rivière perd son rôle de cours d’eau navigable pour devenir une ressource hydraulique. Son industrialisation fait naître de nouvelles préoccupations liées aux usages récréatifs de l’eau, qui s’accroîtront au cours des décennies suivantes. Les deux derniers chapitres portent sur les transformations hydrologiques survenues dans la ville et sa région depuis la Seconde Guerre mondiale. L’occupation plus intense des rives et les premiers signes de dégradation écologique entraînent la naissance d’une conscience environnementale. Cette situation contribue à créer le mythe récent d’une ville qui aurait jadis vécu en symbiose avec le fleuve, que l’auteure débusque efficacement en démontrant que la ville et sa population n’ont en fait jamais tourné le dos au fleuve, mais que ce sont plutôt « les formes qu’a prises la présence de l’eau dans le paysage montréalais, et les relations entre la ville et l’eau » qui ont changé au fil du temps.

Dans Montréal et l’eau, Michèle Dagenais présente une analyse fort pertinente de l’évolution des relations entre Montréal et ses cours d’eau et fait une étude très intéressante des sources pour appuyer son propos. La faille de l’étude tient surtout à sa division à la fois chronologique et thématique, qui implique de nombreux retours dans les chapitres précédents, contribuant à confondre le lecteur en sautant parfois d’une période à l’autre. Toutefois, une introduction détaillée à chaque chapitre fait le lien avec les parties précédentes, atténuant ainsi ce petit dérangement. De plus, l’histoire des rapports entre Montréal et ses cours d’eau est abordée dans son ensemble, ce qui a pour conséquence d’offrir une analyse parfois trop brève de certains aspects de ces rapports, par exemple concernant la villégiature ou les communications interrives. Ce choix donne par contre l’avantage de présenter une histoire globale qui, si elle ne fait qu’aborder rapidement certains aspects, fournit des pistes intéressantes pour quiconque voudrait approfondir leur étude. Le lecteur appréciera également la présence de nombreuses illustrations (38) tirées de fonds d’archives qui appuient très bien le propos de l’auteure. Malgré cette riche iconographie, on peut certes regretter l’absence d’une carte actuelle détaillée de l’île de Montréal et de son archipel afin de situer le lecteur qui n’est pas familier avec la géographie montréalaise. Outre ces quelques petits bémols, cet ouvrage captivant apporte une contribution remarquable à l’histoire environnementale et urbaine de Montréal et un apport significatif à l’étude des cours d’eau en milieu urbain, comblant ainsi une importante lacune dans l’historiographie. Il constitue une étude incontournable pour mieux saisir l’importance de l’eau dans l’histoire montréalaise et ouvre la porte à d’autres travaux subséquents dans ce champ d’étude, appelant notamment la poursuite des travaux sur la naissance des mouvements écologistes de la seconde moitié du XXe siècle en lien avec la pollution des cours d’eau.