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Le 21 septembre 1849, Jacques Viger écrit dans son journal :

« M. Berczy part avec sa dame pour chez lui. Il m’a apporté une charmante aquarelle de l’ancien et entier établissemt. des Jésuites en cette Ville, et emporte un croquis à finir de l’ancien Fort et Village de la Montagne, à être placé dans mon livret intitulé : “Le petit Registre in 4to”. Le P. Martin & W. McKenzie me font des dessins pour l’ouvrage ci-dessus[2]. »

En plus de ces oeuvres, le « Petit Registre in 4to de la Cure de Montréal 1642-1680[3] » contient la transcription de divers documents d’archives, des reproductions à l’aquarelle de cartes anciennes, un tableau généalogique de la famille d’Ailleboust, des fac-similés d’autographes sur papier transparent et une aquarelle de James Duncan représentant le premier séminaire de Montréal.

De la même façon, Jacques Viger rassemble du matériel de diverses natures, en apparence disparate, sur différents sujets historiques, qu’il compile et commente dans ses nombreux manuscrits. Cette façon de faire est tout à fait caractéristique de la production antiquaire de la première moitié du xixe siècle, et permet de mettre en évidence trois pratiques associées au travail de recherche historique d’un érudit de l’époque : la collection, la correspondance et la copie. Ces pratiques seront analysées ici à partir de l’ensemble de la production de Jacques Viger, entre autres, à travers son oeuvre la plus célèbre, Ma Saberdache, ensemble de manuscrits ainsi nommé par Viger par analogie au sac en cuir carré dans lequel les hussards allemands transportaient des dépêches de toutes sortes. Formée de quarante-trois volumes, la Saberdache est sans conteste l’oeuvre la plus magistrale de Viger. Elle se divise en deux parties : la Saberdache rouge renferme trente volumes constitués entre 1840 et 1853 comprenant des transcriptions de documents historiques. Quant à Ma Saberdache bleue, elle regroupe treize volumes où Jacques Viger a transcrit, entre 1839 et 1841, sa correspondance des années antérieures.

Quelques notes biographiques sur Jacques Viger

Tour à tour journaliste, auteur, officier de milice, fonctionnaire, homme politique et propriétaire foncier, Jacques Viger (1787-1858) est surtout connu en tant qu’érudit et collectionneur[4]. Né à Montréal, éduqué chez les sulpiciens, Jacques Viger faisait partie du « puissant réseau familial des Viger-Papineau-Lartigue-Cherrier », dont plusieurs membres ont tenu des rôles de premier plan dans l’histoire du Québec. Cousin de Denis-Benjamin Viger et de Louis-Joseph Papineau, il agit parfois comme conseiller auprès d’eux, et Papineau accordait, semble-t-il, une grande valeur à ses points de vue : « Nous aimerions bien à voir Montréal par ses yeux, qui sont bons », écrivait-il à son épouse, le 7 février 1829, alors qu’il réclamait un tableau du nombre d’enfants fréquentant les écoles de Montréal[5]. Les sympathies politiques de Viger vont d’ailleurs au parti de son cousin, quoiqu’il soit relativement modéré et ne joue pas un rôle actif durant la rébellion des patriotes de 1837-1838[6]. Aussi cousin de Mgr Jean-Jacques Lartigue, Viger semble entretenir des relations très cordiales avec l’Église catholique. On peut supposer que ces bonnes relations ont facilité son accès aux archives de certaines communautés ou paroisses, tout comme ses relations avec « toutes les vieilles familles canadiennes-françaises » et plusieurs familles anglaises lui ont permis de mettre la main sur un grand nombre de manuscrits[7].

En novembre 1808, Jacques Viger part pour Québec, où il travaille pendant quelques mois comme rédacteur au Canadien, journal se consacrant principalement à la politique et à la défense des droits des Canadiens français. C’est à cette époque qu’il aurait compilé sa Néologie canadienne, recueil où il note des innovations formelles ou sémantiques du français canadien, des variantes phonétiques ou orthographiques régionales, ainsi que des emprunts à l’anglais et aux langues amérindiennes. Cet ouvrage unique ferait de Jacques Viger « le pionnier des études sur le français canadien[8] ». C’est toutefois à la fonction publique qu’est consacré l’essentiel de sa carrière professionnelle. Nommé « inspecteur des chemins, rues, ruelles et ponts de la cité de Montréal » en décembre 1813, Viger devient ainsi le principal fonctionnaire de la ville. En 1825, il est désigné commissaire du recensement dans le comté de Montréal. Avec l’aide de son associé Louis Guy, il profite de cette occasion pour poser des questions supplémentaires aux recensés : nature physique et état de l’immeuble habité, profession, lieu de naissance, origine ethnique, religion, race, etc. Ce zèle des recenseurs permet de recueillir des informations uniques concernant la population montréalaise de l’époque, données qui offrent aujourd’hui un « point de repère essentiel dans la constitution d’une histoire sociale de Montréal au 19e siècle[9] ». En 1833, lors de la première assemblée du conseil municipal de Montréal, Jacques Viger est choisi pour maire par les conseillers élus représentant les différents quartiers de Montréal. Il conserve ce poste jusqu’en 1836, alors que l’administration municipale revient aux mains des juges de paix. Par la suite, Viger agit comme commissaire à maintes reprises, que ce soit pour l’amélioration des chemins publics, comme officier rapporteur aux élections de la ville et du comté ou comme commissaire chargé d’enquêter sur les pertes subies pendant la rébellion de 1837-1838.

