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La conclusion d’une alliance avantageuse, tant sur le plan de la fortune que de l’honorabilité, constituait l’un des pivots de la reproduction sociale des familles d’autrefois[2]. La nécessité d’un « bon mariage » s’ajoutait à toutes les prescriptions sociales et religieuses insistant sur le caractère sacré, indissoluble de cet engagement et sur sa fonction première, la procréation. Mais la condition des parties n’intervenait pas seulement lors du choix du conjoint. En milieu possédant, le plus souvent, la signature d’un contrat de mariage venait consacrer les modalités financières des rapports entre époux.

Une fois le mariage conclu, la trajectoire financière du couple pouvait évoluer de diverses manières. Une croissance des revenus et actifs était envisageable, du fait des activités professionnelles du mari ou de la survenance d’héritages. A contrario, certains problèmes n’étaient pas exclus. La situation financière des femmes mariées, en particulier, pouvait être mise à l’épreuve de deux façons. Des obligations contractées dans l’espace public engendraient parfois saisies, faillites ou états de gêne. En d’autres occasions, les rapports matrimoniaux s’aigrissaient et suscitaient disputes, séparations de fait ou séparations de corps sanctionnées par les tribunaux. Nous nous en tiendrons ici à la première catégorie de problème. Plus précisément, quel était le sort des femmes mariées de l’élite lorsque leurs avoirs et droits financiers se trouvaient menacés par des créanciers, des manoeuvres financières de leur époux (manoeuvres parfois frauduleuses) et même certains engagements de leur part ?

Cet article propose une histoire genrée de la propriété et de son expérience parfois conflictuelle en milieu bourgeois entre 1900 et 1930. Si les normes juridiques formelles consacrant l’infériorité des épouses sont bien connues, il est nécessaire de mieux cerner la manière dont propriété et revenus constituaient des noeuds de relations sociales et juridiques mettant en scène des acteurs sociaux « réels ». Les actifs financiers et les trajectoires personnelles de ces acteurs présentaient des configurations fort variables, sous l’apparente universalité des textes formels du droit.

Au Québec, le rapport entre femmes mariées et avoirs des ménages a surtout été étudié en regard de l’économie familiale des milieux ouvriers durant la transition au capitalisme industriel. Bettina Bradbury a mis en lumière la nécessaire collaboration des époux pour faire face à l’insuffisance des salaires[3]. Sherry Olson a examiné, dans la durée, les stratégies de couples souvent modestes mais désireux de se « créer un avenir[4] ». Sylvie Taschereau, pour sa part, a offert une meilleure compréhension du rôle substantiel du crédit dans les budgets des familles des quartiers pauvres durant la première moitié du XXe siècle[5]. Les femmes de la bourgeoisie vivaient une expérience tout autre. Elles ne travaillaient pas (du moins, elles n’étaient pas assujetties au salariat) et se trouvaient en théorie à l’abri du besoin, puisqu’elles et leur mari pouvaient compter sur des avoirs substantiels. Mais certaines circonstances pouvaient faire de leur condition financière une réalité assez fragile.

Les rapports financiers des couples de la bourgeoisie québécoise demeurent mal connus. Nous ne disposons toujours pas, au Québec, d’une analyse équivalente à l’excellente étude de Lori Chambers sur la situation financière des femmes mariées en regard de la législation et de la pratique des tribunaux[6]. Cette étude, tout comme le récent travail de Peter Baskerville[7], permet néanmoins de mettre en évidence un fait comparatif brut : sur ce plan, le sort des femmes s’est considérablement amélioré dans les juridictions de common law à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, alors que les Québécoises ne bénéficièrent pas de progrès équivalents.

Résumons cette histoire complexe, sans en prodiguer tous les détails. Dans ces juridictions, au début du XIXe siècle, les actifs de l’épouse se fondaient à peu près totalement dans la personnalité juridique et financière de l’époux[8]. Or, à partir du milieu du siècle, par une succession d’interventions législatives (les Married Women’s Property Laws), on va progressivement réserver certains biens et revenus aux femmes mariées, tout en leur accordant une autonomie juridique accrue sur ces actifs. De fait, il faut distinguer l’attribution de certains avoirs du contrôle effectif de ceux-ci. Les deux réalités ne vont pas nécessairement de pair, comme on le verra ici. Les femmes mariées de l’Ontario purent dès 1872 conserver leur salaire indépendamment de leur mari[9]. En 1884, elles obtinrent la faculté d’administrer l’ensemble de leurs biens et d’en disposer comme si elles étaient célibataires[10]. Les épouses québécoises ne profiteront d’avancées semblables qu’en 1931 et 1964 respectivement[11].

