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Loué par ses habitants et par les voyageurs du XVIIIe siècle pour la fertilité et la richesse de ses terres, le Pays des Illinois, ou Haute Louisiane, a longtemps été le parent pauvre de l’historiographie sur la Nouvelle-France. Depuis trois décennies environ, les études sur cet espace clé entre Canada et Basse Louisiane – les deux « centres » de l’Amérique française des XVIIe et XVIIIe siècles – se sont multipliées, tant de la part des chercheurs états-uniens que de celle de leurs homologues québécois et français[1].

La recherche s’est particulièrement focalisée sur la singularité de la société de Haute Louisiane (la « société des forts »), sur son économie (le « grenier à blé » de la colonie française d’Amérique) ou sur les relations avec les Amérindiens (assez calmes malgré la violence de la guerre menée contre les Renards vers 1730). Le fonctionnement de la justice au Pays des Illinois n’a pas été écarté, même si cette marche [zone frontalière] de l’immense Louisiane n’a, en la matière, pas connu la même veine que la vallée du Saint-Laurent ou même que la partie méridionale de celle du Mississippi[2].

La raison première tient principalement à l’absence de véritables institutions judiciaires locales. Rattaché officiellement à la Louisiane, donc à son Conseil supérieur, en 1717, malgré une tentative avortée de réforme administrative destinée à le placer sous l’autorité de Québec en 1748, le Pays des Illinois n’a été doté d’un conseil provincial que sur papier. Instaurée en 1722, cette juridiction fantoche est supprimée neuf années plus tard, laissant l’exercice de la justice civile et criminelle à un officier de plume des troupes de la Marine ayant rang d’écrivain principal[3]. À une époque où la séparation des pouvoirs n’existe pas, on ne peut s’étonner de voir une fonction administrative assurer une mission judiciaire. Il en est couramment des intendants, en métropole comme dans les colonies d’Ancien Régime. La réalité judiciaire en Haute Louisiane s’y confine donc surtout à l’ordre militaire : le juge est souvent le commandant du fort le plus proche des lieux d’infraction.

Il en est ainsi « aux Cascakias », ainsi qu’il est parfois écrit dans les papiers de l’administration coloniale, soit la région clé du Pays des Illinois, autour des villages de Kaskakia, mission jésuite fondée en 1703 et dotée d’un fort à compter de 1721, du village de Chartres, à proximité d’un fort du même nom trois fois reconstruit, et de Cahokia, premier établissement français dans cette partie de l’empire, également une mission fondée en 1699. Plus encore qu’au Canada[4], la troupe constitue en effet en Haute Louisiane une force de justice incontournable. Elle n’est pas qu’un auxiliaire de la justice royale, elle l’incarne pratiquement, à l’instar de l’île Royale et de la forteresse de Louisbourg où les instances militaires jugent non seulement, par le biais des conseils de guerre, la soldatesque, mais traitent également une partie de la justice dite ordinaire[5].

Longtemps vue comme une terre de déviances et de violence, commises tant par la société civile que militaire, la Grande Louisiane a fait l’objet d’une récente révision historique[6]. En son sein, le Pays des Illinois ne paraît pas constituer un terrain criminogène particulier, malgré son éloignement des centres du pouvoir et la faiblesse de ses institutions judiciaires. En 1752, la région de Kaskakia est pourtant touchée par une affaire de désertion. Non un banal cas de fuite de la part de quelques soldats comme la Nouvelle-France en connaît bon an mal an[7], mais un problème militaire et judiciaire sérieux puisqu’il met en cause pas moins de vingt et un engagés des troupes de la Marine, soit l’équivalent de près de la moitié des effectifs d’une compagnie.

