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[…]en disant par trois fois et à haute voix et cri publicq, qu’au nom du tres-haut, tres-puissant et tres-redouté monarque Louis XIVe du nom, tres chrestien roy de France et de Navarre, nous prenons possession du dit lieu Sainte-Marie du Sault, comme aussy des lacs Huron et Superieur, isle de Caientoton et de tous les autres pays, fleuves, lacs et rivieres contigues et adjacentes, iceux tant descouverts qu’à descouvrir, qui se bornent d’un costé aux mers du Nord et de 1’Ouest, et de 1’autre costé à la mer du Sud, comme de toute leur longitude ou profondeur – levant à chacune des dites trois fois un gazon de terre en criant : Vive le Roy, et le faisant crier à toute 1’assemblee, tant françoise que sauvage, declarant aux dictes nations cy-dessus que dorenavant, comme des a present, ils estoient relevants de Sa Majeste, sujets à subir ses lois et suivre ses coutumes, leur promettant toute protection et secours de sa part contre 1’incurse ou invasion de leurs ennemis, declarant a tous autres potentats, princes, souverains, tant Estats que Republiques, eux ou leurs sujets, qu’ils ne peuvent ny ne doivent s’emparer, ny s’habituer en aucun lieu de ce dit pays, que sous le bon plaisir de Sa Majeste tres-Chrestienne et de celuy qui gouvernera le pays de sa part, a peine d’en encourir sa haine et les efforts de ses armes ; et afin qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance, nous avons attache au derriere des armoiries de France extrait de nostre present procès-verbal de prise de possession, signe de nous et des personnes cy-apres nominees, lesquelles estoient toutes presentes[3].

Pas de conquête, pas de cession ni d’achat de terres : seulement l’accaparement pur et simple d’un territoire. Il s’agit là d’une annexion par acclamation « performée » grâce à des actes symboliques qui confirment la prise de possession par les Français non pas d’une terra nullius – terre de personne – mais d’un lieu jugé « libre » d’accès par rapport aux autres prétendants européens. Mais que valent ces représentations, comme celle mise en scène en 1671 par l’officier Daumont de Saint-Lusson[4], commissionné par l’intendant Talon pour poser les armes de la France en ces territoires amérindiens appelés les « Pays d’en-haut » ? Que signifient au juste ces gestes, clameurs et rituels ? N’apparaissent-ils pas insensés – privés de sens – aux Amérindiens ? Plantation de croix royalement emblasonnées de fleurs de lys, motte de gazon brandie au bout d’une épée, prières, processions et petits papiers – lettre patente ou bréviaire – agités et lus devant des assistances aussi polies qu’étonnées…

Les Français croyaient-ils vraiment que tout cela convaincrait leurs auditoires que leur présence était nécessaire et qu’était légitime leur prise de possession des terres au nom de leur souverain ? Non, ils ne le croyaient pas. Étaient-ils donc cyniques ? hypocrites ? Que nenni. Alors quel était le but de ces cérémonies[5] ? À qui s’adressaient-elles ? Pas aux seuls autochtones présents, c’est clair ; pas même aux autres Européens : visés certes par les prises de possession[6] mais évidemment absents lors du cérémonial, ils feraient sans doute fi de ces actes symboliques, ces « merches » et autres marquages du sol… Non, ces dédidaces étaient, en premier lieu, destinées aux Français eux-mêmes – ceux qui étaient sur place, qui pourraient attester des événements et ceux restés en France, à qui l’on en ferait récit, témoignage signé à l’appui : la prise de possession s’était faite avec « les cérémonies et paroles appropriées[7] ». Un tel événement accompli « dans les règles » – c’est-à-dire avec le cérémoniel idoine et les mots qu’il faut – n’était bien sûr pas spécifique aux seuls conquérants français[8]. Mais, à bien des égards, il m’apparaît illustrer l’état d’esprit de ces Français qui prirent possession des terres amérindiennes au nom de leur roi, de leur dieu et d’une certaine idée d’eux-mêmes.

Quels sont les mécanismes mentalitaires autorisant ainsi l’extension de la souveraineté française[9] aux XVIe-XVIIIe siècles ? Les analyser permet de mieux comprendre les dispositions dans lesquelles se trouvaient les Français qui entraient en contact avec les nations amérindiennes. Ainsi s’éclairent, d’une part, ce qui composait la légitimité conquérante qui les habite – et qui expliquerait leur apparente imperméabilité aux droits souverains et à l’altérité autochtone – et d’autre part, l’agentivité qu’ils prêtaient aux peuples avec lesquels ils entendaient établir une relation inégale. Mener une telle enquête implique d’abord de relever les façons dont s’opère cette dilatatio regnum regi en terres françaises et européennes, puis de les comparer aux modalités de l’expansion territoriale extra-européenne. Quelles autorisations légales, religieuses et symboliques, politiques, économiques et sociales, ces voies, parfois « souterraines », d’accaparement du sol convoquaient-elles ? Qui s’en emparait ? Dans quel contexte et avec quels effets ? C’est l’objectif de mes présents travaux que d’interroger de la sorte la réalité européenne d’autrefois afin de suivre plus finement ce qui se passe en Amérique pendant le Régime français.