Ces différentes fonctions ont permis à Jacques Viger d’être un témoin attentif des transformations de la société montréalaise de la première moitié du xixe siècle. Il profite de ces diverses tâches pour consigner minutieusement ses observations dans ses manuscrits, fournissant ainsi des témoignages précieux et détaillés sur la population de Montréal et les événements se déroulant au cours de cette période tumultueuse : la guerre de 1812, la résistance des Canadiens français à l’Union, l’élection de 1832, l’épidémie de choléra, les Rébellions de 1837-1838, etc. L’ensemble de ses travaux démontre sa minutie, révèle son tempérament de compilateur inlassable et le place « parmi les intellectuels qui ont cherché à comprendre les mécanismes de la société dans laquelle ils vivaient[10] ». Sa production atteste de son intérêt pour les statistiques sociales et la démographie ainsi que de sa volonté de témoigner des événements en cours et de sa société. Dans leur ensemble, les documents de Jacques Viger démontrent une certaine conscience de participer à l’histoire et révèlent une volonté de laisser des traces de son époque qui, nous le verrons, semble être le corollaire de son application à sauvegarder les témoignages du passé.

En dehors de ses activités professionnelles, Jacques Viger se trouve au coeur d’un réseau d’échanges d’informations historiques et littéraires. Maurice Lemire va jusqu’à parler de l’« hégémonie » de Viger dans le domaine de l’érudition et à affirmer qu’il aurait ouvert la voie des études historiques[11]. Selon lui, son mérite ne serait « pas dans ses oeuvres, mais dans le rôle d’animateur qu’il a joué auprès des intellectuels de son temps[12] ». Membre de la Société Saint-Jean-Baptiste (SSJB) de Montréal, dont il a présidé le premier banquet en 1834, Jacques Viger en a été élu président en 1856. Il a été particulièrement actif lors de la campagne de souscription organisée par la SSJB au cours des années 1850, afin d’ériger à Québec un monument « aux Braves qui ont succombé devant cette ville dans le combat du 28 avril 1760[13] ». Viger était par ailleurs membre honoraire de la Société historique de l’État du Michigan, et membre honoraire de l’Institut Polytechnique de Montréal, Classe des Lettres. Il est l’un des fondateurs de la Société historique de Montréal (SHM), créée en 1858.

Jacques Viger tire son autorité à la fois de son érudition et de sa documentation. Les érudits et auteurs de passage à Montréal deviennent ses amis et correspondants : les Joseph-D. Mermet, Joseph Quesnel, Adolphe de Puibusque fréquentent son salon. Ses contacts avec d’autres antiquaires sont réguliers, qu’on pense à William Berczy (père), qui s’adonne lui aussi à la recherche de documents historiques ou à Georges-Barthélemi Faribault, qui correspond fréquemment avec Viger à partir de 1832[14]. En fait, il semble que tous ceux qui avaient un intérêt pour l’histoire du Canada connaissaient sa réputation et la richesse de son fonds documentaire : « les étrangers qui ont écrit sur le Canada, – l’abbé Faillon, le P. Martin, M. A. de Puibusque, M. de La Roche-Héron, M. Shéa, M. Francis Parkman ont eu obligation à sa bibliothèque de manuscrits, monument d’un travail de quarante années[15] ». En effet, pendant une bonne partie de sa vie, Jacques Viger rassemble des documents sur l’histoire du Canada, qu’il copie, analyse et commente :

il a recueilli pour l’histoire de son pays des matériaux précieux, que sa curiosité et sa diligence allaient partout chercher et découvrir. Pendant cinquante ans il a copié des notes, des manuscrits, des actes officiels, des statistiques, des récits inédits, des listes, des cartes, des plans, des mémoires, des lettres, des circulaires, tout ce qui lui tombait sous la main et qui pouvait être utile à l’histoire du Canada. Il a transcrit ces documents, il les a mis en ordre, il les a annotés, il les a réunis dans des cahiers solides, dont la collection forme ce qu’il appelait Ma Saberdache[16].

L’activité érudite de Jacques Viger lui vaut la reconnaissance de ses contemporains qui le présentent tour à tour comme « notre archéologue Canadien[17] », le qualifient d’« habile critique, antiquaire, numismate et héraldiste canadien[18] », et enfin, vont jusqu’à affirmer qu’il forme à lui seul « une académie des inscriptions et belles-lettres, une société royale, ou plutôt nationale – très nationale – des antiquaires[19] ».

Archéologue, historien, antiquaire : l’intérêt pour la conservation des traces du passé

Bien que de nos jours le terme antiquaire réfère à un « marchand, [ou] marchande d’objet d’art, d’ameublement et de décoration anciens[20] », le terme présente à l’origine une signification différente, qui a évolué au fil du temps, ainsi que le révèle le Dictionnaire historique de la langue française :

le latin impérial antiquarius, dérivé de antiquus, signifiait « amateur de choses anciennes » et « copiste, scribe (qui reproduit des textes anciens) » ; ce dernier sens est attesté en français (fin xiie s.), mais n’a pas vécu, sinon comme terme d’historien à propos des annotateurs grecs ou romains (1721). Antiquaire réapparaît à la Renaissance comme adjectif au sens d’« antique » (1552) et comme nom (1568), là où l’usage moderne emploierait archéologue ; ce sens a vécu jusque dans la première moitié du 19e s. (les sociétés d’antiquaires)[21].

