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Ce livre raconte l’histoire de l’occupation du vaste territoire du Nord québécois depuis 5000 ans par les nations inuite, crie et québécoise. Elles habitent le Nunavik, l’Eeyou Istchee et la Jamésie, que regroupe la région du Nord-du-Québec, créée en 1987. Anthropologues, archéologues et historiens entreprennent de « faire le dit du Nord », selon la belle expression de Louis-Edmond Hamelin.

Les auteurs adoptent les sous-divisions territoriales et ils scandent cette histoire plurimillénaire en trois périodes : Inuits et Cris avant le contact avec les Européens aux XVIe et XVIIe siècles ; les relations entre Autochtones et Blancs jusqu’en 1950 et leurs conséquences sur les modes de vie des Autochtones ; l’arrivée des Québécois en Jamésie, l’industrialisation, l’urbanisation, l’organisation territoriale du Nord et les luttes pour son appropriation, transformant profondément la vie des trois nations depuis le milieu du XXe siècle.

Au cours des millénaires, bien des changements se sont produits. J’en retiens quelques exemples. Le métissage qui s’opère entre les deux vagues de migrants venus d’Alaska. Paléoesquimaux, les Dorsétiens récents – nom tiré du site archéologique sur l’île Dorset au Nunavut – sont suivis des Néoesquimaux, les Thuléens – du nom d’un ancien poste de traite du Groenland. Ceux-ci affirment leur présence vers 1140 de notre ère et ils sont les ancêtres des Inuits actuels. La coexistence des deux groupes et une vraisemblable maintenance de leurs traits culturels jusque vers 1500 ressortent des études archéologiques. Davantage adaptés au milieu marin que leurs prédécesseurs, les Thuléens possèdent une tradition baleinière. Ils chassent avec des outils performants : l’oumiak (kayak) muni d’un flotteur (avatak) et un harpon à tête robuste. Chez les Paléoesquimaux, le chien remplit un rôle moindre que chez les Néoesquimaux qui, pourtant, sont davantage sédentaires (voir le tableau 3.2 : Culture matérielle et les traits adaptatifs chez les Thuléens, p. 94).

Le mode de vie des Inuits sort affecté de la traite des fourrures, sans pour autant entraver leur économie, ni provoquer de pénurie alimentaire alors qu’ils consacrent moins de temps à la recherche des subsistances. Les Cris de l’est de la baie James vont davantage encore s’intégrer à l’économie de marché. Contrairement à une interprétation répandue qui privilégie le rapport dominant-dominé en faveur du marchand européen, Vincent Collette fait valoir que les Cris savent exploiter la vive rivalité anglo-française en troquant à leur profit les peaux de castors (p. 234). Ils ont, par ailleurs, joué un grand rôle dans l’enrichissement de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH). Toutefois, la surexploitation du castor fit en sorte que les Cris devinrent plus dépendants de la CBH et plus fragiles aux fluctuations des prix des fourrures.

À la fin du XIXe siècle, le pouvoir local est remplacé par un pouvoir central étranger qui désire étendre sa souveraineté, et au milieu du XXe siècle le Canada accentue sa colonisation du Nord québécois. Légèrement plus tard, le gouvernement du Québec commence à lui porter un nouvel intérêt. Les gouvernements fédéral et provincial ne sont pas seuls, car les richesses du sous-sol mettent en appétit les entreprises minières. Elles sont à l’origine des villes mono-industrielles dont l’essor ou le déclin tient à la fluctuation des prix des métaux. Entre 1950 et 1970, 38 mines sont ouvertes dans les camps miniers de Chapais-Chibougamau et Matagami-Joutel, mais seulement 13 sont encore en production au milieu des années 1980. De son côté, le gouvernement québécois lorgne les ressources hydrauliques plus au nord, sur l’Eeyou Istchee. Aux yeux des Québécois, l’exploitation du potentiel hydroélectrique de la baie James débouchera sur l’enrichissement collectif. Les projets suscitent bientôt des antagonismes.

Alors qu’on croyait que la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, signée en 1975, tirerait une conclusion acceptable sur les négociations entre les Autochtones et le gouvernement, elle n’ouvre en fait qu’une seconde période des rapports tendus entre les deux partis, car les nouveaux élus autochtones estiment avoir été trompés. La Paix des Braves, en 2002, met fin aux échanges, cette fois à la satisfaction des nations autochtones.

Reste que le bilan de ce qu’on peut appeler la modernisation du Nord – faute d’un meilleur mot – ne porte pas la même signification selon la nation à laquelle on appartient. L’ère de prospérité minière n’a pas franchi les deux dernières décennies du XXe siècle, les ressources forestières qui ont donné naissance à l’industrie papetière et à la ville de Lebel-sur-Quévillon montrent bientôt un essoufflement et les grands projets d’hydroélectricité n’existent plus dans la région. Toutefois, la Jamésie reste fortement intégrée à la société québécoise. Les structures étatiques étendent leurs ramifications et couvrent tous les secteurs de l’activité humaine.

Il en va autrement des sociétés autochtones. Certes, à la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois et plus encore avec la Paix des Braves, elles acquièrent une autonomie inconnue jusque-là, ainsi que les charges qui l’accompagnent. Leur sédentarisation effective tôt au milieu du XXe siècle requiert désormais des emplois et des services en santé et en éducation. Quel sort va-t-on réserver aux langues autochtones ? Qui est attentif aux informations diffusées par les médias en sait déjà des choses, forcément éparses. Mais ici, les auteurs font mieux. Ils dressent un précieux portrait d’ensemble. En ce sens, ils mettent à la portée de tous des renseignements souvent présentés sous la forme de tableaux expressifs : le chômage (10.6), le revenu moyen (10.7), le personnel enseignant (10.8) et le taux de diplomation chez les Cris (10.9). Secteur capital de l’acquisition de la pleine autonomie, la formation collégiale et universitaire des Cris retarde, notamment dans la discipline de la formation des maîtres. La situation des Inuits fait l’objet d’une semblable analyse.

Ce livre accorde également beaucoup de place aux hypothèses et aux débats entre les archéologues. Les interprétations des spécialistes de la discipline révèlent les riches acquis de leur analyse, mais au profit du lecteur, le discours savant n’aurait-il pu être un peu allégé ? Quoiqu’il en soit, les auteurs ont bien atteint le but de diffuser largement une meilleure connaissance du Nord-du-Québec et on sait gré à l’INRS d’avoir favorisé la production de l’ouvrage.