L’objet de cet article est de mieux comprendre comment fonctionne la justice militaire, justice royale, dans le Pays des Illinois, cette périphérie de la Louisiane française pourtant située géographiquement au coeur de la Nouvelle-France. À travers un cas particulier, il s’agit de comprendre un phénomène pluriel plus large, dont la désertion fait partie, mais surtout la manière dont passe la justice du roi dans un espace colonial particulier pourtant sous administration (théorique) directe de la métropole. Il convient de poser les jalons d’une complexité, à la fois criminelle et judiciaire (la désertion, véritable crime d’État), socioprofessionnelle (la société militaire coloniale, celle des troupes de marine plus particulièrement, déjà largement connue, y compris pour la Haute Louisiane), institutionnelle (les tribunaux et les officiers chargés de rendre la justice, surtout la procédure afférente), spatiale (le Pays des Illinois avec ses singularités topographiques, sociales ou bien encore culturelles), etc. Il s’agit aussi d’apporter une pierre supplémentaire à un édifice plus vaste, celui de la connaissance de la justice coloniale dans et à l’époque du premier empire colonial français.

Le droit colonial est en principe un droit national exporté dans une terre plus ou moins lointaine, surtout pour les territoires sous contrôle direct de la métropole, mais adapté aux circonstances coloniales. La justice et les hommes chargés de l’appliquer se doivent de ne pas faire des coloniaux et des colonisés des justiciables à part. On sait que le voeu est pieux, ce d’autant plus que l’Ancien Régime français est tout entier marqué de l’art du compromis et des fameuses « Libertés », entendons les particularismes et privilèges provinciaux et locaux[8]. La Nouvelle-France n’échappe pas à ce que Marcel Trudel a qualifié en son temps d’« absolutisme mitigé[9] ». Le Pays des Illinois, par sa position géographique, ne peut sans doute que rendre encore plus vaines les prétentions de la monarchie française à une justice une et indivisible, pourtant marque essentielle de la souveraineté, même si ce que j’ai qualifié de « grand arrangement » ne signifie en rien entière évaporation des normes importées et pour partie imposées par la métropole.

Il n’empêche que le Pays des Illinois n’est ni le Canada, ni la Nouvelle-Orléans, ni même le Pays-d’en-Haut adjacent sous contrôle des juges de Montréal. La connaissance que l’on a de la justice que l’on y rend au XVIIIe siècle mérite encore d’être affinée. Pour ce faire, prendre appui sur une affaire exemplaire n’est certes pas sans limites, notamment le risque de prendre la partie pour le tout. Il n’empêche que la méthode en histoire judiciaire a fait ses preuves[10], à condition de ne pas oublier d’intégrer, forme de critique indispensable au travail de l’historien, le cas révélateur dans un jeu de plus large échelle. Si comparaison n’est pas toujours raison, la démarche confine à nuancer une double réalité : celle de cette affaire particulière et (dans) celle de la justice du roi en Haute Louisiane.

Un « party des vingt et un déserteurs »

L’affaire de 1752 nous est connue par une relation du procès et quelques papiers annexes[11] adressés par le gouverneur de la Louisiane, le fameux Pierre de Rigaud de Vaudreuil de Cavagnial, né canadien, marquis de son état, futur gouverneur général de la Nouvelle-France[12], à son ministère de tutelle, celui de la Marine. La rédaction de ces documents, dont nous verrons qu’elle n’est peut-être pas désintéressée, résulte d’une requête adressée par trois capitaines à Barthélémy-Daniel Macarty de Macteigne, « major, commandant pour le Roy la Province des Illinois », afin d’ouvrir une procédure criminelle puis de réunir un conseil de guerre afférent à la suite de la désertion de vingt et un soldats des troupes coloniales dans le haut Mississippi.

L’exemple des « Caskakias » n’a donc évidemment pas été pris au hasard. Il va servir à illustrer les modalités et l’effectivité de l’administration de la justice, au sens premier du terme, dans la Haute Louisiane du milieu du XVIIIe siècle. De fait, ce terme désigne dans les archives concernées par l’affaire de 1752 non le seul village de Kaskakia, certes doté d’une petite garnison des troupes coloniales, mais plus sûrement le fort de Chartres. Construit à partir de 1719 non loin de l’actuelle Saint-Louis, le fort de Chartres, seule construction militaire en pierres dans la haute région mississippienne à l’époque de la présence française, abrite une garnison des troupes de la marine, forte en théorie, au milieu du XVIIIe siècle, d’un commandant, d’un major (les deux fonctions sont donc confondues), de 26 officiers (du grade de capitaine à celui d’enseigne) et de 357 sous-officiers et hommes de rang, ce qui constitue une part non négligeable des 37 compagnies, environ 1300 hommes, présentes en Louisiane à cette période. Vers 1750, le commandant Macarty recense à la Nouvelle-Chartres, le village voisin, près de 200 Français, près de 90 esclaves noirs et une bonne trentaine d’esclaves panis (amérindiens), ce qui en fait la troisième localité par ordre d’importance dans le Pays des Illinois, après Cahokia et Kaskaskia[13], et sur une population totale de l’ordre de 2600 habitants à cette date dans cette partie de la Nouvelle-France (pour environ 10 000 pour l’ensemble de la Louisiane, et sur les quelque 60 000 habitants de l’ensemble de la colonie française).