Conduite dans la perspective de l’histoire du genre[10] dans les enjeux coloniaux[11], ma démarche actuelle vise à confronter les régimes conceptuels, juridiques, sociaux et politiques régulant les économies matrimoniales et sexuelles en France et en Nouvelle-France. Or, dans cette recherche en cours, qui croise différentes historiographies – entre autres, celle des missions, celle des relations de pouvoir entre les sexes, celle des Imperium Studies[12] – surgissent des étonnements qui me mènent à formuler certaines hypothèses liant politique internationale, religion et genre. Ainsi la plus ou moins grande ouverture des Français au métissage, analysée sur le long terme de l’Ancien Régime, est replacée dans le mouvement qui visait à gagner, à l’Église catholique et au roi, les moyens de leur puissance respective, c’est-à-dire augmenter le nombre de fidèles, de sujets, de fidèles sujets. Et les réunir[13]. Comment y arriver ? À côté des moyens très terre à terre qu’étaient les missions et la mise en ordre absolutiste du royaume – par conquête, annexion ou alliance, par voies administratives, socio-économiques et politico-religieuses – d’autres procédés, agissant fortement sur le plan des représentations, furent mis de l’avant.

Afin d’intégrer des populations fort différentes et de les maintenir dans la communauté des Français, il fut ainsi conçu de favoriser, des deux côtés de l’Atlantique le baptême qui naturalise, la vassalisation, le mariage indissoluble, le durcissement des règles du transfert patrimonial, la fixation au sol de populations mouvantes ; dans ces encouragements politiques et religieux, le genre joua un rôle essentiel. Ces voies, moins repérées par l’historiographie, seront analysées ultérieurement[14].

Pour les besoins du présent article, soulignons simplement que ces voies relèvent de l’emprise symbolique sur des terres destinées à constituer le royaume de France – une saisie conçue pour s’opèrer par le biais des corps, des esprits et des âmes de leurs habitants. Or cette appropriation symbolique n’est-elle pas d’autant plus significative, qu’au fil du temps, elle semble se muer, dans l’argumentaire impérial des Français – à l’intérieur de leur habitus[15] – en appropriation de facto ? Mais quelle est cette fiction venue au secours de l’expansion territoriale française ? De quoi se compose-t-elle ? Avec quelle effectualité ?

Tenter de répondre à ces questions commanderait un gros ouvrage. Plus modestement, ici, j’illustre mon approche métissée par l’étude des prises de possession dans le contexte de l’expansion française moderne. C’est, en effet, sur la plus notoire des manifestations symboliques d’accaparement du sol que je désire braquer les projecteurs croisés de l’histoire de la souveraineté, de la religion, du genre. Mon but ? Émettre des hypothèses qui, invitant à débat, incitent à repenser le déploiement de l’autorité royale française sur les peuples de l’Ancien comme du Nouveau Monde.

Les Français en Amérique : « …notre Nation, la seule qui ait eu le secret de gagner l’affection des Amériquains[16] »

J’ai toujours été intriguée par la façon dont les livres d’histoire nous présentaient l’établissement des Français en sol américain. Contrairement à celui des autres Européens, il s’était fait sans difficulté ni résistances de la part des Amérindiens, présentés pour la plupart comme des nomades, sans attache, sans concept de propriété foncière, sans aucune notion même de territoire. Les Français avaient-ils donc un don spécial pour les relations humaines qui faisait défaut aux autres colonisateurs ? Tout au long de mes études, la leyenda negra aidant, la réponse était oui. Cette préconception était très répandue, voire l’observation à l’emporte-pièce de l’historien américain Francis Parkman était devenue un lieu commun : « Spanish civilization crushed the Indian ; English civilization scorned and neglected him ; and the French embraced and cherished him[17]. » Bref, les Français semblaient les seuls à avoir agi honorablement avec les Amérindiens. Et ces derniers semblaient n’avoir eu rien d’autre à faire que réagir positivement aux nouveaux venus. Tout cela s’était passé dans le meilleur des mondes et colorait de rose les débuts idylliques de l’histoire du Canada qu’on enseignait jusque dans les années 1970 – ce qui justifiait les politiques à l’égard des Premières Nations.

Or dans ces années-là justement, dans la foulée du mouvement de revendication des droits amérindiens depuis les années 1950, ce type d’histoire se vit révisé par les anthropologues et les ethno-historiens. S’est alors raconté alors un tout autre récit que celui qu’on nous ressassait benoîtement : non seulement les Amérindiens – ni anhistoriques ni passifs – réagirent à la présence française en Amérique (et pas nécessairement comme l’avaient prévu la Couronne française, l’Église et… les historiens !), mais ils jouèrent aussi un rôle clé dans cette histoire en marche ; ce furent eux qui, de fait, dictèrent les termes de la rencontre franco-amérindienne[18]. Ainsi dans les ouvrages sur la conquête, les Amérindiens ne font plus simplement partie du décor, comme ils l’ont fait jusqu’alors, au même titre que la flore et la faune.

