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Le 250e anniversaire de la signature du traité de Paris et de la cession du Canada à la Grande-Bretagne qu’il entérine ne pouvait être passé sous silence par les éditions du Septentrion. Fidèle à elle-même, l’incontournable maison d’édition propose trois ouvrages fouillés adressés à un large public.

Les deux tomes de Vivre la Conquête à travers plus de 25 parcours individuels se veulent, en raison de leur nature biographique, des recueils dédiés à un large public. En introduction, les éditeurs annoncent leurs intentions, c’est-à-dire sortir d’un « manichéisme agaçant, désastre vs bienfait ». Il demeure que beaucoup des auteurs pigent dans le champ lexical de la catastrophe. Les personnages choisis (le seigneur Gabriel Taschereau, l’officier Louis Liénard de Beaujeu Villemonde, la mère supérieure des Ursulines Esther Wheelwright, le jésuite Pierre Roubaud, la marchande Marie-Anne-Barbel, le traiteur Jean Amiot, le chef abénaquis Magouaouidombaouit, etc.) appartiennent à un large éventail social et culturel. Les collaborateurs, pour leur part, sont issus d’un large horizon professionnel. D’emblée, Jacques Mathieu explique que ce livre s’approche d’une démarche thérapeutique, la narration de parcours individuels étant une manière de s’approprier un événement traumatique collectivement vécu et d’établir au présent un rapport au passé. Est-ce là réminiscence d’un personnalisme chrétien ? Quoi qu’il en soit, la plupart des textes proposent des analyses cadrant de près l’histoire événementielle et descriptive. Bien que les contributions soient de qualités inégales, Vivre la Conquête constitue une lecture plaisante, instructive et un complément utile au Dictionnaire biographique du Canada.

1763 : Le traité de Paris bouleverse l’Amérique s’annonce comme un état de la question sur les causes et conséquences pour la Nouvelle-France du traité de Paris. La présentation de l’ouvrage est léchée. On a reproduit des gravures, des vignettes et des culs-de-lampe du XVIIIe siècle. Quelques images en couleurs de gravures, portraits et cartes imprimés sur papier glacé ont été insérées au coeur des sections. Il faut saluer la présence d’une solide chronologie composée par Sophie Imbeault, mais déplorer l’absence d’un index complet. Celui-ci n’est qu’onomastique. Le découpage chronologique en trois parties (avant la signature du traité de Paris, l’élaboration du traité lui-même et après la signature) s’avère efficace sur le plan de la lecture.

Dans l’introduction signée Laurent Veyssière, l’historien militaire soutient que la négligence des historiens européens à l’endroit du volet américain de la guerre de Sept Ans découlerait de l’envergure limitée des batailles. Aussi, la France n’a pas abandonné sa colonie, elle n’a pas gagné suffisamment de territoire pour la conserver lors des négociations. Si le destin du Canada s’est joué dans les champs boueux du Hanovre, il demeure que, pour Veyssière, la thèse de l’abandon prendrait surtout racine dans la sensibilité meurtrie des Canadiens. Or, où l’historien doit-il creuser pour dénicher cet intangible à travers la documentation historique ? Les parcours individuels explorés dans Vivre la Conquête peuvent, en partie, esquisser l’impalpable.

Le cas de Jean Barré, capitaine de vaisseau et entrepreneur de pêche dans la région de Gaspé, raconté par Mario Mimeault et Robert Larin, dépeint l’envergure des pertes matérielles subies par les sujets canadiens du roi de France à l’avancée des troupes de Wolfe. Par ailleurs, le texte de Raymonde Litalien synthétise toute la dimension que la pêche à la morue revêtait dans l’économie atlantique française et met en lumière toute son importance lors des pourparlers de paix.

Dans son premier texte, Vaugeois enfile la toge de l’historiographe. Les positions de Maurice Séguin et de Jean Hamelin sur la présence d’une bourgeoisie canadienne sont rapidement mises à dos pour s’annihiler au profit d’un retour aux thèses ethnicisantes de Lionel Groulx. S’appuyant sur les travaux de Denys Delâge et de l’historien Gervais Carpin sur l’ethnonyme canadien, Vaugeois soutient qu’un Canadien est un colon français enraciné au pays et qui a beaucoup emprunté aux manières amérindiennes.

Le second texte de Laurent Veyssière aborde le rôle historique en Nouvelle-France de l’alliance amérindienne. Le texte s’intéresse au changement de perception des militaires européens sur les alliés amérindiens à l’occasion de la guerre de Sept Ans. Pour les officiers de Montcalm, les guerriers amérindiens ne jouaient qu’un rôle de corps auxiliaire des troupes régulières au même titre que les Pandours croates.