Point n’est question de dresser ici le portrait et le profil des accusés. La question de la désertion en Nouvelle-France est assez bien connue, que ce soit pour le Canada, le Pays-d’en-Haut ou la Louisiane[14]. Rappelons que le phénomène n’est pas si important, de l’ordre de 1 % des troupes coloniales concernées. Malgré les possibilités accrues de fuite « dans les bois », à la vérité, les soldats de la Nouvelle-France font face à une topographie qui la facilite peu : longueur des distances, danger représenté par les Amérindiens, nature hostile, accueil mitigé dans les colonies anglaises, etc. En Haute Louisiane, les structures mêmes de la société des forts, marquée par le tissage de liens matrimoniaux entre soldats et femmes issues de la société civile, amérindiennes y compris, ne jouent pas en faveur de la désertion. Le militaire en Nouvelle-France est donc bien plus voleur, trafiquant ou bagarreur que coupable d’un crime d’État assimilé à de la trahison.

L’entreprise n’en est pas moins tentée par un sergent, un caporal, un tambour et dix-huit soldats dans la nuit du 27 au 28 février 1752. La fuite, à partir de deux canots et du soutien manifeste de quelques colons, a été virtuellement réussie si l’on s’en tient au fait que les hommes n’ont pas été rattrapés, du moins dans un premier temps. En septembre de la même année, Macarty évoque avec Vaudreuil « l’apparance [sic] que ces déserteurs ont tous péri de misère dans la Belle Rivière (l’Ohio) ». En juin 1753 pourtant, l’affaire connaît un rebondissement : le sergent Aimable Pagot et un soldat sont retrouvés en piteux état par des soldats convoyant un transport de vivres au retour de Détroit. Quant aux autres, d’après les dires des deux acolytes, l’un serait noyé, un autre perdu et les dix-sept autres ont été quittés alors qu’ils « mourois dynanition » (sic) un mois auparavant. Mis aux fers, les deux criminels s’enfuient de nouveau avec la complicité de leurs gardiens et celle de quelques habitants. On les a vus descendre du bateau « vis à vis la Rivière Blanche[15] ». Le reste de la petite troupe, on le sait par un marchand pris en otage afin de récupérer sa barque et des fusils, a cherché à rejoindre les lointaines colonies anglaises. Mal en point, tous auraient « péris dans les bois ». L’aventure a donc finalement tourné court. Les motivations des déserteurs ne nous sont pas connues. La procédure n’apprend rien à ce sujet.

En revanche, celle-ci s’avère riche de précisions sur la justice pénale militaire pratiquée dans la haute vallée du Mississippi à l’époque du Régime français.

Procédure d’exception ou faire avec les moyens du bord ?

L’historien du droit et de la justice ne peut qu’être intéressé par la procédure à laquelle recourt l’autorité militaire dans le Pays des Illinois et telle qu’elle transparaît dans le dossier de 1752.

La procédure militaire emprunte beaucoup à l’esprit de la Grande Ordonnance criminelle de 1670 qui structure les procès criminels dans la France moderne et, en principe, dans les colonies sous tutelle directe de la monarchie. En principe, car l’exemple du Canada montre d’inévitables adaptations de terrain et parce que la jurisprudence et les arrêts de règlement du Conseil supérieur de Québec font que la justice n’y est pas tout à fait rendue selon les canons métropolitains[16]. Néanmoins, les juges canadiens ne s’écartent pas plus de la norme que ne le font leurs homologues bretons, bourguignons ou languedociens à la même époque[17]. En ce qui concerne la justice militaire et le problème de la désertion, le Canada peut également servir de modèle comparatif avec le reste de l’Amérique française du XVIIIe siècle. Comme les hommes concernés appartiennent aux troupes de la marine, la justice se fonde également sur les principes du « code » maritime, tel qu’il s’applique sur les navires ou dans les arsenaux du roi[18]. Quoi qu’il en soit, l’ancienne justice maritime ne s’écarte guère de la procédure pénale habituelle.