Afin de situer mon propos, repérons les moments forts de cette évolution historiographique – le survol sera aussi bref que non exhaustif. Avec The Children of Aataentsic puis Natives and Newcomers, Bruce G. Trigger reconfigure l’histoire coloniale en révisant « l’âge héroïque » de la Nouvelle-France et en démentant l’inclination mutuelle des Français et des Amérindiens, tandis que, dans The Middle Ground, Richard White propose de reconsidérer cette zone que sont les Pays d’en Haut où interagissaient fortement et durablement des sociétés dissemblables, en insistant sur le partage qu’elles faisaient d’un ensemble de pratiques et de significations nouvelles et mutuellement compréhensibles. Mais comme l’a souligné Catherine Desbarats, la critique postcoloniale invite aussi les historiens à l’interprétation « d’un solipsisme européen quasi générique ainsi que son rôle dans la constitution du pouvoir[19] ».

C’est dans cette perspective, en effet, qu’avec Croire et faire croire, je tente de faire l’ethnohistoire des missionnaires qui oeuvrent des deux côtés de l’Atlantique alors que, dans Empire et Métissage, Gilles Havard ausculte la logique de la conquête sous-tendant l’équilibre fragile des relations franco-amérindiennes dans les Pays d’en Haut en mettant en valeur les rapports de force, les influences culturelles mutuelles et les tentatives d’assujettissement de la part des Français. Cette interrogation posée à la réalité du métissage se démultiplie : les chercheurs, par exemple, revoient les rôles et qualités de la tolérance entre sociétés françaises et amérindiennes[20], poursuivent l’étude des régimes légaux de la conquête, analysent les discours devant le pouvoir[21], rappellent le poids dans cette histoire des systèmes serviles[22]

Alors qu’on redécouvrait ces aspects moins reluisants de la rencontre – dont la légitimation du recours à la coercition – se répandit un autre cliché qui disait que les Français ne pouvaient faire autrement que de maintenir de bonnes relations avec les Amérindiens : trop peu nombreux et mal préparés à affronter les dangers des terres américaines, ils avaient, tout simplement, besoin de leurs alliés amérindiens. Cette explication ne me convainc plus tout à fait car elle m’apparaît incomplète. Certes, les Français savaient qu’ils avaient besoin de leurs alliés amérindiens pour survivre, commercer ou se défendre, mais nombre d’entre eux avaient aussi besoin des corps et des âmes de ces derniers pour étendre la souveraineté de leur monarque – souveraineté sans laquelle ils ne pouvaient ni se penser ni fonctionner[23], car elle conditionnait leur épistémè[24], leur horizon d’attente et leur champ d’expérience.

En effet, ces Français, dont les intérêts individuels divergeaient et évoluaient avec le temps, relevaient collectivement de l’épistémè chrétienne (post-tridentine), monarchique (aux velléités absolutistes), inégalitaire (clientélisée) et genrée (patriarcale). Cette épistémè caractérisait leur conscience d’être sujets du roi de France tout comme leur sens de l’espace où s’exerçait la souveraineté de celui-ci – une épistémè qu’il convient de continuer à explorer car elle constitue les fondements sur lesquels s’est faite la rencontre française des Autres.

Possession ? Frontières floutées, la quête française de peuples

Ce qui frappe dans ces prises de possession, ce n’est pas tant la méconnaissance géographique (puisqu’on savait nommer les lieux – les pays[25] comme on dit – et les peuples – ou nations[26] – qui les habitaient, voire, on arrivait même parfois à en dessiner les contours et zones d’influence[27]), mais bien le caractère apparemment extensible et indéfini des limites du territoire sur lequel apposer les armes royales. Mes collègues Desbarats et Greer expliquent, en ces pages, la construction de cette « glorieuse possibilité » qu’ils documentent finement[28]. Mais comment cette illimitation territoriale de la souveraineté royale était-elle conçue par les Français ?

Retournons au cas de Saint-Lusson qui avait pour commission de rechercher des mines de cuivre et

au surplus de prendre possession au nom du Roy de tout le pays habité et non habité où nous passerions, plantant à la première bourgade la Croix pour y produire les fruits du Christianisme, et l’Escu de France pour y asseurer l’autorité de sa Majesté, et la domination Françoise ;

fort de ce mandat, l’officier put clamer avec assurance qu’il prenait possession :

du dit lieu Sainte-Marie du Sault, comme aussy des lacs Huron et Superieur, isle de Caientoton et de tous les autres pays, fleuves, lacs et rivieres contigues et adjacentes, iceux tant descouverts qu’à descouvrir, qui se bornent d’un costé aux mers du Nord et de 1’Ouest, et de 1’autre costé à la mer du Sud, comme de toute leur longitude ou profondeur[29].