À l’époque de Jacques Viger, l’antiquaire, est, selon le Dictionnaire de l’Académie française de 1792 : « Celui qui est savant dans la connaissance des monuments antiques, comme statues, médailles, etc. » En 1835, le même ouvrage précise : « On substitue ordinairement aujourd’hui le nom d’Archéologue à celui d’Antiquaire. » Archéologue est alors défini simplement comme « Celui qui est versé dans l’archéologie », celle-ci étant la « Science des monuments de l’antiquité[22] ».

L’étymologie du terme monument est, elle aussi, éclairante : « emprunté (v. 980) au latin monumentum, de monere “faire penser, faire se souvenir de”, verbe qui contient la racine men- “penser” […] En latin, le mot s’applique à tout ce qui rappelle le souvenir, en particulier celui d’un mort : inscription, tombeau, statue, etc.[23]. » Le Dictionnaire de l’Académie française de 1835 maintient une définition large : « Ouvrage d’architecture ou de sculpture, fait pour transmettre à la postérité la mémoire de quelque personne illustre, ou de quelque événement important. […] Il se dit aussi de Certains édifices publics ou particuliers, qui imposent par leur grandeur ou par leur ancienneté.[…] Il se dit, figurément, de Certains grands objets de la nature. […] Il se dit aussi Des ouvrages durables de littérature, de sciences et d’arts[24]. » Bref, l’intérêt de l’archéologue et de l’antiquaire pour les monuments englobe bien davantage que les constructions architecturales auxquelles le mot réfère généralement aujourd’hui : il se porte sur tout objet qui rappelle le passé.

L’intérêt pour les antiquités peut être retracé aussi loin que le xvie siècle en Europe. C’est alors l’antiquité classique qui retient l’attention, celle de la Grèce et de l’Empire romain en particulier. Les antiquaires s’intéressent aux médailles et monnaies ainsi qu’aux oeuvres architecturales, ces objets constituant des preuves venant confirmer que l’histoire écrite s’est réellement déroulée[25]. Les médailles et monnaies sont d’ailleurs à l’origine de bien des représentations de personnages historiques diffusées par l’entremise des oeuvres d’art. Au xixe siècle, l’antiquaire s’intéresse à de multiples sujets en utilisant tous les types de ressources disponibles, quoiqu’il développe parfois un champ de spécialisation. Il n’est pas rare qu’il concentre ses recherches sur une localité ou une région, généralement celle où il vit, développant ainsi peu à peu un intérêt nouveau pour l’histoire nationale. Il a une vision large de l’histoire et une approche englobante : il s’intéresse à la topographie, à l’architecture, aux biographies de personnages. Il collectionne non seulement des objets, mais aussi des manuscrits, documents pour lesquels l’intérêt des collectionneurs se développe au cours de cette période[26].

Au Québec, la plus ancienne société savante, la Literary and Historical Society of Quebec, est créée en 1824, dans le but d’encourager la découverte, la collection et l’acquisition de documents liés à l’histoire naturelle, civile et littéraire des provinces de l’Empire britannique en Amérique du Nord. D’autres sociétés savantes apparaissent dès la première moitié du xixe siècle. Leurs intérêts sont habituellement variés, allant de l’art à la science en général, en passant par les sciences naturelles et l’histoire. Ainsi, la Natural History Society of Montreal se consacre principalement aux sciences naturelles et rassemble des spécimens botaniques, minéralogiques ou zoologiques, collections complétées par des « curiosités » et objets ethnologiques ainsi que par des objets historiques tels que médailles et monnaies[27]. Les groupes qui s’intéressent plus particulièrement à l’histoire se donnent comme mandat la publication de manuscrits anciens afin de les rendre accessibles aux chercheurs, travail ardu qui exige dans un premier temps la recherche de ces papiers le plus souvent conservés outre-mer, puis leur copie. Dès 1832, la Literary and Historical Society of Quebec « s’adressa en Angleterre et en France pour se procurer des documents et des archives concernant l’histoire du Canada, mais ces premières tentatives ne furent pas très concluantes[28] » comme l’explique Ginette Bernatchez. Il faudra attendre encore quelques années (en 1838) pour que cette société publie un premier ouvrage, Mémoires sur le Canada depuis 1749 jusqu’à 1760[29].

Toutefois, encore peu d’associations s’intéressent à l’histoire et c’est Jacques Viger qui aurait suggéré, en 1858, de fonder à Montréal une société ayant pour but d’étudier l’histoire canadienne, de recueillir et de publier des documents à ce sujet, proposition menant à la création de la Société historique de Montréal (SHM). Victor Morin relate sa fondation :

Quatre fervents de l’histoire canadienne se rencontraient depuis quelque temps pour en discuter les points obscurs et se communiquer le résultat de leurs recherches lorsque, dans une réunion tenue le 11 avril 1858, le plus averti d’entre eux, Jacques Viger, ancien maire de Montréal et alors commissaire des chemins publics, proposa de fonder une société en vue « de rétablir l’histoire dans toute sa pureté, par la connaissance des antiquités canadiennes, par la recherche des matériaux épars dans les archives des différentes parties du pays et par la publication de leurs travaux »[30].