Ces dernières connurent donc une trajectoire différente. Elles profitaient, au départ, de dispositions juridiques plutôt favorables. On en compte trois : la communauté de biens, la séparation de biens et le douaire coutumier. La communauté de biens, automatique en l’absence d’un contrat de mariage, mettait en commun les biens (meubles et immeubles) acquis durant le mariage, les revenus produits durant cette période ainsi que les biens meubles possédés par les conjoints au moment de l’union. N’entraient pas dans la communauté les immeubles dont la possession était antérieure au mariage ou hérités par la suite. L’épouse possédait la moitié de la communauté, mais le mari était le maître des décisions touchant ce patrimoine durant la vie commune. La séparation de biens, stipulée en contrat de mariage, mettait à l’abri au profit de l’épouse divers biens propres et certains actifs éventuellement transférés à son bénéfice par des ascendants ou son époux à l’occasion de l’union. Ainsi pourvue, elle pouvait exercer elle-même la « simple administration » de ses avoirs, sans pouvoir conclure une transaction majeure telle une vente d’immeuble. Enfin, le douaire coutumier octroyait à la veuve l’usage (ou usufruit) de la moitié des propres de son mari décédé, i.e. des immeubles qui appartenaient à ce dernier en dehors de la communauté. Elle retrouvait d’ailleurs, en devenant veuve, son autonomie juridique. Si on relève parfois des dispositions plus ou moins équivalentes dans les juridictions de common law au début du XIXe siècle, les femmes du Bas-Canada avaient un statut juridique et patrimonial assez enviable du fait de l’existence de ces outils juridiques[12].

Qu’arrive-t-il à ces mêmes outils au XIXe siècle et au début du XXe siècle ? Les effets conjugués de transformations macrosociales (comme la montée du salariat, source de précarité) et de modifications législatives opérées au profit du libéralisme économique vont amoindrir la portée de deux d’entre eux. La communauté de biens, utile pour les patrimoines (même peu substantiels) des familles rurales, signifiait-elle grand chose pour les ménages de salariés des villes dénués d’actifs ? Elle posait des problèmes particuliers du point de vue des épouses[13]. Le douaire coutumier, dans le cas des mêmes ménages, ne trouvait pas non plus de biens immobiliers sur lesquels s’appliquer[14]. Au surplus, ce même douaire fut progressivement frappé de restrictions et affaibli à partir de la mise en place de bureaux d’enregistrement sous l’égide du Conseil spécial[15]. Mais la séparation de biens inscrite en contrat de mariage pouvait continuer à protéger l’épouse qui avait la chance d’appartenir aux milieux plus favorisés[16]. Par contre, s’en tenir à ce constat est insuffisant. Ce serait confondre régime juridique et expérience des femmes. Était-ce là une protection solide, lorsque le ménage éprouvait des difficultés financières ?

Cette interrogation renvoie à une problématique plus globale, celle de la dialectique unissant libéralisme économique et pratiques sociales concurrentes à partir du XIXe siècle. Pour Ian McKay, la logique libérale, bien que dominante, n’a pas tout balayé sur son passage et dut composer avec des îlots de résistance[17]. Les modifications apportées au droit civil du Québec pour favoriser la circulation des biens sur le marché ont déjà été bien documentées[18]. Il s’agit là de manoeuvres de « désocialisation » de la propriété ou, dit autrement, de changements visant à extraire la propriété de certains rapports sociaux et familiaux dans lesquels elle se trouvait enserrée dans les sociétés préindustrielles, au profit d’un marché libéré d’entraves, point focal du système capitaliste. Ces transformations, cependant, ne doivent pas être confondues avec une expérience sociale totale des principes libéraux. Certaines législations et stratégies familiales relatives aux biens étaient assez étrangères à un droit contractuel débridé[19].

