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Outre la transformation de son régime politique, le Québec aurait-il pu devenir, après 1760, de religion et de culture britanniques, ce qui l’aurait rendu semblable aux autres colonies de l’Amérique du Nord ? Cette question, laissée en plan depuis une trentaine d’années par une génération d’historiens davantage intéressés aux ajustements socio-économiques du Québec à la suite de la Conquête, redevient d’actualité dans la stimulante analyse que consacre Peter Doll à la politique religieuse coloniale de la Grande-Bretagne au xviiie siècle, analyse qui situe nettement le Québec dans le cadre plus vaste des colonies britanniques de langue anglaise. Depuis le milieu des années 1980, des historiens tels J. C. D. Clark (English Society, 1688-1832) et Linda Colley (Britons : Forging the Nation, 1707-1837) ont pavé la voie en montrant le rôle central tenu par la religion protestante dans la formation de l’État, de l’identité nationale et des valeurs sociales britanniques. Doll s’appuie intelligemment sur cette problématique mais se projette nettement au-delà des îles Britanniques pour aborder la question suivante : en quoi le protestantisme — et spécifiquement les tensions créées par l’engagement historique de l’Église d’Angleterre à l’union indéfectible de l’Église et de l’État — sous-tend-il le problème plus vaste de l’administration de l’empire et de la consolidation entreprise par les décideurs britanniques en Amérique du Nord entre 1745 et 1795 ?

L’auteur nous propose, en fait, un mélange subtil et nuancé de théologie anglicane et de grande politique, une analyse de la nature et de l’influencede l’establishment clérical et des droits et privilèges respectifs de l’Église d’Angleterre et de l’Église catholique tels que discutés aux plus hauts niveaux de la société britannique et de la société coloniale. Ce faisant, cependant, l’ouvrage de Doll contribue à la fois à une réévaluation du rôle du protestantisme dans la création de la conscience nationale britannique et à une relecture des intentions et des événements survenus au Québec entre 1760 et les années 1790. Dans le premier cas, la conscience qu’a l’auteur des débats théologiques complexes menés chez les anglicans, particulièrement au sein de la High Church, à propos de la relation de l’Église et de l’État et de la possibilité d’échanges théologiques plus étendus avec le catholicisme du xviiie siècle, lui permet d’éviter le piège d’une identification protestantisme/nation britannique. À ce propos, l’auteur montre bien, en introduction, que si les anglicans tenaient à l’union de l’Église et de l’État, un groupe influent de la hiérarchie religieuse fut toujours porté à mettre davantage l’accent sur une direction ecclésiale plus « spirituelle » que « politique », tendance qui ne manquait pas de défenseurs haut placés dans les colonies d’Amérique. Mais ce qui intéressera surtout les historiens du Québec, c’est la description que fait Doll de la manière complexe dont les Anglicans percevaient les divers types de catholicisme européen. Sur ce point, l’auteur se démarque de la thèse de Linda Colley, pour qui le sentiment national britannique s’était construit en opposition à un soi-disant monolithisme catholique. Bien que l’Angleterre ait souvent été en guerre contre les puissances catholiques, Doll montre que le clergé anglican était parfaitement conscient des divisions qui régnaient au sein du catholicisme et montrait une sympathie particulière envers les tenants du gallicanisme qui cherchaient à restreindre le pouvoir du pape. Au début du xviiie siècle, en effet, non seulement anglicans et gallicans ont-ils largement dialogué, mais des espoirs existèrent d’une coopération plus étroite et même d’une action conjointe des deux Églises nationales.

Doll soutient que ce dialogue théologique entre anglicans et gallicans constitua la pièce maîtresse de la stratégie coloniale menée par la Grande-Bretagne au Québec après 1760. Rompant avec les thèses récentes qui présentent la période 1760-1820 comme un enchaînement téléologique menant de la tolérance à l’émancipation de l’Église catholique, l’auteur soutient que le gouvernement britannique suivait une stratégie religieuse visant à « réformer » le catholicisme du Québec en le détachant de ses influences romaines ; à court terme, on encouragerait à cette fin ses tendances gallicanes et, à long terme, on amènerait paisiblement le clergé catholique dans l’orbite anglicane. Le Québec deviendrait ainsi britannique sur le plan socioculturel, autant que sur le plan politique. Cependant, ce plan fut fréquemment mis en échec par certains fonctionnaires coloniaux qui, pour raisons de sécurité militaire, n’entendaient que réglementer l’Église catholique sans se préoccuper d’en réformer les pratiques. Il est intéressant de constater que certains des projets britanniques, dont l’abolition des communautés religieuses masculines, le contrôle du clergé paroissial par le gouvernement, la rupture de l’Église québécoise avec Rome et les limites imposées au pouvoir d’ordination de l’évêque, furent intégralement repris dans le projet d’Église constitutionnelle qui vit le jour en France après la Révolution. C’est là une illustration frappante de la thèse de l’auteur quant aux rapports intellectuels entre anglicans et catholiques gallicans.

Contribution plus vaste aux voies nouvelles de l’histoire de l’empire britannique, l’ouvrage de Doll appartient à un courant historiographique qui démolit la thèse selon laquelle la Révolution américaine constitue une rupture chronologique entre un « premier » et un « second » empire britannique. En fait, le souci britannique de contrôler et de limiter la diversité religieuse — souci qui allait occuper une place centrale dans la création de nouvelles sociétés coloniales après 1791 — était de beaucoup antérieur à cette époque. Il est certain que le pluralisme religieux présent dans les Treize colonies dès avant les années 1730 ne préoccupa guère les fonctionnaires impériaux mais, montre l’auteur, la recherche d’une uniformité religieuse apparut dans le vocabulaire impérial durant le conflit avec la France à propos de l’Acadie et du Québec. Il s’ensuivit que des anglicans influents, à la fois en Grande-Bretagne et dans les colonies, entreprirent de prôner un resserrement des liens spirituels et politiques entre l’Église et l’État, ce qui était la meilleure manière, disaient-ils, de garantir la loyauté des nouveaux sujets franco-catholiques ; c’était là un impératif que plusieurs clercs et plusieurs fonctionnaires coloniaux voulaient appliquer avec rigueur aux dissidents religieux des colonies britanniques plus anciennes, afin d’intégrer plus étroitement ces colonies à une conception « métropolitaine » de l’empire.

Revolution, Religion, and National Identity atteint ses objectifs à bien des égards en proposant, sous l’angle de la religion, une relecture stimulante des suites immédiates de la Conquête au Québec et en soulignant le besoin urgent de repenser le cloisonnement traditionnel, géographique et chronologique, qui abstrait fréquemment l’histoire québécoise et l’histoire canadienne de l’évolution culturelle, plus englobante, de l’expansion et de la colonisation britanniques.

Traduction : Pierre R. Desrosiers