Jacques Viger est choisi comme premier président de la SHM. Sa participation est toutefois brève puisqu’il décède quelques mois plus tard. Cependant, plusieurs manuscrits de Viger seront publiés par la Société après son décès.

Le projet de statuts et règlements de la SHM est rédigé par les comparses de Viger, le journaliste Raphaël Bellemare et l’avocat Joseph-Ubalde Baudry[31], et adopté le 28 avril 1858. On y dévoile la mission et les orientations de la SHM :

S’il est important pour un pays d’avoir son Histoire écrite, il ne l’est pas moins que cette histoire soit exacte, fidèle et complète. Persuadés de cette vérité, et témoins à chaque instant des omissions et des erreurs qui se glissent dans la relation des faits historiques du Canada, et considérant la nécessité de ne point laisser prendre racine à des erreurs qui, souvent répétées, finissent par supplanter la vérité, les soussignés se sont réunis en association sous le nom de « Société Historique de Montréal » pour travailler à dissiper ces erreurs au moyen de documents authentiques.

Leur objet principal est d’acquérir la connaissance des antiquités canadiennes et, par la recherche des matériaux épars dans les archives des différentes parties du pays, et la publication de leurs travaux, de rétablir l’histoire dans toute sa pureté ; mais la Société pourra s’occuper également d’autres objets scientifiques[32]. Cette approche n’est pas sans rappeler l’orientation des recherches de l’historien et de l’antiquaire de la fin du xviie siècle et du début du xviiie siècle, telle qu’elle est décrite par Arnaldo Momigliano. Celle-ci se caractérise par un « souci d’établir l’authenticité de chaque événement en usant des meilleures méthodes de recherche », et par une volonté « d’établir la vérité des faits, non d’interpréter les causes ou d’examiner les conséquences[33] ».

Plus de 150 ans plus tard, le projet de la Société historique de Montréal conserve le même esprit. La devise choisie reflète d’ailleurs cette quête de vérité : « Rien n’est beau que le vrai. » Les recherches des fondateurs portent donc principalement sur « des sujets ou des problèmes qui appellent une seule réponse, qui, pourrait-on dire, se résolvent par un oui ou par un non[34] ». De leur point de vue, la découverte d’un nouvel écrit vient trancher définitivement une question.

Collectionner les « monuments »

La collection de documents anciens occupe une part importante de l’oeuvre antiquaire de Viger et de ses collègues. Cette recherche de matériaux authentiques vise, évidemment, la sauvegarde des traces du passé et s’avère indispensable et fondamentale à l’écriture de l’histoire. Cet objectif de rassemblement de matériel qui servira au développement de la connaissance historique motive la préservation et la copie de ces manuscrits, qui sont parfois commentés et publiés. En fait, il ne s’agit pas tant de réaliser une synthèse que de recueillir des éléments qui rendront « plus facile et plus sûre[35] » la tâche de ceux qui écrivent l’histoire. Ainsi, Jacques Viger se voit non comme un historien – nulle part il ne fait allusion à un projet de synthèse d’envergure[36] –, mais comme un compilateur qui rassemble et commente des écrits qui pourront servir à d’autres historiens à produire des synthèses. Par exemple, dans la présentation de la « Notice biographique de l’abbé Picquet », Viger affirme :

M. Picquet, prêtre de notre Séminaire de Montréal est une de nos célébrités canadiennes : je crois donc devoir recueillir ici tout ce que je connois de publié ou d’inédit sur ce fameux missionnaire, laissant à quelque plume plus habile que la mienne le soin, comme les moyens, de nous donner une Notice historique digne de cet homme justement célèbre pour le Canada, et qui ait le mérite de l’exactitude et de la vérité…

« Rien n’est beau que le vrai ; - le vrai seul est aimable. »

Je me permettrai de faire quelques notes que je recommanderai à l’attention du biographe à-venir de M. Picquet[37].

C’est dans cette même optique de quête de vérité et de développement – ou de regroupement – des connaissances que Viger compile et rassemble les divers éléments trouvés sur un sujet précis, qu’il réunit dans un opuscule ou reproduit dans sa Saberdache rouge. Celle-ci rassemble des duplicata de manuscrits anciens (souvent avec indication du lieu de conservation de l’original ou de la provenance de la copie) transcrits soit de manière intégrale, soit dans une variante révisée d’une version préliminaire conservée dans ses archives. On y trouve aussi des notes et études de ces documents, des copies d’imprimés, occasionnellement suivies de notes et commentaires de Jacques Viger, de la correspondance, des transcriptions de critiques de ses textes publiées dans les journaux, et enfin des illustrations et cartes. Bref des « matériaux divers pour servir à l’histoire du Bas et du Haut-Canada[38] ».

