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Professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, Constance Backhouse a publié bon nombre d’ouvrages sur l’histoire juridique du sexisme et du mouvement des femmes aux XIXe et XXe siècles au Canada. Récipiendaires des nombreux prix, dont le Prix Killam en 2008, ses travaux figurent dans toutes les bibliographies d’études sérieuses sur l’histoire des femmes et désormais, très certainement, dans celles qui porteront sur l’histoire des groupes racisés et du racisme au Canada. Avec De la couleur des lois, l’auteure s’attaque à l’histoire du racisme au Canada à travers six études de cas : Re Esquimos (1939), Wanduta, Manitoba (1903), Sero c. Gault, Ontario (1921), Yee Clun c. La législation du travail des femmes blanches, Saskatchewan (1924), R.C Phillips c. Ku Klux Klan, Ontario (1930), Viola Desmond c. ségrégation raciale, Nouvelle-Écosse (1946). À travers tous ces cas qui ont été des procès retentissants, l’auteure montre le rôle déterminant joué par le système de justice canadien dans la mise en place et le maintien des inégalités raciales tant par l’impact de ses décisions judiciaires que par les modifications engendrées par cette jurisprudence aussi bien dans les lois provinciales que fédérales.

Entre les deux recensements de 1901 et de 1951, les Canadiens ont été recensés par leur « couleur » puis, par leur « origine » mais, sur toute la période, l’auteure démontre à quel point « couleur » et « race » ont été intimement liées notamment à l’égard des Esquimaux du Nord du Québec, des Peuples des Premières Nations et des communautés chinoises et noires du Canada. L’auteure affirme qu’il existe non seulement un racisme systémique mais également une idéologie racialiste promue par la presse et largement partagée par bon nombre de magistrats. Si la « race » est un mythe, le racisme, lui, ne l’est pas, nous dit-elle. Selon Backhouse, le système judiciaire canadien s’est fortement inspiré de ce mythe en affirmant que le Canada, contrairement à son voisin du Sud, est une nation « sans race ». Cette idéologie de l’immatérialité des races est pour elle d’une « stupéfiante innocence » dès lors que l’on considère l’histoire du racisme au Canada.

De la couleur des lois est une brillante histoire juridique qui nous montre l’insuffisance des lois pour condamner les membres du Ku Klux Klan à Oakville sur le motif qu’il était interdit de se « déguiser la nuit » (chap. 6) ou encore pour accuser Viola Desmond de ne pas avoir payé la taxe pour le siège au cinéma près de l’orchestre où on n’admettait pas les Noirs (chap. 7) ou encore pour criminaliser les danses autochtones (chap. 3). L’analyse de ces procès est absolument passionnante. L’auteure nous fait découvrir des gens remarquables tant du côté des victimes que de celui des magistrats qui, même lorsqu’ils échouent (chap. 7), contribuent à nuancer la couleur des lois, à révéler les contours du racisme et de la discrimination et à changer les perceptions et les mentalités collectives. On y découvre à la fois des absurdités juridiques comme celle du statut d’Esquimau (chap. 2) mais on y découvre également des solidarités interethniques inattendues et des drames humains poignants. Le cas d’Éliza Sero qui, par le biais d’une réclamation de dédommagement pour un filet de pêche saisi abusivement, rappelle au législateur que les Peuples des Premières Nations ne sont pas des sujets au sens de la loi, force tout simplement l’admiration (chap. 4). Le sens du récit de l’auteure de ce livre fort bien écrit doit être souligné.

Cette longue et rigoureuse recherche s’appuie sur des sources documentaires considérables tant du côté des sources législatives (lois provinciales et fédérales) et judiciaires (jurisprudence) que du côté de la presse locale et nationale pour chacun des procès qui sont tous objet d’une analyse approfondie. Les deux cents pages de notes en bas de page abrégées témoignent de l’ampleur du dépouillement auquel a consenti l’auteure. Il nous semble que le choix de l’éditeur d’abréger les notes en bas de page et de fournir les notes intégrales (456 pages) sur le site web de l’auteure ne soit pas un choix adéquat pour une recherche de cette envergure. De la même façon, le lecteur se désolera de ne pas trouver une bibliographie.

Mais venons-en à l’irritant principal : la surenchère dans l’analyse. La démonstration et l’analyse de l’auteure sont à ce point réussies que les faits parlent d’eux-mêmes. À notre avis, il n’est nul besoin d’utiliser des procédés rhétoriques soulignant l’énoncé évaluatif. En outre, mentionnons le lien erroné entre le Jaunisme et le racisme antichinois (page 173). Enfin, évoquons ce qui a vraisemblablement agacé les évaluateurs du manuscrit avant sa publication en anglais en 1999 : l’utilisation abusive des présentations en termes de « race blanche » des acteurs sociaux. L’auteure, nous semble-t-il, justifie parfaitement ce choix qui quelquefois l’entraîne à rendre l’identification des groupes bien complexe. Un seul exemple ici suffira. Les Québécois sont présentés tour à tour comme « Franco-Canadiens », « Peuple québécois unilingue », « Canadiens d’expression française », tandis que les Anglo-Canadiens sont présentés comme bilingues (voir remerciements). Mais ce sont là des détails en regard de la qualité et de la rigueur scientifique de cet ouvrage dont il convient de souligner également la qualité de la traduction. De la couleur des lois est scientifiquement solide, socialement nécessaire et historiquement essentiel.