Le contrat de mariage constituait la pierre d’angle des nouveaux ménages des classes possédantes. Cet acte peut être rangé parmi les pratiques sociojuridiques qui, dans la sphère privée, étaient censées assurer le maintien et la reproduction du statut social des membres de la bourgeoisie[20]. Le tout au profit d’ordre familial fait d’obligations juridiques et financières, d’une solidarité interindividuelle parfois contrainte et d’attentes spécifiques selon les genres. La propriété, comme phénomène social, occupait donc une position ambiguë. Objet d’une libéralisation significative en droit civil, elle était aussi pour ceux qui la détenaient l’objet de pratiques distinctes des diktats du libéralisme économique classique.

L’étude de la jurisprudence de la période 1900-1930, celle de l’âge d’or du capitalisme industriel, a été privilégiée[21]. Les rapports de jurisprudence relatent les circonstances de conflits portés à l’attention des tribunaux, de même que les raisonnements mis en oeuvre par les juges pour trancher ces litiges[22]. Ces affaires ont été considérées dignes d’être publiées et communiquées à la communauté des praticiens du droit, le plus souvent en raison de la difficulté particulière que présentait leur résolution. Si les causes rapportées de la sorte ne traduisent pas nécessairement la pratique ordinaire des tribunaux, leur valeur comme source historique est non négligeable[23]. Le fait que la jurisprudence privilégie les exceptions et les cas abstrus permet justement une plongée dans les zones d’ombre de la condition économique des épouses. Au demeurant, les décisions prises pouvaient affecter toutes les femmes empêtrées dans des imbroglios similaires. Les jugements relevés par la jurisprudence transcendaient le sort des parties en présence. Ils étaient susceptibles de servir de référence par la suite et même d’autorité contraignante dans des litiges semblables[24]. Enfin, le travail des tribunaux n’était pas que producteur de « discours ». Leurs décisions avaient parfois des conséquences très lourdes pour les personnes concernées, puisque leurs assises économiques pouvaient s’écrouler d’un coup.

Tableau 1

Causes rapportées par la jurisprudence québécoise et impliquant les avoirs de femmes mariées de la bourgeoisie 1900-1930

Causes rapportées par la jurisprudence québécoise et impliquant les avoirs de femmes mariées de la bourgeoisie 1900-1930
a

Les différents rapports publiés qui concernent la même femme mariée ne comptent que pour une occurrence distincte

b

La mention “appel” indique que le même litige, porté en appel, a fait l’objet d’un autre rapport de jurisprudence inclus dans le corpus

c

La mention “double publication” indique que la même décision a été rapportée dans deux périodiques de jurisprudence différents

d

Ce litige, traité au départ par la Cour supérieure, a ensuite transité en appel par la Cour du banc du Roi et le Conseil privé de Londres

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Nous avons dépouillé trois répertoires généraux de jurisprudence[25]. Le repérage des causes pertinentes a été mené à partir de plusieurs rubriques thématiques de ces mêmes répertoires (tableau 1). Les références relevées nous ont ensuite conduit aux procès rapportés en détail dans des périodiques comme La revue légale, Les rapports judiciaires de Québec, etc. L’année au cours de laquelle les jugements ont été rendus a déterminé l’inclusion dans le corpus (1900-1930). Établir l’appartenance des ménages à la bourgeoisie présentait trois difficultés : les rapports ne contiennent pas d’informations systématiques quant à la richesse des parties ; les procès peuvent concerner autant des ménages bourgeois en début de parcours que des individus d’âge mûr et souvent plus en moyens ; quelques couples, de condition très modeste au départ, ont connu après cela une ascension sociale importante[26]. Nous dûmes donc procéder au cas par cas, par indices, tout en tenant compte des trajectoires des individus. Voici des exemples d’indices ayant justifié une inclusion dans le corpus : la mention d’une « fortune considérable » (chiffrée ou non) ; la propriété d’une entreprise industrielle ou d’une société par actions ; la possession d’un patrimoine de 30 000 $ ou plus ; des revenus de 4000 $ ou plus par année ; un don important de l’époux à l’épouse en contrat de mariage (5000 $ par exemple) ; des manifestations d’un mode de vie bourgeois (présence de serviteurs à domicile, voyages d’agrément en Europe, biens de luxe, etc.). Inversement, la mention d’un travail manuel ou agricole, d’un statut d’employé (sauf salaire très important) ou d’un commerce dirigé conjointement par le couple conduisait d’emblée à l’exclusion du litige, tout comme l’insuffisance d’indices.