Autre exemple de cette quête de vérité historique, dans « Légende Canadienne. Le Crucifix profané à Montréal, en 1742… », Viger s’attaque à retracer les origines d’une légende et à la relier à des faits historiques vérifiables[39]. Il transcrit les documents d’archives lui permettant d’établir les faits et de corriger les rumeurs, puis reproduit les débats et échanges épistolaires qu’il entretient sur le sujet, par le biais des journaux, avec d’autres érudits. La « Notice historique sur le Chien d’Or de Québec et Réfutation de ce qui a été écrit sur ce sujet (ou) au sujet de ce Bas-Relief de Québec[40] » suit un schéma semblable. En plus de retracer les événements à partir des documents commentés par Viger, ces manuscrits situent les lieux où se déroule l’action par l’ajout d’illustrations ou de plans, illustrent parfois les acteurs de l’épisode étudié par l’intégration de portraits et, à l’occasion, contiennent un fac-similé ou un collage de l’autographe des principaux acteurs. Bref, tout élément qui permet d’obtenir une vision d’ensemble de l’événement étudié, qui peut ajouter à sa compréhension et participer à l’établissement de « la vérité historique ». Cette combinaison de documents de diverses natures est tout à fait caractéristique de la production de Jacques Viger, et rappelle l’approche des antiquaires anglais[41]. On y retrouve côte à côte l’histoire, l’archéologie, la topographie et la collection d’autographes.

Collectionner les monuments c’est aussi, dans l’oeuvre de Viger, produire des témoignages en conservant des images de la ville de Montréal, alors en pleine transformation. L’érudit allait lui-même « sur les lieux crayonner toutes les ruines des vieux forts, églises, moulins, remparts, qu’il pouvait trouver sur toute l’étendue du pays[42] ». On trouve même un croquis du fort Senneville et des notes sur diverses ruines dans un cahier de compilation du recensement de Montréal en 1825[43]. Dès 1812, alors qu’il était capitaine des Voltigeurs canadiens, Viger fait un relevé intitulé « Plan et porte du fort Chambly de 1711 », d’après le mesurage qu’il a lui-même fait sur place. On peut retracer dans ses manuscrits un « Plan du Fort Senneville, d’après les ruines qui en existent encore à la pointe occidentale de l’Ile de Montréal dans la paroisse de Ste Anne… brûlé par les Américains en mai 1796 » ; des dessins du « Fort du Sault St. Louis ou Caughnawaga pris le 24 juillet 1840 » et du « Fort Duquesne détruit en 1758… ». Dans les ouvrages de Viger, croquis, cartes et plans de forts en ruines côtoient les transcriptions de documents anciens.

Cet attrait pour les monuments incite Jacques Viger à demander à son « artiste attitré[44] », John Drake, de réaliser une trentaine de sépias illustrant diverses vues d’édifices historiques et monuments de la région de Montréal. Rassemblées en 1826-1827 dans un album intitulé « Panorama de Montréal[45] », ces oeuvres témoignent d’un intérêt croissant pour les ruines et les monuments historiques. L’oeuvre de conservation repose alors non pas sur la sauvegarde matérielle des vestiges, préoccupation qui viendra vers la fin du siècle, mais sur la production de témoignages[46].

À cet égard, l’une des oeuvres les plus fascinantes léguée par Jacques Viger est sans conteste son album Souvenirs canadiens[47]. Assemblé dans les décennies 1830 et 1840, cet objet reflète non seulement ses intérêts d’antiquaire, mais révèle ses relations sociales. Il constitue une capsule temporelle de la vie culturelle et sociale montréalaise et évoque le romantisme ambiant. Recueil très personnel, on y découvre les multiples intérêts de l’érudit, « ses amitiés, son sens aigu de l’humour, sa galanterie, son souci très poussé du détail, sa fantaisie ; mais également son érudition légendaire, son ouverture vers le monde[48] ». La façon dont Viger rassemble sur quelques pages des documents touchant un même sujet nous ramène à sa façon de construire ses manuscrits et à l’approche englobante des antiquaires. Comme dans ses autres recueils, texte et illustration sont souvent complémentaires, l’un informant l’autre. Par exemple, on retrouvera sur le sujet de la bataille de Carillon les éléments suivants répartis sur douze pages : une vue de Ticonderoga par Mme Lupton, suivie d’un texte de Viger sur cette oeuvre, une eau-forte représentant une monnaie à l’effigie de Washington, une eau-forte des ruines du Fort Ticonderoga, accompagnée d’un extrait de journal concernant les ruines du fort, un texte de Jacques Viger présentant un extrait du journal du Chevalier de Lévis dont il possède le manuscrit, un autre texte de sa plume ajoutant des détails sur la bataille de Carillon, et enfin une chanson intitulée Le Carillon de la Nouvelle-France. Plus loin, Viger consacre quatre illustrations à Wolfe et autant de pages à Montcalm combinant un portrait, les « armes » de Montcalm et un extrait de biographie.

Dans cet album, de rares traces (dont les armoiries de la ville de Montréal, que Viger a lui-même conçues) témoignent d’un intérêt pour la numismatique, la sigillographie et l’héraldique. Les portraits, souvent des copies à l’aquarelle de peintures originales dispersées dans la province, sont fréquemment accompagnés d’un autographe ou d’un fac-similé d’autographe du personnage illustré. Les autographes occupent neuf pages entières de l’album, démontrant une fois de plus le goût de Viger pour la collection de documents anciens. Les sujets traités dans l’album « Souvenirs canadiens » recoupent fréquemment ceux abordés dans les opuscules de Viger : son séjour au Camp des Voltigeurs, la légende du Chien d’or, des représentations de monuments par James Duncan, etc. La présence de thèmes liés à l’histoire naturelle (oiseaux, fleurs et papillons) atteste de la curiosité pour les sciences naturelles alors en émergence[49]. Bref, l’album peut être vu comme un objet qui synthétise une partie de la vie de Jacques Viger et de son oeuvre d’antiquaire.