Les quatre contributions suivantes traitent du conflit sous la lorgnette européenne. Michel de Waele expose la logique derrière le retournement d’alliance et son échec pour la France et l’Autriche, tandis qu’Éric Bédard se penche sur les réticences de l’abbé de Bernis, prédécesseur de Choiseul au poste de chef de la diplomatie française, face à l’attachement indéfectible à l’allié autrichien, malgré la déroute pressentie. Didier Poton recadre la place marginale que prenait le Canada dans le complexe économique colonial français au XVIIIe siècle alors centré sur les Antilles.

L’archiviste Raymonde Litalien étudie sommairement les mémoires de certains marchands français depuis le début du XVIIIe siècle, plaidant pour le maintien du Canada dans l’espace colonial. L’essentiel du texte porte sur le mémoire de La Galissonière de 1751 qui soutient un projet de transmigration de la population canadienne en Louisiane. Les propos de Litalien s’articulent autour d’une dichotomie. D’un côté, un certain « humanisme des Lumières » désintéressé et soucieux du bien-être des habitants ; de l’autre, une logique d’État intéressée qui serait typique du régime monarchique. La conclusion y va d’un plaidoyer sur la résilience des Canadiens face à l’abandon par l’État français malgré les voix plaidant pour leur conservation.

Si un sentiment d’abandon est à dénicher, c’est bien dans les péripéties juridico-financières entourant l’émission de la monnaie de papier et son recouvrement auprès de la Couronne française dans les années suivant la Conquête. C’est le cadre de ces tribulations qui est habilement traité par Sophie Imbeault dans sa contribution. Les cas du forgeron Noël Voyer et de l’orfèvre Jacques Terroux, rapportés par l’archiviste Rénald Lessard et Denis Vaugeois, illustrent bien ces déboires.

Le généalogiste Marcel Fournier rapporte que c’est environ 3500 migrants francophones (soldats de Montcalm, migrants français et réfugiés acadiens) qui s’établissent au Canada, compensant ainsi en partie le départ de près de 4000 personnes entre 1755 et 1765.

Se tournant vers l’intérieur du continent, l’étudiant au doctorat Joseph Gagné survole la situation des Pays d’En-Haut et du Pays des Illinois au cours du conflit et de ses suites. Le doctorant synthétise bien les conséquences immédiates des aléas diplomatiques avec lesquelles les populations amérindiennes et européennes de l’intérieur ont dû composer.

Dans son deuxième texte, Denis Vaugeois revient à la charge sur la question identitaire en établissant que la genèse de l’identité canadienne précéderait 1680. Ce serait à cette époque que les « Habitants canadiens » auraient imposé « leur modèle » façonné par les conditions de vie locale. Cela dit, en citant St. John Crèvecoeur et Mgr Dosquet, Vaugeois n’abandonne pas complètement le XVIIIe siècle (p. 218-219). Il oublie cependant de considérer que ces témoignages transposent plutôt les jugements romantiques d’une certaine élite européenne sur les sociétés coloniales. De plus, l’auteur soutient que les difficultés d’intégration qu’auraient vécues les exilés canadiens en France découleraient d’une différence identitaire marquée.

Or, d’après l’historien Robert Larin, au-delà de l’établissement en Touraine « d’une partie importante des membres de la noblesse canadienne et des classes socialement dominantes », plusieurs traces archivistiques permettent d’observer une « sorte d’exode larvé composé d’une multitude de migrations individuelles [à travers] la France continentale et coloniale » (p. 224). Les chemins de l’exil correspondraient davantage à des contingences matérielles et privées, y compris pour les élites établies en Touraine, qu’à un sentiment identitaire d’exclusion dans une France monarchique marquée par les particularismes régionaux et nationaux.

L’historien Alain Laberge décortique la signification des fêtes pour publication de la paix données par Louis XV à Paris en juin 1763. Laberge souligne à juste titre, à la suite de Michel Fogel, que ces célébrations s’inscrivent dans la trame des « cérémonies de l’information » qui ritualisent la diffusion des nouvelles entourant les actes et décisions du roi auprès de ses sujets. De fait, il expose habilement les tenants et aboutissants de ces festivités planifiées à la fois pour redonner du lustre à la monarchie auprès du « public » parisien en invoquant le souvenir des célébrations de 1748 que pour dissimuler les termes néfastes pour l’empire colonial français du traité de Paris.

Charles-Philippe Courtois y va d’une relecture des thèses de Lionel Groulx émises en 1919 dans Lendemains de Conquête. Courtois oppose la position groulxiste aux interprétations traditionnelles optimistes de la Conquête, incarnée d’un côté par celle de Thomas Chapais et de l’autre par celle Mgr Plessis. L’originalité de l’interprétation de Groulx résiderait dans la conceptualisation de la Conquête en tant que catastrophe sociale et nationale tout en ne devenant « ni pessimiste ni fataliste », comme le serait celle des héritiers de l’École de Montréal.