Dans l’affaire des vingt et un déserteurs du Pays des Illinois, la procédure est écourtée, car la fuite effective des accusés rend impossible l’instruction définitive, soit leur interrogatoire et leur mise à la torture éventuelle avant sentence par le collège des juges, pour un crime méritant peine de mort. La procédure est rapide et passe de l’information au jugement, comme il est de règle en cas de fuite judiciairement avérée, soit en cas de contumace.

La procédure commence, nous l’avons vu, par la plainte des trois commandants de compagnies, les capitaines La Mazelière, Moncharvaux et Reggio, et adressée à celui qui dirige militairement le Pays des Illinois. C’est à lui en effet que reviennent le droit et le soin de lancer une procédure, réunir ultérieurement un tribunal militaire ad hoc, un conseil de guerre donc, et in fine assurer une bonne administration de la justice dans son ressort. Les trois capitaines sont évidemment ceux dont les compagnies sont concernées par la fuite, soit dix-sept soldats dans celle de La Mazelière contre respectivement deux dans chacune des deux autres compagnies. Macarty assume alors la fonction de procureur royal, donc le représentant du ministère public, soit, dans la procédure pénale classique, celui qui poursuit le crime au nom de la société, de l’État et du roi. Nous allons voir cependant que le rôle de Macarty ne s’arrête pas là. Ses obligations le conduisent à une position judiciairement ambiguë et il n’est pas le seul officier concerné.

Notons que la plainte est riche d’enseignements : si celle de La Mazelière se contente de donner les noms et qualités des soldats, les deux autres contiennent plusieurs détails anthropométriques (taille, forme du visage, couleur des cheveux, classique surnom militaire, etc.) d’une grande précision et d’une grande modernité en matière de police. Plus que par son patronyme, le soldat de base du XVIIIe siècle semble avant tout être connu et reconnu de l’autorité militaire par ses qualités martiales ou ses habitudes de comportement à l’origine de son sobriquet, son apparence physique[19]. La plainte sert également à confirmer la fuite, donc sa nature criminelle, qui a eu lieu la nuit du 27 au 28 février 1752, mais sans que l’on sache exactement comment celle-ci est avérée : les fuyards ont-ils été vus ou bien leur départ constaté à l’appel du matin suivant ?

Quoi qu’il en soit, la désertion est assez certifiée pour que Macarty permette d’informer, soit de recueillir les preuves nécessaires, dès le 29 février. L’information judiciaire est l’étape clé du procès criminel français d’Ancien Régime. Elle est ordinairement confiée à un magistrat instructeur, le lieutenant criminel des juridictions royales. En l’occurrence, parce qu’il n’existe pas en Louisiane, ni dans toute la Nouvelle-France, de tribunal militaire permanent – la Connétablie et le Prévôt des Maréchaux – , la justice militaire passe donc par deux voies possibles : en externe quand les soldats commettent des crimes dits communs, en interne pour les crimes spécifiques à la vie militaire ; mais sans exclusivité : un crime grave de droit commun pouvant être jugé aussi bien par l’autorité civile que par la militaire, comme il a été précisé. Comme la première n’existe pas dans la haute vallée du Mississippi, la troupe délinquante ou criminelle relève donc ipso facto de la seconde… Celui qui instruit l’affaire est donc un officier spécialement désigné à cette fin et qui assure la mission dévolue au lieutenant criminel des juridictions royales. Il s’agit en l’occurrence du lieutenant Rousselet de Boisroger. Celui-ci, envoyé en Louisiane en octobre 1750, est arrivé à La Nouvelle-Orléans vers juin-juillet 1751. Il décédera deux ans après les faits à la suite d’un engagement contre les « Sauvages » et n’aura pas la possibilité de faire carrière[20]. On notera qu’au Canada, l’enquête est plus souvent confiée à un sous-officier, moyen de forcer la troupe à participer à la répression et parce que la moindre distance avec les officiers rend peut-être les témoins plus diserts. Sur quels critères le sous-officier sans expérience judiciaire qu’est Rousselet est-il choisi par ses pairs ? Se porte-t-il alors volontaire ?