La correspondance, mode d’échanges entre érudits

Les antiquaires s’écrivent régulièrement pour échanger des informations sur leurs recherches en cours[50]. Bien qu’une part de ces échanges épistolaires demeure relativement privée[51], les antiquaires diffusent et nourrissent leurs discussions par la publication de pièces choisies. La Bibliothèque canadienne, périodique publié par Michel Bibaud, est rapidement devenue la boîte aux lettres des érudits et des amateurs d’histoire. Elle offre un lieu où ils font parvenir des documents inédits pour publication, où ils échangent de la documentation et dévoilent leurs découvertes, stimulant ainsi la recherche de manuscrits anciens[52]. Dès juillet 1826, Jacques Viger offre à Bibaud de puiser à sa Saberdache pour nourrir cette publication :

quelle mine à exploiter que cette Saberdache pour votre Bibliothèque canadienne ! Vous y trouverez, d’un côté, des vers […] bons, quoiqu’ils ne soient pas de moi ; de la prose […] comme je n’en écrirais pas de meilleure ; bref, une correspondance inédite (que cette chère Saberdache tient sous boucle) entre Canadiens et Européens, et, de l’autre côté, divers essais et lettres encore vierges, mêlés à des anecdotes bien connues ; des essais de bouquins caducs ou entièrement oubliés. […] J’oubliais une chose essentielle : depuis le legs fait à moi par mon ami défunt de sa Saberdache et de son contenu, j’ai continué moi-même, jusqu’à ce jour, de la grossir de copieux larcins littéraires, qui ne m’ont coûté que le prix d’une paire de ciseaux, et le soin de les faire jouer : je l’ai aussi enrichie de quelques-unes de mes productions qui ne sont pas à mépriser… hem[53] !

Bibaud accepte la proposition et, dès août 1826, publie des extraits des écrits de Viger sous le titre Ma Saberdache. On notera ici, comme l’a déjà souligné Fernand Ouellet, que deux dates différentes peuvent être attribuées au début de la Saberdache. En effet, des documents sont publiés sous ce titre en 1826, alors que Viger mentionne dans la présentation de sa Saberdache qu’il en a compilé le premier volume en 1839. Ces deux dates et l’allusion à une Saberdache léguée par un ami ont amené Ouellet à s’interroger sur l’existence d’une Saberdache antérieure à celle conservée aujourd’hui aux Archives du Séminaire de Québec[54]. Cette lettre de Viger à Bibaud laisse en effet supposer que la Saberdache que nous connaissons aujourd’hui n’est peut-être pas la première… et qu’elle pourrait en fait être une copie d’une version antérieure.

Une autre hypothèse mérite d’être envisagée : il semble probable que Viger désignait sous le terme Saberdache beaucoup plus que les quarante-trois volumes connus aujourd’hui sous ce nom. La description qu’en fait Adolphe de Puibusque en 1848 tend à appuyer cette hypothèse : « La bibliothèque créée par sa plume infatigable se compose de 28 volumes in-quarto et d’une collection in-octavo, qu’il a ironiquement nommé sa SABERDACHE, parce qu’elle serait de poids à charger plus facilement un wagon que le léger porte-feuille d’un hussard[55]. » Amédée Papineau prétend quant à lui qu’elle regroupait des « volumes manuscrits au nombre de près d’une centaine[56] ». Cette hypothèse est renforcée par le fait que les documents publiés dans la Bibliothèque canadienne sous le titre Ma Saberdache proviennent de recueils ne faisant pas partie de l’ensemble rassemblé aujourd’hui sous ce nom. En effet, le premier contenu publié sous cet intitulé correspond à une compilation intitulée « Anecdotes et bons mots canadiens[57] », qui énumère une liste de ce type d’éléments recueillis dans les archives, dont le contenu relève presque de la curiosité, et qui ne fait pas partie de l’ensemble de documents aujourd’hui regroupés sous le nom Saberdache.

Parmi les écrits de Viger publiés par la suite dans la Bibliothèque canadienne, on trouve des extraits de son journal de la campagne militaire de 1812 ainsi que son « Règne militaire en Canada » édité en plusieurs sections entre janvier et juin 1827 sous le titre de « Matériaux pour l’Histoire du Canada ». La publication de ces textes suscite des réactions favorables de la part de Jacques Labrie, lui-même versé dans la recherche de documents historiques, qui écrit à Bibaud :

Permettez-moi de vous féliciter sur l’intérêt croissant qu’acquiert votre Bibliothèque Canadienne depuis quelques mois […] C’est surtout de la Saberdache et des Matériaux pour l’Histoire que je veux parler. […] C’est en montrant ce qu’ont été nos ancêtres, que l’on peut inspirer à la génération présente, comme à celles qui la suivront, le désir de les imiter dans ce qu’ils ont fait de bien et de remarquable. Rien ne pouvait venir plus à propos que les Matériaux pour l’histoire du Canada, dans un temps, où, sortis depuis peu de leur condamnable apathie pour les choses de leur pays, les Canadiens semblent vouloir faire oublier leur négligence passée, par la diligence qu’ils apportent maintenant à en rechercher les plus minutieux détails[58].