L’historien Donald Fyson soutient qu’au vu de la pratique ainsi que de la protection des traités de paix et du système légal en vigueur au lendemain de la cession, il est faux d’affirmer que les Canadiens catholiques (à l’exclusion de ceux de confessions protestantes, souvent négligés) étaient exclus de tous les postes de pouvoir. Seules les plus hautes positions administratives leur étaient de facto interdites. En réalité, les gouverneurs James Murray et Guy Carleton auraient fait preuve de beaucoup de souplesse dans le recrutement de Canadiens catholiques dans les emplois de magistrats et de fonctionnaires (p. 272-277).

La seconde contribution de Fyson concerne la réconciliation entre « conquis » et « conquérants ». Si l’attitude des élites canadiennes et britanniques devant la nouvelle situation politique se reconstruit assez bien, il demeure que les pensées des « Canadiens ordinaires » sont plus difficilement discernables. Les sources, y compris plusieurs des portraits exposés dans Vivre la Conquête, attestent d’un éventail de comportements et de réactions pour le moins complexes, en particulier, selon Fyson, à la lumière de leur conduite lors de l’invasion des troupes du Congrès continental en 1775 (p. 262).

La Proclamation royale est souvent présentée comme un texte progressiste qui institue un vaste territoire de chasse protégé pour les Autochtones. En contrepied, l’historien Alain Beaulieu soutient que « […] le geste lance officiellement le processus de confinement des Autochtones dans des espaces de plus en plus restreints, opération appelée à se réaliser par la transformation de traités, les instruments par excellence de la diplomatie, en outils du colonialisme » (p. 299).

L’historien Yvon Desloges expose de manière fouillée les déboires d’une alimentation à la française centrée sur le blé telle qu’elle prolifère au XVIIIe siècle, et ce au détriment des emprunts locaux comme le maïs. Sans aucun doute, la Conquête introduit de nouveaux goûts. Cependant, une brève discussion sur cette notion de « goût national » aurait été la bienvenue. Comme le soutient l’historien Charles Ludington dans un article cité par Desloges, le goût britannique pour les alcools forts s’avère, jusqu’aux années 1770, un phénomène émergeant associé particulièrement aux classes moyennes. Une réflexion comparée avec les évolutions observables à la fin du régime français, comme l’augmentation de la consommation de guildive dans les classes populaires canadiennes, aurait été pertinente bien qu’il demeure que ces différences « s’atténuent avec le temps » pour former, entre 1785 et 1860, une alimentation « à la canadienne » (p. 316-318).

À contrevent d’une lecture « binaire et linéaire » qui offre « un prêt-à-penser facile pouvant servir une cause politique » (p. 333), l’historien Laurent Turcot esquisse une histoire culturelle québécoise qui s’inscrit dans un cadre transnational. À la fin du XVIIIe siècle, les pratiques culturelles et sociales prennent pour cadre référentiel « le modèle métropolitain européen » particulièrement chez l’élite « qui tâche de reproduire, à Québec comme à Montréal, de petites cours autour des lieux de pouvoir » (p. 342).

Alain Laberge souligne que plusieurs familles seigneuriales vendent leurs biens canadiens en 1763, mais il n’en demeure pas moins que le régime persiste, transfusé qu’il fut par cette nouvelle classe seigneuriale que sont les marchands, officiers et administrateurs britanniques. La persistance du régime seigneurial, tout bigarré qu’il soit, est un sujet chaud auquel s’attaque actuellement l’historien Benoît Grenier.

L’historien français Jean-Pierre Poussou brosse un large portrait de l’évolution de la traite des fourrures depuis la Conquête jusqu’au XXe siècle en explicitant rapidement, d’une manière somme toute classique, l’impact sur l’évolution du territoire de la rivalité entre la Compagnie du Nord-Ouest et la Hudson’s Bay Company.

Dans ses deux derniers textes, Denis Vaugeois reprend de nouveau les thèses de Marcel Trudel (p. 349-361) : la Conquête est une catastrophe qui met en danger la pérennité de l’Église catholique au Canada, ce « seul phare subsistant du Régime » (p. 361). Le choix de la France d’abandonner le Canada une première fois en 1763 au profit des pêcheries et du sucre antillais se confirme en 1783 à l’issue de la guerre d’Indépendance américaine.

En conclusion, malgré certaines orientations idéologiques fâcheuses, les trois ouvrages constituent des entrées accessibles sur la Conquête. Maintenant, il n’est qu’à souhaiter que la recherche se poursuive et qu’elle inclue la question toujours en friche des développements culturels et politiques à l’ère des Révolutions atlantiques.