Le tableau 1 indique le nombre de causes retenues en vertu de ces critères. En tenant compte des quelques décisions rapportées simultanément dans plus d’un périodique, de l’appartenance de certaines affaires à plus d’une catégorie jurisprudentielle, des procès suivis d’un appel dont le compte rendu est publié à son tour, les sources employées concernent 71 femmes mariées. Cette base documentaire peut sembler modeste, mais sa richesse historique est substantielle. Ces documents permettent d’observer d’assez près les finances des ménages de l’élite. Une attention particulière a été accordée aux interactions réunissant trois données clés, soit les arrangements financiers prévus lors du mariage, les circonstances et événements ayant engendré le litige ainsi que les modalités de la décision rendue par les magistrats. Comme ces éléments sont nécessairement assez divers (surtout le second), une approche qualitative et microsociologique s’imposait. Le travail des tribunaux nous a particulièrement intéressé. Si le statut de la femme mariée était déjà lourdement normé et régulé par le droit civil, les magistrats contribuaient à leur tour à la construction sociojuridique de cet acteur singulier. En résolvant les conflits qui se présentaient à eux, cela à partir d’un examen dialectique combinant « faits » de la cause et applicabilité des normes juridiques formelles, ils délimitaient les contours de sa précarité sociale plus ou moins grande.

Dans un premier temps, nous établirons un portrait des règles de droit susceptibles d’être interpellées par ces affaires. Par la suite, trois scénarios seront examinés tour à tour : les cas où les créanciers pressent le couple (faillites et saisies sans faillite) ; les situations où l’épouse semble avoir joué le rôle de prête-nom ou de complice au profit d’un mari en difficulté ; les poursuites où des tiers remettent en question certains actes de la femme. En conclusion, nous analyserons les fonctions sociologiques remplies par le droit civil et la justice dans ces procès[27].

L’économie juridique des biens des femmes mariées, 1900-1930

Les rapports patrimoniaux entre époux sont d’emblée régulés par certaines prescriptions du Code civil du Bas-Canada[28]. Ces normes régissent trois domaines : la responsabilité des frais du ménage ; la latitude quant au contenu des contrats de mariage ; les restrictions relatives aux interactions financières entre époux, une fois le mariage conclu.

La place de l’argent au sein du mariage relève d’abord de certains articles généraux du code civil. Les époux ont conjointement l’obligation d’entretenir leurs enfants[29] et de voir aux charges du ménage, responsabilité qui peut être modulée par le contrat de mariage[30]. Aussi, les femmes mariées de toute condition peuvent compter en théorie sur la règle voulant que l’époux soit obligé de « recevoir » sa femme et de « …lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état[31] ». Rappelons que les épouses mariées en séparation de biens, si elles disposent de ce fait d’actifs réservés, n’en ont que l’administration. Elles peuvent par exemple en tirer les revenus, disposer de ceux-ci, sans avoir la faculté de conduire une transaction importante sans autorisation de leur mari[32].

Le contrat de mariage jouit d’un statut particulier en droit civil[33]. Cet acte notarié spécifie les modalités financières des rapports entre les conjoints qui y ont recours. On peut y inclure des dispositions qui seraient invalides en d’autres occasions[34]. Cela s’explique, précisent certains juges, par la faveur particulière dont jouit le mariage en tant qu’institution sociale fondamentale et par la nécessité de protéger la famille des « revers de fortune » de l’époux et des créanciers de celui-ci[35]. Le contrat peut comprendre une donation entrevifs (i.e. un don entre personnes existantes) qui ne prendra effet qu’à la mort du donateur. Habituellement, une donation entrevifs implique de se dépouiller réellement, dans l’immédiat, des biens visés[36]. Instituer une donation qui ne se concrétisera qu’au décès (donation à cause de mort) est en d’autres temps un acte nul[37]. Mieux encore, le contrat de mariage peut comporter une donation de biens à venir (ou biens futurs), alors que les autres donations doivent s’exercer sur des biens présents sous peine de nullité[38]. L’application de ces règles à des cas concrets et leur télescopage éventuel donneront du fil à retordre aux tribunaux, comme on le verra.