Rousselet n’en procède pas moins avec diligence. À la fin de la journée du 29 février, l’officier a convoqué et entendu par ordre de grade sept témoins, pris uniquement parmi la soldatesque, plus précisément des hommes des trois compagnies concernées. Il s’agit d’un sergent et d’un caporal de la compagnie de La Mazelière, également d’un sous-officier et d’un caporal de la compagnie de Moncharvaux, encore d’un sergent, d’un caporal de la compagnie Reggio, deux témoins auxquels s’ajoute le seul simple soldat entendu. Si ces dépositions doivent certainement à la valeur judiciaire des témoins (ceux qui peuvent donner des preuves concluantes), il semble que le grade joue également. Le témoignage d’un sous-officier a sans doute plus de poids que celui d’un homme de troupe. Le nombre des témoins peut paraître faible, surtout à l’échelle des effectifs militaires, mais rappelons que dans l’ancien droit criminel français, deux témoignages concordants et concluants suffisent à faire une preuve pleine. Cependant, il convient de noter que Rousselet ne s’embarrasse pas pour trouver d’autres éléments de preuve, matériels ou autres. Il se contente de la preuve testimoniale, certes la plus couramment recherchée au XVIIIe siècle.

Que valent les témoignages recueillis ? Il faut bien avouer qu’ils peuvent paraître assez peu précis sur les circonstances de la fuite, ce qui n’étonne guère. La désertion ne se fait ni au grand jour ni à la vue de tous. Que nous apprennent-ils ? Après avoir juré de dire la vérité, affirmé n’être ni parents, ni amis, ni « alliés » des accusés, les sept témoins disent à peu près la même chose : ils ne connaissent pas les motivations des déserteurs, mais la fuite est avérée, avec quelques variantes. Elle a eu lieu avec deux pirogues, dont l’une volée aux missionnaires jésuites. Quelques détails sont donnés par les différents déposants : un tel sait que de l’argent a été emporté, tel autre que les fuyards sont partis avec des habits et chemises supplémentaires (civils ou militaires ?), qu’un habitant, un certain Lafleur, a aidé à la fuite en fournissant une embarcation supplémentaire, un autre encore que des sacs de farine ont été volés. Le dernier témoin, et c’est peut-être la raison de sa déposition comme soldat de rang, ajoute qu’un fusil a été pris. Dans l’ensemble, l’officier instructeur entend les mêmes réponses, quasi stéréotypées, ce qui peut indiquer un projet voire un fait notoirement connu dans les compagnies, avant même le passage à l’acte. Eu égard au crime, les preuves sont suffisamment solides et les déserteurs parfaitement identifiés, l’information n’a guère besoin de se poursuivre.

Dès le lendemain, Rousselet fait procéder, comme il se doit, au récolement des témoignages, soit la confirmation des dépositions. Cette étape fait passer les propos tenus au rang de preuves officielles. Tous réaffirment comme vrai ce qu’ils ont dit la veille, ainsi que le rapportent les pièces du procès établies par un certain Barrois, qualifié de « greffier en la juridiction royale des Illinois » (comprendre la justice ordinaire dévolue à l’écrivain principal). De type inquisitoire[21], le procès criminel de l’époque moderne est en effet entièrement rédigé. Par absence des accusés, le récolement vaut confrontation entre témoins et accusés. L’instruction passe donc directement à la phase du jugement.