Cette façon de publier des textes à caractère historique en plusieurs parties dans des journaux aurait été mise en oeuvre par Jacques Labrie dans le Courrier de Québec à l’automne 1806[59]. Les échanges d’informations suscités à la suite de ce type de parution permettent de suivre les débats sur un sujet, l’échange de renseignements ou la réfutation d’une hypothèse par la présentation d’un document récemment découvert, rétablissant une fois de plus un aspect de la « vérité historique ». Cette façon de faire n’est par ailleurs pas sans rappeler les débats d’idées qui sont alors courants dans les journaux[60]. En lisant cette correspondance, on sent le développement de la recherche historique alors en cours.

Outre ces discussions autour de questions à caractère historique, la Saberdache rassemble des échanges plus personnels. Il s’agit en fait, comme l’écrivait Adolphe de Puibusque, d’« une correspondance de 40 ans, pétillante d’esprit et de gaîté, dans laquelle se reflète tout le mouvement de notre société contemporaine[61] ». On peut en effet suivre à travers ces documents les débats politiques de l’époque, par exemple l’influence des politiciens sur l’orientation du contenu journalistique au moment où Viger est rédacteur au Canadien[62] ou les débats autour de la liste civile et de l’Union[63]. Toutefois, ainsi que l’a souligné Jean-Claude Robert, « il ne s’agit pas de mémoires au sens classique du terme, mais, bien plutôt de notes diverses sur certains événements auxquels [Jacques Viger] a été mêlé[64] ».

Le simple fait de compiler sa propre correspondance montre que Viger accorde une certaine importance à ses propres lettres, qu’il croit que sa famille, ses amis et probablement même ses successeurs pourront y trouver un intérêt[65]. Ainsi, dans le troisième volume de la Saberdache bleue, Viger explique ses intentions en regroupant ces documents :

Ce 3e Volume a été compilé avant les deux premiers et dans l’idée de réunir et conserver quelques-unes de mes lettres que je pouvois regarder comme intéressantes pour ma famille & mes amis sur mon voyage et mon séjour dans le Haut-Canada, à une époque importante pour moi et pour mon pays. La date de cette compilation est de 1839, et ce n’est que depuis que j’ai entrepris la tâche de réunir dans les deux premiers volumes et dans ceux qui suivent ce 3e telles de mes lettres et de celles de mes correspondants qui m’ont paru mériter d’être conservées en tout ou en partie, pour ma famille et mes amis, encore une fois[66].

En recopiant ainsi ses lettres, Viger offre à ses successeurs la possibilité de lire ses échanges épistolaires dans l’ordre de leur production. Cette façon de procéder, bien qu’elle distingue les papiers personnels des documents d’archives en les classant dans les Saberdache rouge ou bleue, tend à situer Viger lui-même comme un acteur de l’histoire, aux côtés des personnages historiques dont il collectionne les manuscrits. Cette volonté de laisser des traces pour la postérité révèle une conscience de participer à l’histoire et montre que Jacques Viger s’identifie comme un acteur de l’aventure historique.

Copier pour diffuser et transmettre

Le terme « antiquaire » référait à l’origine, on l’a vu, au copiste. Bien que les dictionnaires français consultés n’y fassent pas allusion pour le xixe siècle, la pratique de la copie est demeurée primordiale chez les antiquaires canadiens de cette époque. Elle occupe une large part du travail de Jacques Viger et prend diverses formes : reproduction de manuscrits anciens, duplication de cette copie permettant de multiplier les exemplaires et de les corriger, transcription de sa propre correspondance afin d’assurer sa conservation et sa transmission[67].

La reproduction à la main est alors l’unique façon d’obtenir son propre exemplaire d’une récente découverte faite, par exemple, dans les archives d’une communauté religieuse, ou recopiée en Europe par un autre antiquaire. Dans ces circonstances, et face à l’importance accordée à l’authenticité et à la vérité historique, il s’avère nécessaire, et parfois difficile, de trouver des copistes minutieux et fiables[68].

Jacques Viger s’adonnait à la copie de papiers anciens dès 1818, comme le prouvent les différents volumes du journal de Joseph Gaspard Chaussegros de Léry[69]. En plus de copier les documents, Viger les annote et les augmente par des références complémentaires. Ainsi, divers manuscrits regroupent des transcriptions de pièces d’archives, des notes et études les concernant, des illustrations et cartes, des extraits d’études réalisées par d’autres auteurs. C’est aussi le cas dans la Saberdache rouge, comme nous l’avons vu plus haut.

L’importance de l’activité de copie s’explique sans doute largement par l’histoire coloniale du pays : bien qu’une partie des archives françaises indispensables à l’administration ait été conservée ici lors du changement de régime, la plus large part se trouve outre-mer, rendant ainsi la reproduction de documents nécessaire aux recherches entreprises par les amateurs d’histoire. Le contexte politique des années 1830 à 1850 aurait d’ailleurs stimulé le mouvement de récupération des manuscrits anciens. En effet, l’historiographie reconnaît généralement l’impact du rapport Durham, produit à la suite des Rébellions de 1837-1838, sur le développement de la production historique canadienne. En affirmant que les Canadiens français sont un peuple sans histoire et sans littérature, Durham aurait fouetté leur orgueil et ceux-ci se seraient alors attaqués à la tâche de prouver l’existence d’une histoire nationale. « Pour fonder leur conscience nationale, les Canadiens doivent se donner des références communes : s’approprier un pays et une mémoire. L’histoire devient l’enjeu décisif dans cette bataille, car la vision que les conquérants ont du passé de la Nouvelle-France dévalorise tout ce qui les a précédés[70]. » Dans ce contexte, la recherche dans les archives, la copie de manuscrits et la compilation de bibliographies permettent une organisation des matériaux de base qui serviront ensuite à la rédaction de synthèses historiques qui viendront affirmer l’ancienneté de la présence des Canadiens français. Ce mouvement de récupération des archives relatives à la Nouvelle-France amène plusieurs Canadiens (entre autres François-Xavier Garneau, Louis-Joseph Papineau, Denis-Benjamin Viger et Hospice-Anthelme Verreau, les trois derniers étant intimes de Jacques Viger) à faire des recherches et à copier des manuscrits retracés en France et en Angleterre. Ces documents ont, entre autres, servi à François-Xavier Garneau à élaborer son Histoire du Canada, publiée en 1845[71]. Bien que Jacques Viger n’ait pas lui-même participé à ces copies outre-mer, il a abondamment contribué à leur diffusion[72].