Bien sûr, le vague de cette formulation nous semble aujourd’hui intentionnel – on se laisse n’est-ce pas une marge de manoeuvre pour étendre sa conquête ad infinitum. Mais en l’entendant de cette façon, nous commettons une erreur de traduction épistémique, car ce flou renvoie à une conception particulière de l’espace « national » propre à la réalité d’Ancien Régime, et qui échappe peut-être aux historiens de la conquête américaine mais pas à ceux et celles qui s’intéressent à la formation de l’État français[30]. En effet, cette indistinction spatiale fait écho à celle que l’on retrouve dans les traités de paix de l’époque, qui laissent indéfinis certains espaces conquis ou reconquis, par l’emploi récurrent de termes qui en closent l’énumération et qui réfèrent par exemple, à l’« ensemble de tous les lieux, & autres choses qui en dépendent[31] ». La précision géographique se perd ainsi dans la longue litanie de ce qui sera rendu, échangé, ou cédé entre deux pays réconciliés. Ainsi, par vertu du traité de 1659 entre la France et l’Espagne :

dans la Province & Comté de Flandre, ledit Seigneur Roy tres-Chrestien, demeurera saisi & joüira effectivement des places de Gravelines (avec les Forts Philippe, l’Escluse & Hannuïn) de Bourbourg & sa Chastellenie, & de S.Venant, soit qu’il soit de Flandres ou d’Artois, & de leurs Domaines, appartenances, dependances & annexes[32].

De fait, comme le soulignait, il y a longtemps, l’historien Lucien Febvre :

L’État résultait de l’addition, de l’agglomération de seigneuries en nombre plus ou moins considérable. Or, ces seigneuries étaient moins des territoires que des ensembles de droits. […] Ce ne sont pas des territoires qu’on annexe alors. Ce sont des fiefs qu’on détache d’une couronne pour les rattacher à une autre, eux, leurs appartenances et dépendances – lesquelles ne sont pas nécessairement d’un seul tenant[33].

Il s’agissait ainsi d’annexer « moins des territoires, que des ensembles de droits », des droits qui s’exerçaient avant tout sur des populations à dénombrer et à gagner à soi. Ce sont ces précisions, c’est cette quête de peuples, qu’il faut garder en tête quand nous nous attaquons au problème des terres accaparées par les Français en Amérique. Un système de pensée féodale guidait – et guida longtemps – les officiers du roi dans l’assujettissement ou la vassalisation des peuples nouvellement découverts – ou à découvrir[34] ; il les faisait tout naturellement inscrire dans la chaîne d’allégeances jusqu’alors connue, qui reliait personnellement[35] d’une part le roi à ses vassaux et, d’autre part, le roi à ses sujets arrimés au sol français[36] ; c’est aussi un tel système qui les faisait promouvoir la division des terres en seigneuries[37] afin de répondre à un des devoirs principaux du roi, qui était de développer son royaume, d’en assurer richesse et sécurité[38]. On note qu’au Canada, comme en Maranaho, au Brésil :

La politique française vis-à-vis des Indiens a un double visage. Celui d’un suzerain qui règle les rapports entre les différentes tribus, impose des traités de paix entre des peuples traditionnellement opposés, soutient militairement ses amis jusqu’à des centaines de kilomètres et celui d’un allié et client cherchant à obtenir des marchandises et à connaître de nouveaux territoires[39].

Gilles Havard a pour sa part identifié deux types de souveraineté s’exerçant en Nouvelle-France, à l’époque qui nous intéresse, et déterminé deux aires géographiques où elles se déploient :

D’une part la « souveraineté-assujettissement », qui vise à transformer les autochtones en authentiques sujets (elle s’adresse prioritairement aux Indiens évangélisés des réductions laurentiennes et du Pays des Illinois), et de l’autre une forme d’infra-souveraineté que l’on qualifiera de « suzeraineté-protection ».

Partant, l’historien distingue deux types de statut – celui de sujet, au sens de « naturel » et « celui d’allié placé sous la protection du roi, avec lequel on négocie selon un modèle qui doit aux pratiques contractuelles du royaume et à la diplomatie internationale »[40].

Les peuples assujettis, allégeance et « taisible consentement »

On remarque aussi en Europe qu’en cas de passage d’un souverain à l’autre, les populations se voyaient déliées tout bonnement de leur foi et hommage, serments et fidélité au précédent monarque et qu’il était tenu pour acquis qu’elles prêteraient automatiquement foi, hommage et fidélité au nouveau. Ainsi, toujours dans le traité franco-espagnol de 1659 :

Déclare, consent, veut & entend ledit Seigneur Roy Catholique, que les hommes, vassaux, & suiets desdits Pays, villes, & Terres cédées à la Couronne de France, comme il est dit cy-dessus, soient & demeurent quittes & absous des à présent & pour tousiours, des foy, hommage, service & serment de fidélité, qu’ils pourroient tous & chacun d’eux luy avoir fait & à ses prédecesseurs Roys Catholiques : Ensemble de toute l’obéissance, subiection, & vasselage, que pour raison de ce, ils pourroient luy devoir ; Voulant ledit Seigneur Roy Catholique, que lesdits foy & hommage, & serment de fidelité, demeurent nuls & de nulle valeur, comme si iamais ils n’avoient esté faits ny prestez[41].