Celle-ci a lieu dans les quartiers du commandant Macarty et se tient sous la forme d’un conseil de guerre, le 6 mars, temps nécessaire pour choisir, convoquer et réunir les officiers idoines, et que ceux-ci examinent les pièces du dossier. Sa composition paraît conforme avec la présence de onze officiers. De fait, l’esprit de la procédure pénale classique est respectée avec au moins sept juges pour former le Siège (le chiffre impair permettant de dégager une majorité, à deux voix pour la peine de mort). Ceux-ci sont, conformément à la règle militaire, choisis par le commandant Macarty. On y trouve un certain Buchet, écrivain principal de la Marine et sans doute seul homme d’expérience en matière de justice puisque, nous l’avons souligné, les compétences de cet officier de plume comportent celles de rendre la justice quotidienne dans le Pays des Illinois. À ses côtés prennent place quatre capitaines, un lieutenant, trois enseignes (à considérer comme des grades de la Marine, soit l’équivalent de commandant ou major, capitaine et lieutenants des troupes de l’infanterie).

En revanche, l’historien du droit ne peut qu’être surpris par la composition de ce tribunal. Macarty le préside en effet, ce qui, dans un procès pénal ordinaire, reviendrait à faire du représentant du roi (procureur) un magistrat du Siège, soit un juge. Cette confusion des fonctions est en principe strictement impossible. Il est vrai qu’au Canada voisin, il arrive que des procureurs du roi soient temporairement désignés, lors d’absence ou de maladie du juge compétent et faute de personnel de rechange, pour mener l’instruction, ce qui est évidemment caduque[22]. Cependant nous n’avons jamais rencontré de représentant du ministère public à la tête du Siège ! De même, si le lieutenant Rousselet apparaît dans le compte rendu du conseil de guerre comme celui qui a bien « extraordinairement[23] instruit », cet officier y est aussi présenté comme celui qui a assuré la charge de procureur en cours d’instruction ! La décision du tribunal fait en effet suite à ses « conclusions », comme le précise bien le dossier. Deux fonctions distinctes, celle de procureur et celle de juge, ont été doublement tenues par deux officiers ! Cette situation rendrait plus qu’illicite tout procès pénal mené dans une juridiction royale civile et permettrait à tout accusé d’obtenir un ajournement pour vice de procédure, sauf à considérer une erreur d’emploi d’un vocabulaire adéquat. Notons encore que le capitaine Reggio est quant à lui juge et partie dans cette affaire puisque ayant logiquement porté plainte, comme il se doit réglementairement, il figure également parmi les officiers désignés pour dispenser la peine !

Doit-on considérer que la justice militaire du XVIIIe siècle, particulièrement dans les colonies, ne s’embarrasse guère avec le strict respect des procédures, donc du droit ? Ou bien l’historien doit-il constater que l’institution militaire fait avec des moyens humains limités et que le contexte même de la Haute Louisiane rend impossible une justice parfaitement réglée ? La bonne marche de la justice dans les affaires de désertion au Canada invite plutôt à pencher pour la deuxième option[24].

Quoi qu’il en soit, le conseil de guerre reconnaît la contumace, donc la fuite officielle des déserteurs, que le tribunal peut légalement condamner et à qui une peine peut être symboliquement appliquée. La contumace permet, le cas échéant, de punir directement les coupables dans le cas où ceux-ci seraient retrouvés dans les cinq ans. Les vingt et un déserteurs de 1752 sont alors effectivement condamnés à être pendus et étranglés « jusqu’à ce que mort s’en suive ». La documentation ne permet pas de savoir si la sentence a été appliquée en effigie, comme c’est normalement le cas afin de montrer que la justice du roi a bel et bien passé.

Au-delà de sa singularité, comment apprécier l’affaire de 1752 au regard de la justice militaire dans les colonies de l’Amérique française d’avant 1763 ?

L’affaire de 1752 au prisme de la justice coloniale et de la vie militaire en Nouvelle-France