Cette pratique de la copie des papiers se trouvant dans les archives françaises et anglaises se poursuivra tout au long du xixe siècle et connaîtra un regain d’intensité dans le premier quart du xxe siècle, alors que les archives fédérales investissent dans cette tâche[73]. La copie permet alors d’avoir accès à ces écrits au Canada et vise à favoriser le développement de la recherche. La copie peut donc être vue comme une activité permettant l’accroissement des collections, un mode d’acquisition, tant pour les antiquaires que pour les archives gouvernementales. Même les pièces conservées au Canada sont copiées, multipliant ainsi les exemplaires, qui peuvent dès lors être gardés dans différents centres d’archives ou collections privées. Ces duplicata assurent la conservation du contenu des manuscrits, menacés de destruction par leur fragilité et par des conditions d’entreposage rarement favorables, sans compter les risques que font courir les incendies[74]. La copie permet aux archives publiques de mettre les documents à la disposition des chercheurs et, grâce à leur transcription dans une calligraphie contemporaine, d’en rendre la lecture plus aisée[75].

Par ailleurs, la copie favorise les échanges entre antiquaires puisqu’elle permet de faire partager ses découvertes grâce à la circulation de duplicata de documents anciens, mais aussi ses propres écrits pour commentaires auprès de ses collègues[76]. Ainsi, il est probable que lorsque Jacques Viger voulait faire lire l’un de ses textes à un autre érudit, il prêtait un duplicata et conservait l’original chez lui[77].

Conclusion

Trois pratiques caractéristiques de l’activité antiquaire se dégagent de l’étude de l’oeuvre de Jacques Viger : la collection, la correspondance et la copie. La mise en relation des versions préliminaires d’un document, des copies annotées ou révisées, de la correspondance sur le sujet et des critiques publiées dans les journaux, a permis de tracer un portrait éclairant de son travail d’érudition. En combinant sa correspondance avec les autres antiquaires, les copies de manuscrits anciens annotés et ses propres écrits, on découvre sa façon de procéder et l’on perçoit l’ampleur de son travail.

Les sujets traités par Viger sont en accord avec les préoccupations historiques de l’époque : il s’intéresse principalement aux guerres et aux grands personnages. Les sujets d’histoire religieuse retiennent son attention au cours des années 1840 et 1850, intérêt à relier au renouveau religieux qui suit les insurrections de 1837-1838 et le Rapport Durham. Le traitement que Viger fait de tous ces sujets repose sur une méthode compilatoire, où les différents types de « monuments » (objets, iconographie, manuscrits, etc.) viennent se compléter les uns les autres, approche caractéristique des antiquaires, qui leur accordent une importance équivalente dans leur quête de vérité historique.

Certains traits caractérisent l’ensemble de la production de Jacques Viger : sa minutie, son souci du détail et sa volonté de rétablir les faits avec exactitude, son intérêt pour les statistiques sociales et la démographie. Tant son activité antiquaire que sa Néologie canadienne ou le travail effectué lors du recensement de 1825 révèlent son tempérament de compilateur. Sa volonté de témoigner des événements en cours et de sa société transparaît par la transcription de sa correspondance dans sa Saberdache, dans le but de la conserver et de la transmettre. En fait, son souci de laisser des traces de son époque semble être le corollaire de son application à sauvegarder les témoignages du passé. Cette fascination pour le passé transparaît non seulement dans les documents collectionnés, les manuscrits et albums, mais se décèle aussi dans ses journaux de voyages et par la présence de notes et croquis de ruines dans différents écrits. Compilant des papiers anciens recueillis ici et là, les copiant, les commentant et assurant leur diffusion à travers un réseau d’amateurs d’histoire, Jacques Viger n’a pas la prétention d’écrire lui-même une synthèse historique, mais souhaite rassembler des pièces qui permettront à d’autres de le faire.

À l’époque de Jacques Viger, les activités de collecte des monuments anciens se concentrent principalement sur la conservation de manuscrits[78] et la production de témoignages documentaires (écrits, relevés et illustrations). Encore éloigné des préoccupations de conservation des vestiges matériels, l’antiquaire cherche principalement à assurer le sauvetage des traces documentaires. L’étude de la pratique antiquaire de Jacques Viger permet cependant de détecter un début de préoccupation pour le patrimoine au cours du deuxième quart du xixe siècle, et amène à considérer cet intérêt pour les « monuments du passé » dans une optique beaucoup plus large que celle qui restreint trop souvent le patrimoine aux constructions architecturales.