Rien de moins ne sera attendu de la part des peuples « soumis » en Amérique. Comme le souligne Daniel Nordman, en Europe : « Au moment des accords de limites, un serment de fidélité est imposé aux nouveaux régnicoles[42]. » C’est pourquoi dans les Pays d’en Haut, selon Bacqueville de La Potherie, des présents furent distribués aux Amérindiens à qui on

demanda s’ils vouloient reconnoître en qualité de sujets le grand Onontio des François notre Souverain & notre Roi, qui leur offroit sa protection, & s’ils n’étoient pas résolus de ne reconnoître jamais d’autre Monarque que lui. Tous les chefs répondirent par des présens reciproques qu’ils n’avoient rien de plus à coeur que l’alliance des François, & l’estime particuliere de leur grand Chef qui demeure par delà le grand lac l’Ocean, duquel ils imploraient l’appui, sans lequel ils ne pouvoient plus vivre[43].

Nicolas Perrot écrit à cet effet : « On planta le picquet en leur présence et les armes de la France y furent appliquées, du consentement de toutes les nations, qui ne sçachant écrire, donnèrent pour leur signature des presens, affirmans de cette manière qu’ils se mettoient sous la protection et l’obéissance du roi[44]. » Bacqueville note que sur le procès-verbal de la cérémonie « toutes les Nations pour leur seing mirent des marques de leur famille ; les uns mettoient un Castor, les autres une Loutre, un Eturgeon, un Chevreüil, ou un Orignac[45] ».

Le fait que les nations amérindiennes aient répondu à son invitation[46], qu’elles se soient déplacées[47] et assistent à la cérémonie, tout cela confirmait à Saint-Lusson, à l’intendant Talon et à leur souverain qu’elles acceptaient la nouvelle allégeance, c’est-à-dire leur vassalisation ; cela explique le soin pris à bien nommer toutes les tribus présentes et leurs relais dans le procès-verbal de la prise de possession :

Nous en vertu de nostre commission, ayant fait nostre premier débarquement au village ou bourgade de Sainte-Marie du Sault, lieu où les Révérends Pères Jésuites font leurs missions, et les nations des sauvages nommés Achipoés, Malamechs, Noquets, et autres, font leurs actuelles résidences, nous avont fait assembler le plus des autres nations voisines qu’il nous a esté possible, lesquelles s’y sont trouvées au nombre de quatorze nations, à savoir, les Achipoés, Malamechs, Noquets, habitant le dit lieu de Sainte-Marie du Sault, et les Banabéouiks et Makomitecks, les Poulteattemis, Oumalominis, Sassassaouacottons, habitant dans la baye nommée des Puans, et lesquels se sont chargez de le faire savoir à leurs voisins qui sont les Illinois, Mascouttins, Outtougamis et autres nations ; les Christinos, Assinopoals, Aumoussonnites, Outaouois, Bouscouttons, Niscaks et Masquikoukioeks, tous habitans des terres du nord et proches voisins de la mers, lesquels se sont chargés de le dire et faire savoir à leurs voisins, que l’on tient estre en très grand nombre, habitant sur le bord de la mer mesme ; auxquels, en présence des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus et de tous les François cy-après nommez, nous avons fait faire lecture de nostre dicte commission et ycelle fait interpréter en leur langue par le sieur Nicolas Perrot, interprette pour Sa Majesté en cette partie, afin qu’ils n’en puissent ignorer[48].

C’est l’acte de lecture[49] et c’est le déploiement cérémoniel ad hoc qui fabriquent et constituent l’autorité souveraine française sur les habitants des terres nouvelles : c’est ainsi qu’opère la magie qui fait les rois lors du sacre qui, « acte public indispensable », est lui-même « la synthèse d’une double légitimation, l’une transcendante, l’autre fondée sur la reconnaissance des hommes[50] ». Notons que la marque définitive sur le sol, que constitue la plantation de croix, ressortit à des actes symboliques propres aux catholiques – en opposition aux simples poteaux que plantent par exemple les protestants. Mais plus encore comme l’historien Manuel Servin le souligne, une évolution se dessine, au cours du XVIIe siècle, dans les cérémonies entourant les prises de possession réalisées par les Français : alors que les premières étaient constituées de simples actes extérieurs (érection d’une croix, lecture publique des commissions royales, prières, canonnade) posés par Jacques Cartier[51] ou par Champlain[52], les prises de possession faites au cours du règne de Louis XIV par Simon-François Daumont de Saint-Lusson par exemple en 1671 à Sault Sainte-Marie ou par René-Robert Cavelier de La Salle au Wisconsin[53] en 1678-1680, voient s’intensifier la partie religieuse de la prise de possession, alors que les missionnaires jésuites prennent une part de plus en plus grande dans l’activité en question, lui donnant une coloration tout à fait tridentine (érection de la croix, prières, sermons, messes, chants)[54].