Au regard de la peine infligée aux déserteurs, force est de constater que les juges militaires, qui bénéficient de l’arbitraire, soit la liberté d’apprécier au mieux, sans justification de leur part, la peine en fonction du crime et de ses circonstances, ont finalement décidé d’une sanction classique en matière de désertion. Crime d’État, assimilable à de la trahison, la désertion, punie des galères de 1685 à 1702, est officiellement de nouveau punissable de mort depuis cette date pour les hommes passés à l’ennemi. À l’heure du jugement du 6 mars 1752, il est vrai que le départ vers les colonies anglaises n’est non seulement pas connu, mais peut-être même pas envisagé par les fuyards. La chose importe peu à la vérité, car depuis le passage de la Louisiane sous l’autorité de la Compagnie des Indes (pour mémoire de 1717 à 1731), la peine capitale a été réintroduite pour tous les déserteurs et la Couronne n’est point revenue sur cette politique pénale. Les condamnés sont le plus souvent fusillés, dans les trois quarts des cas et à l’exemple canadien[25], pour ceux que l’on rattrape évidemment. Dans l’affaire des « Cascakias », les juges ont opté pour un châtiment plus ordinairement pratiqué dans les juridictions judiciaires ; la pendaison étant encore au XVIIIe siècle la forme de peine de mort la plus habituellement prononcée, quoique statistiquement en nombre assez faible, pour les crimes authentiques, tant en métropole qu’au Canada voisin. Un rapprochement peut aussi être fait avec la justice maritime française de cette période qui semble préférer la corde au peloton d’exécution[26].

L’ampleur de la désertion et la fuite définitive auraient rendu évidemment impossible la clémence, même ultérieure, des autorités. Nul doute que rattrapés, les vingt et un déserteurs des Illinois auraient été pendus, peut-être à la suite d’un tirage au sort introduit quelques décennies plus tôt afin de permettre une réintroduction forcée dans la troupe d’une partie des soldats incriminés, besoins en hommes oblige. En fuite vers les colonies ennemies, le sergent Pagot et ses complices n’auraient certainement pas non plus profité d’une amnistie royale.

Les vices de procédure que l’historien peut constater dans cette affaire et que l’on pourrait qualifier d’abus ne surprennent que peu à la vérité. Ils ne sont qu’une forme exagérément révélatrice de la difficulté à rendre la justice en Nouvelle-France, dans ce genre de crime surtout, et s’expliquent par le contexte particulier du Pays des Illinois et l’impossibilité pour l’armée coloniale d’y assurer une vie et une discipline militaires dignes de ce nom. Les justices militaire et de la Marine sont des justices rapides qui ne respectent pas toujours les délais impartis entre les différentes étapes de la procédure, ainsi les deux semaines nécessaires qui doivent en principe permettre aux accusés de rentrer et leur état de contumax être annulé. La justice militaire dans l’espace colonial n’est en la matière pas révélatrice de la justice de la monarchie absolue du XVIIIe siècle ; une justice parfaitement réglée et dont les quelques scandales des années 1760 (Calas, etc.) ne sont pas représentatifs de son fonctionnement quotidien. La rigueur de la procédure « à la française » en Nouvelle-France, dénoncée par quelques historiens québécois peu inspirés[27], tient d’un imaginaire largement démenti par les faits et les archives judiciaires. La colonie française d’Amérique connaît plus exactement une justice certes encore parfois sévère à l’encontre de certains délits et crimes, mais une justice largement débarrassée des rigueurs et des supplices que connaît encore – assez rarement cependant ! – la métropole sous le règne de Louis XV. Le Pays des Illinois, en temps normal, doit fonctionner sur un modèle moins rude encore que la Basse Louisiane et le Canada, pour les raisons précédemment évoquées.

En revanche, il y a dans cette affaire de 1752 une dimension humaine de la justice à laquelle l’historien ne peut être insensible. Les institutions judiciaires, les procédures, les normes juridiques sont une chose, mais, peut-être plus encore dans un contexte colonial, les hommes chargés de rendre la justice sont l’élément essentiel. Sur ce point, la désertion, au-delà du crime qu’elle représente au XVIIIe siècle, du mauvais symbole qu’elle est aussi (elle engendre une crainte permanente parmi les cadres et est ressentie comme un mal endémique que les statistiques ne confirment pourtant pas), semble servir de prétexte à des considérations de carrières militaires qui dépassent celles de la justice. L’action et la personnalité des officiers donnent des indications non dénuées d’intérêts. Prenons quelques exemples, non à des seules fins de prosopographie, mais pour démontrer que les multiples obligations de service, dont celles liées à l’exercice de la justice militaire, assurées avec zèle sont déterminantes pour tenter de s’assurer une carrière.

