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Dans la recherche musicologique québécoise, voire canadienne, l’histoire de la musique au Québec durant la première moitié du xxe siècle reste encore injustement fragmentaire. Tout se passe comme si la « vraie » musique était enfin arrivée après le Refus global, avec la génération des compositeurs reconnus comme Gilles Tremblay, Serge Garant ou François Morel. Initiés aux langages des Berg, Schoenberg, Webern, Messiaen ou Boulez, ces compositeurs, de par leur talent et leur statut professionnel confirmés, auraient les premiers tiré la musique du Québec de la grande noirceur, suivis en cela par une autre génération, sinon deux maintenant, résolument contemporaine, sûre d’elle et naturellement à l’aise dans le monde musical international.

Or, ce monde musical a des racines plus lointaines, et si, à partir des années 1960, l’éclosion de la modernité a donné lieu à des débats des plus excitants et à des oeuvres marquantes, il était temps de rendre justice aux précurseurs. L’étude de l’émergence de la modernité a, dans d’autres domaines des arts, donné lieu à des recherches semblables, par exemple L’avènement de la modernité culturelle d’Esther Trépanier et Yvan Lamonde (1986) ou, de Trépanier encore, Peinture et modernité au Québec, 1919-1939 (1998). En musique, les années 1920 à 1940 furent elles aussi remplies de créations, de tâtonnements et de débats, en particulier sur le statut de la composition et du compositeur au Québec, thème central de cette monographie. Il est vrai que les rares études sur le sujet commençaient à dater. La bibliographie du présent ouvrage signale les travaux généraux sur l’époque, dont les institutions musicales, et relève quelques écrits préliminaires portant sur Rodolphe Mathieu, comme la thèse de Juliette Bourassa-Trépanier (1975), condensée dans l’Encyclopédie de la musique au Canada (2e édition, 1993) ou l’André Mathieu, un génie, de Joseph Rudel-Tessier (1976). C’est donc à une tâche urgente de réhabilitation que s’est attelée Marie-Thérèse Lefebvre, professeure de musicologie à l’Université de Montréal, auteure de Serge Garant et la révolution musicale au Québec (1986), de La création musicale des femmes au Québec (1991), ou encore de Jean Vallerand et la vie musicale au Québec (1996).

L’ampleur du sujet ne permettait pas une histoire complète et exhaustive de la période. L’auteure a pris plutôt le parti d’en éclairer les grandes questions en choisissant un angle de vue particulier, soit la vie de Rodolphe Mathieu (1890-1962), musicien qui posa, comme le dit le sous-titre, la question du « statut professionnel de compositeur ». En le replaçant dans le contexte des interprètes, compositeurs et critiques contemporains, il ne s’agissait donc pas seulement de faire oeuvre biographique, mais surtout de reconstituer le réseau social et artistique entourant la carrière, les idées et les positions esthétiques de Mathieu. Quelque peu éclipsé aujourd’hui par le souvenir légendaire et romantique de son fils André, Mathieu était, selon l’introduction du présent livre, « un esprit original, autodidacte et libre-penseur » (p.10). En marge des « attentes esthétiques imposées par le milieu bourgeois et clérical de l’époque » (p. 12), milieu avec lequel il aura des rapports compliqués, voire conflictuels, ce « personnage énigmatique » (p.10) fut un véritable révélateur du monde intellectuel et culturel de ce Québec musical « en formation ».

L’ouvrage de Mme Lefebvre parvient à jeter les bases d’une histoire de la musique de cette période en mettant en relation les personnages les plus marquants du monde de la composition, de la critique ou de l’enseignement de la musique, comme Léo-Pol Morin, Alfred Laliberté ou Claude Champagne pour ne nommer que ceux-là. C’est à travers la question fondamentale du statut même de compositeur qu’on s’interrogera sur la musique « savante », sa nature, son esthétique et sa place dans la société du temps. Il suffit de lire les titres des chapitres pour comprendre combien le parcours du compositeur met en relief les grands débats d’alors : « les années de formation », « les musiciens canadiens à Paris », « la vie musicale montréalaise entre 1920 et 1925 », « les retours de pays dans le milieu montréalais », « l’esthétique et l’originalité de la musique de Rodolphe Mathieu », « les années d’après-guerre : la grande désillusion ». Pour se convaincre de l’efficacité du point de vue adopté, on se reportera, par exemple, au quatrième chapitre, la section intitulée « Mathieu : un animateur culturel au centre des débats », où fait rage entre les compositeurs et les critiques la question du nationalisme et du folklore (folklore français ou canadien ?). « Soyons de notre époque et constatons que les besoins actuels ne répondent plus à l’ère des calèches » (p. 152), lancera un Mathieu tourné vers l’avenir, mais dont les idées mettront du temps à être admises.

Ce livre a comme deuxième objectif de mettre à la disposition des lecteurs, musiciens, musicologues, critiques ou amateurs, l’essentiel des sources qui ont permis de mener à bien la recherche. L’auteure fait donc oeuvre utile, puisque cette monographie se présente aussi comme un ouvrage de référence, un outil de recherche qui permettra donc à chacun de retrouver et d’utiliser à son gré les textes les plus importants de cette époque. De nombreuses illustrations accompagnées de commentaires instructifs viennent non seulement aérer l’ouvrage, mais aussi redonner chair et vie au personnage de Mathieu comme à la société musicale tant parisienne que montréalaise où il s’est frayé un chemin souvent laborieux. Renforçant le côté utilitaire de ce travail, les annexes dressent la liste des oeuvres de Mathieu, le texte des oeuvres vocales et les principaux concerts consacrés entièrement à la musique contemporaine canadienne et étrangère entre 1903 et 1953. Une bibliographie exhaustive va jusqu’à inclure revues, journaux, entrevues ou émissions radiophoniques, dont les titres seuls ouvrent encore d’autres perspectives sur l’époque étudiée. Un index onomastique complète le tout. Enfin, je soulignerai un miracle dans le monde frileux de l’édition : l’éditeur a jugé que les notes, placées en bas de page, ne feraient pas fuir les lecteurs, mais, au contraire, leur rendraient service, puisque, par leur richesse, elles renforcent les qualités informatives de cet ouvrage. Voilà donc un livre qui deviendra vite indispensable. C’est ce qu’a compris le Conseil québécois de la musique en lui attribuant un prix Opus, dans la catégorie « livre de l’année 2005 en musique ».