Il faut dire ici que cette prise de possession n’affecta en rien les rapports que les Amérindiens entretenaient avec le territoire[55]. D’ailleurs, Bacqueville le rapporte : le procès-verbal glissé entre le bois de la croix et la plaque « y demeura peu de temps, car à peine fut-on séparé qu’ils décloüérent la plaque, jetterent le Procez Verbal au feu, & r’attacherent les armes du roi, craignant que cette écriture ne fut un sort qui feroit mourir tous ceux qui habiteroient ou frequenteroient cette terre[56] ». Mais cela importait peu aux Français dans l’élaboration et la performance de cette fiction légitimante. Ce dont ils allaient faire rapport en haut lieu, c’était que cette prise de possession, ainsi faite dans les règles, avait suscité, dans l’immédiat de la cérémonie, le contentement, la joie, voire la liesse des Amérindiens. Réactions positives que les Français s’empressèrent de noter et de relayer car elles témoignaient que « ça » avait marché.

Cet apparent consentement était en effet essentiel[57] car il constituait la marque de futurs convertis et de futurs sujets reconnaissants et obéissants dont le roi très chrétien assurerait désormais « tuition, justice et defence » selon les termes de l’obligation mutuelle explicitée par le juriste Jean Bodin – apologue de l’hégémonie monarchique française – et véhiculée sur le terrain par les agents de l’expansion française[58]. Ces derniers, notons-le, relevaient d’un argumentaire d’imperium bricolé à partir d’idées reçues sur la féodalité et l’espace[59], la loi naturelle et les sources romaines, religieuses, politiques du droit de conquête[60]. Une rhétorique appliquée ad hoc et avec panache en Amérique, qu’ils avaient aussi tout intérêt à moduler en fonction de ce que la métropole espérait entendre. Pour l’avancement de leur propre carrière, ne leur fallait-il pas, en effet, être en mesure de rapporter, avec les bons mots, le succès de la prise de possession, à leurs réseaux et clientèles comme aux autorités de Québec et de Paris[61] ? L’absence de résistances témoignait non seulement qu’ils avaient bien travaillé pour la plus grande gloire du roi, mais encore que s’établissait et se maintenait la fiction souveraine, reflétant en miroir la « non-souveraineté » des Amérindiens, nations aux identités et territoires aussi flous qu’inventés[62], peuples sans visage ni pouvoir.

En effet, Saint-Lusson déclara alors « aux dictes nations cy-dessus que dorenavant, comme des a present, ils estoient relevants de Sa Majeste, sujets à subir ses lois et suivre ses coutumes, leur promettant toute protection et secours de sa part contre l’incurse ou invasion de leurs ennemis ». Selon lui, non seulement ces nations comprenaient les termes de leur domination – domination à proprement parler féodale : désormais vassaux, ces alliés obéiraient au roi qui en retour les protégerait[63] – mais encore, les réactions « positives » des dites nations à sa proclamation lui confirmaient qu’il s’opérait entre Amérindiens et Français un accord de limites[64]. Remarquons que la prise de possession nécessitait le « taisible consentement[65] » du peuple, suivi de la liesse – c’est pourquoi on avait toujours soin de bien noter l’attitude de l’audience : des deux côtés de l’Atlantique, la venue du roi en personne ou symboliquement par ses armes devait susciter le respect et la joie « pour accomplir ce qui est escrit : Regem honorificate, en feste, en ioye, & en liesse[66] ».

On le voit, la prise de possession était alors plus qu’une « procédure banale, mécanique, de l’exploration en pays indien, un réflexe impérialiste », « le rituel juridique d’appropriation » était plus qu’une simple « expression colonialiste d’une culture politique cérémonielle, avide de pompe et de formalité ». Si « les Français font en sorte que les Amérindiens soient témoins et même acteurs des cérémonies[67] », c’est bel et bien qu’ils cherchaient leur consentement, forcément « taisible », démultiplié et réjoui[68], car cet acquiescement était indispensable à la légitimation, pour les Français eux-mêmes, de l’acte symbolique posé : la mise sous protection royale d’alliés qui, à terme, deviendraient des chrétiens et des sujets[69]. Ainsi la souveraineté française, comme le signale Brian Slattery, pouvait-elle s’étendre et s’exercer à travers la vassalisation de ces alliés[70] – un processus dont l’éventuel échec, soulignons-le, justifiait aussi l’usage de la force armée[71].