Macarty de Macteigne, entré en service chez les mousquetaires noirs, aide-major à la Nouvelle-Orléans en 1732, capitaine en 1735 puis, major « commandant aux Illinois », sera promu lieutenant du roi à la Nouvelle-Orléans, soit le second personnage militaire de la colonie après le commandant-général. Une belle promotion (stoppée par sa mort en 1764) qui permettra au moins à son fils de pouvoir s’illustrer sur les vaisseaux de la Royale lors de la guerre d’Indépendance américaine[28]. Pourquoi s’interdire d’imaginer que sa pugnacité à cumuler deux fonctions dans le procès de 1752 – et dans d’autres ? – est alors motivée par ses volontés, précisément, de faire carrière ?

Parmi les juges prend place le capitaine Pierre Joseph Neyon de Villiers. Sa carrière est parfaitement connue et suit les aléas des besoins de l’armée et des conflits : enseigne en 1735, réformé en 1738, lieutenant en 1742, capitaine cinq ans plus tard, de nouveau réformé, réintégré dans les cadres en 1749, envoyé en Louisiane en 1750… Il sera major trois ans après l’affaire, de nouveau rayé des cadres en 1763. Après diverses tractations et le soutien de Choiseul, qui a voulu en faire le gouverneur de l’île Bourbon, Neyon de Villiers sera finalement promu colonel à la Guadeloupe, avant de terminer sa carrière gouverneur de l’île de Marie-Galante (il décède en 1780)[29]. Le parcours est certes chaotique, mais finalement pas si mauvais au regard de bon nombre de destins militaires de l’Ancien Régime. En 1752, cet officier connaît les difficultés de faire carrière. Toute démonstration d’efficacité est bonne à prendre, au risque de végéter dans les tréfonds d’une vie militaire bien difficile à mener, faute de talent ou d’appui, au XVIIIe siècle.

La plupart des protagonistes de 1752 ne profiteront pas de leur engagement à servir la justice du roi. Entre la mort au combat (Rousselet), des carrières difficilement terminées au grade de lieutenant (de vaisseaux, capitaine donc) pour les enseignes Adamville et Boulanger de Varangues, rayés des cadres après le traité de Paris[30], et au grade de capitaine pour Moncharvaux et Reggio[31], tous petits aristocrates, et quelles qu’aient été les motivations des uns et des autres, le procès de 1752 n’a été pour la plupart qu’une obligation de service de plus. La carrière du capitaine La Mazelière, simple rouage dans le procès, en fait foi : difficilement élevé au commandement du poste de la Pointe Coupée[32], mais toujours au grade de capitaine (« le plus ancien des capitaines employés à la Louisiane » comme on peut lire dans son dossier militaire), et ce, jusqu’en 1767, année de son congé[33].

La justice du roi, au regard des terribles décisions qu’elle doit prendre parfois, n’est pas forcément une sinécure. Si l’état d’esprit de ces officiers échappe à l’historien, celui-ci peut poser l’éventualité d’une volonté d’ajouter une ligne supplémentaire et indispensable dans un curriculum militaire. À l’instar des officiers « des compagnies détachées de la Marine », la plupart des membres du conseil de guerre et des chefs de compagnie à l’origine de la plainte sont originaires de France. À l’inverse des officiers des compagnies franches de la Marine, troupes coloniales permanentes, presque tous d’origine canadienne au milieu du XVIIIe siècle, ils font donc partie d’un contingent appelé à ne pas rester dans les colonies, mais dont le temps de présence en Louisiane se révèle toujours plus long que celui initialement prévu[34]. Il s’agit là d’un facteur également important pour comprendre les motivations des officiers à gonfler leur état de service. Tel est peut-être le sens de la démarche du commandant Macarty à l’égard du gouverneur Vaudreuil à lui adresser copie de la procédure, afin de se faire valoir auprès des autorités coloniales et, par leur biais, du ministre de tutelle, dont les fonds conservent encore trace, plus de 250 ans après les faits, d’une affaire révélatrice, non pas tant de la justice pénale, que d’une certaine mentalité coloniale et militaire dans la Grande Louisiane au temps du Régime français, et plus encore dans les postes reculés du Pays des Illinois.