Un tel processus, qui tenait plus de l’addition des peuples que de la conquête des terres proprement dite, a ainsi reposé sur la fabrication d’alliés – avec tout ce que cela impliquait d’accommodements, même de parcours : à l’inverse de l’Empire ottoman, où les peuples subjugués payaient tribut au sultan, l’empire français d’Amérique était en quelque sorte tributaire des Amérindiens, dont le maintien de l’alliance reposait sur l’offre réitérée de présents. N’était-il pas plus profitable de transformer ces nations sinon en tributaires du moins en « imposables » ? Est-ce ce qui explique que la Couronne ait eu très tôt le désir de transformer certains Autochtones en sujets français – en naturels françois ? Ainsi par la vassalisation et l’assujettissement, elle entendait non seulement étendre la domination ou « empire[72] » du souverain français sur les terres qu’ils habitaient et possédaient mais aussi à lui gagner le plus possible de « citoyens », ou pour reprendre le terme plus courant à l’époque de « régnicoles[73] », d’autant plus fidèles supporters de son régime monarchique que par leur serment d’allégeance confirmé par leur acclamation, ils étaient supposés être des tabula rasa politiques et religieuses, cires vierges où, pensait-on, s’imprimerait facilement la doctrine religieuse et politique du roi.

Intégrer autrui à la communauté des Français

En effet, des deux côtés de l’Atlantique, en France et en Amérique, la Couronne et l’Église catholique (parfois unies, parfois rivales, parfois ouvertement, parfois plus discrètement) ont, au cours de l’époque moderne, mis au point et utilisé tout un ensemble de moyens, plus ou moins coordonnés, qui visaient à rassembler les « peuples[74] ». Depuis les derniers Valois, en particulier, s’entrechoquaient et s’alimentaient ainsi deux universalismes – celui de la souveraineté du roi terrestre et celui du christianisme tridentin[75] – qui, dans les textes missionnaires français modernes, célèbrent le « Roy des nations », la « Divine Majesté », l’« amplification » du « Royaume de Jésus-Christ » auxquels tous doivent allégeance. Chez les souverains français qui tiraient leur légitimité de la sanction de l’Église, le désir d’expansion de leur autorité s’appuya avec Henri IV, et ses successeurs bourbons, très pragmatiquement sur la religion, la polis reposant sur le religare, la domination territoriale se trouvant légitimée par les liens identitaires promus par la réforme catholique[76]. Leurs stratégies, parfois divergentes, voire carrément opposées, ressortissaient à un système commun de représentations[77] chez les autorités civiles et religieuses et, par voie de percolation, chez leurs subordonnés et dépendants, qui expliquait le monde, soi et autrui.

Or cette organisation particulière de la pensée donne aussi au genre une part constitutive dans l’intégration sociopolitique d’autrui à la communauté des Français. Il s’agissait, par divers moyens, de s’assurer la seigneurie sur le maximum de peuples, car l’abondance de ces derniers fondait alors la puissance des États. La France étant le pays le plus populeux d’Europe, la Couronne était dès lors beaucoup plus intéressée à entretenir sa puissance[78] en incorporant cette « infinité de peuples[79] » qu’elle découvrait en Amérique qu’à conquérir des terres vides, quelques grandes et riches qu’elles fussent. L’expansion de sa souveraineté devait se faire à travers les peuples qui étaient ou deviendraient les siens.

On en trouve l’écho chez Isaac de Razilly pour qui il s’agissait d’« aller naviguer dans toutes les mers, planter des collonyes, reduyre les Infydelles au giron de l’Eglise et fayre que tous les habitants du globe terrestre randent hommage à ces trois fleurs de lys[80] ». Et cette attitude se refléta dans les cérémonies de prise de possession, comme dans les autres façons – que j’examinerai plus en détail dans des travaux ultérieurs – que la Couronne eut pour transformer ces Autres en Français, c’est-à-dire en « francs sujets » du roi de France. C’est ainsi que peut s’expliquer, par exemple, la stratégie qui, identifiant devenir catholique et devenir français, visait non seulement à consolider les alliances entre les peuples (ces derniers, pensés typiquement dans le cadre monarchique et considérés comme des ensembles de familles nécessairement patriarcales[81]) mais aussi à les mêler, les fusionner en favorisant les intermariages, la croissance démographique du royaume de France et donc, l’expansion de sa souveraineté – le tout soutenu par deux sacrements, le baptême et le mariage, jugés essentiels à la solidarité du corps social et, pour cela, fermement réaffirmés à la fois par la réforme catholique et par l’État français d’Ancien Régime. Autant de voies politiques où genre et rituels jouèrent un rôle essentiel.

Hypothèses

Considérant, d’une part, « la propension en France à définir les principes constitutionnels au moyen du cérémonial[82] » et, d’autre part, le fait qu’en instaurant ou en renouvelant les liens sociaux entre individus ou entre groupes, les rituels non seulement visent à transformer les acteurs et spectateurs qui y participent mais agissent pour assurer le transfert des individus d’une catégorie à une autre : ils construisent et signifient le passage[83], nous pouvons interroger ces prises de possession en creusant un peu plus avant dans les concepts qui les fondent et qu’elles véhiculent. Il est clair que de plus en plus, au cours de cette époque, les cérémonies entourant les actes de souveraineté des deux côtés de l’Atlantique étaient étroitement liées aux cérémonies religieuses[84] qui visaient toutes à réaffirmer un fondement primordial de la royauté française : « l’union mystique du peuple avec son roi que le rite du sacre, précisément, célébrait comme un mariage[85] ». Or le plan symbolique alimentant le juridique, cette métaphore conjugale, liée aux lois fondamentales du royaume[86], révèle la notion courante à l’époque de l’inaliénabilité du domaine royal considéré comme une dot : d’une part, le serment du sacre était « l’expression cérémonielle du transfert patrimonial[87] », d’autre part, l’inaliénabilité du mariage – catholique – pointait vers celle du domaine royal[88]. Par ailleurs, cette métaphore reposant sur la loi salique – avec laquelle jouait Louis XIV dès qu’il pouvait en tirer profit[89] – l’autorité était pensée comme étant essentiellement masculine, le roi l’exerçant sur ses peuples, d’une part, comme un père sur ses enfants, et d’autre part, comme un mari sur son épouse.

Dans le contexte d’accaparement territorial américain, la royauté a-t-elle promu cette fiction juridico-politique de « l’union consubstantielle entre le roi [français] et son royaume[90] » ? Si elle servait « comme arme diplomatique proclamant la supériorité de la loi du royaume sur les traités entre princes[91] », elle a bien pu teinter les rapports entre le roi et ces Amérindiens, dont il désirait faire ses nouveaux sujets ou vassaux. Les historiens ont relevé comment fonctionnait dans l’alliance la métaphore paternelle en Amérique, qui fait des Amérindiens les enfants d’Onontio, le représentant du roi – particulièrement à partir des années 1660[92]. Ne pourrions-nous pas, de même, considérer comment la métaphore du mariage politique entre roi et royaume – qui sous-tendait « l’autorité de Sa Majesté et la domination Françoise[93] » proclamée sur leurs terres – visait à transformer aussi les Amérindiens en les « efféminisant » ? Au moment de la prise de possession, ces derniers ne démontraient-ils pas, en effet, dans leur acquiescement « taisible », la fidélité et la soumission sponsales[94], garantes du lien que voulaient créer les Français ?

N’était-ce pas, par ailleurs, cette transformation à proprement parler « genrée » des attitudes qui fit préférer, aux Amérindiens alliés, les « Sauvages Chrétiens & domiciliés » ? Leur innocence, modestie, obéissance et piété – toutes des vertus alors associées au féminin – témoignaient de leur assujettissement qui était, pour l’historien jésuite Charlevoix, visiblement réussi. Notons les termes qu’il employa pour le décrire :

l’expérience a fait voir qu’il étoit plus à propos de les laisser dans leur simplicité & dans leur ignorance ; que les Sauvages peuvent être de bons Chrétiens, sans rien prendre de notre politesse & de notre façon de vivre, ou du moins qu’il falloit laisser faire au tems pour les tirer de leur grossiereté, qui ne les empêche pas de vivre dans une grande innocence, d’avoir beaucoup de modestie, & de servir Dieu avec une pieté & une ferveur, qui les rendent très-propres aux plus sublimes opérations de la Grace[95].

Certes, l’intendant et le gouverneur furent loin d’être d’accord avec ceux qui se félicitaient de la docilité des convertis : en effet, la « contrainte des cadeaux » pour garder les Amérindiens dans l’alliance, était, pour eux, un rappel exaspérant de l’insuccès des Français à réellement soumettre les Amérindiens – incapables qu’ils étaient de dominer mêmes les « Sauvages » domiciliés, d’ailleurs officiellement considérés comme simples sujets du roi mais traités comme des alliés[96] ; de la même façon, leur incapacité à imposer leurs lois, sans improviser des accommodements aux coutumes amérindiennes par des exemptions, démontre l’écart entre la fiction de la sujétion et l’échec de sa réalisation sur le terrain[97].

Ces questions méritaient d’être posées. Analyser de la sorte les moyens symboliques par lesquels cette transformation et cette domination étaient censées se réaliser permet de dégager et de comprendre certains principes constitutifs de la polis gouvernant l’espace français moderne. Or ces fondements du vivre ensemble, si évidents pour les contemporains, si ancrés dans leur psyché, qu’il n’était même pas besoin de les énoncer – puisque tout le monde le sait – ce référentiel quelque peu disparu sous l’opacité des savoirs acquis, des traditions, us et certitudes, il est possible d’en repérer les traces, de les traduire, de leur redonner la cohérence et les sens qui étaient les leurs. C’est, à mon sens, ce qu’autorise l’histoire croisée de l’expansion française, de la religion et du genre.

L’exercice, que j’ai voulu conduire ici, visait à examiner, sous ces éclairages conjugués, les prises de possession, cet aspect du déploiement de la souveraineté qui est l’un des éléments les plus manifestes de la rencontre que firent de l’altérité les Français d’Ancien Régime. Il s’agissait de démonter quelques-uns des ressorts épistémiques qui les mouvaient dans leur rencontre des Autres. Et ce faisant, tenter de comprendre comment l’expansion de la souveraineté française a pu sinon être réalisée, du moins être envisagée, sur une terre ni conquise ni achetée. C’est, à mon sens, ce qu’autorise l’histoire qu’on croise, comme celle métisse, que j’ai tenté de faire ici de l’expansion française, de la religion et du genre.