Si le code précise de manière générale les possibilités offertes par les contrats de mariage, ces derniers relèvent essentiellement de la sphère privée. Les parties font certains choix qui tiennent compte de leur situation et de ce qu’ils envisagent pour l’avenir. Ces documents ne détaillent pas tous les avoirs et toutes les activités économiques du couple, mais on y trouve une donnée importante : l’insertion de la femme mariée, comme détentrice actuelle et potentielle de biens, au sein de l’économie familiale. Actuelle, au sens où le contrat spécifie d’entrée de jeu, le plus souvent, qu’il y aura séparation de biens entre les conjoints et que le mari verra seul aux charges du ménage. Potentielle, car le contrat de mariage en milieu élitaire comporte la plupart du temps des donations de l’époux à l’épouse, transferts dont le calendrier et l’effectivité peuvent varier[39]. Bref, ce sont des tentatives de maîtrise du futur. Tout en établissant ce qui est, le contrat de mariage tente de spécifier ce qui devra être. De plus, séparations de biens et donations au profit de l’épouse ne servent pas qu’à mettre une portion des actifs du couple à l’abri des créanciers éventuels du mari, mais aussi à fournir à la femme certains revenus lors du décès de ce dernier, par des sortes d’assurances-veuvage.

Une fois le contrat signé et la cérémonie nuptiale complétée, il est impossible d’y apporter quelque modification que ce soit en vertu de l’article 1265 du code. Le même article précise que « …les époux ne peuvent non plus s’avantager entrevifs[40]… », soit opérer entre eux des transferts de biens ou de sommes d’argent que le contrat n’a pas prévus. Les contrats de vente entre époux sont de surcroît prohibés[41]. Par ailleurs, selon l’article 1301, seule la femme en communauté de biens peut s’obliger au profit de son mari (avec ou pour lui) en contractant une obligation avec des tiers. Cela est interdit à la femme séparée de biens[42]. Cet article est amendé en 1904. Des créanciers de bonne foi pourraient exercer leurs droits en vertu d’une obligation contractée par une épouse séparée de biens au profit de son époux[43]. Pour le reste, et de manière générale, les femmes mariées ne peuvent contracter, sauf autorisation maritale[44].

Le contrat de mariage représente donc un outil sociojuridique très particulier. Il est à la fois très ouvert, puisque les parties sont en mesure d’inclure des engagements invalides en d’autres circonstances, et très fermé, comme tout remaniement subséquent de son contenu est proscrit. Les prohibitions frappant les transactions entre époux méritent d’être soulignées. Elles sont destinées à éviter les fraudes dont pourraient souffrir les créanciers du mari, s’il transférait à sa femme certains actifs susceptibles de garantir ses dettes. Simultanément, elles doivent protéger l’épouse de la ruine possible de son conjoint ou la protéger d’un conjoint qui voudrait se servir de ses biens pour faire face à ses obligations. Ces deux objectifs (protéger les créanciers, protéger la femme) peuvent entrer en collision. Un procès pourra soit favoriser l’épouse, soit avantager les créanciers.

La période 1900-1930 ne montre pas de changements législatifs qui modifieraient sensiblement le statut financier des femmes de l’élite en droit civil[45]. Précisons aussi que les règles formelles du code ne constituent pas exactement un « cadre juridique ». Elles ne déterminent pas l’ensemble des pratiques des acteurs sociaux. Les modalités des contrats de mariage varient, sans parler de la profusion stochastique des situations personnelles des justiciables. Ces normes font aussi l’objet d’une application circonstanciée par les magistrats qui doivent les confronter aux conflits nécessairement singuliers qui se présentent à eux. Par conséquent, si le code civil « fait système » quant à la condition des femmes mariées durant l’époque considérée, cela ne se traduit pas par une invariabilité et une cohérence des décisions rendues. Ce serait confondre deux ordres de normes : le droit positif étatique, qui se veut universel, et la pratique du droit par les magistrats, pratique assez circonstancielle. En outre, le travail d’interprétation des juges implique parfois un recours analogique à d’autres articles du code civil. L’économie juridique des biens des femmes mariées s’étend donc au-delà des articles traitant explicitement de cette question.

Sauver les meubles : les épouses face aux créancier de leurs maris

Premier cas de figure, assez répandu : les créanciers d’un mari en difficulté réclament les biens ou certains biens du couple. Ce peut être à l’occasion de la faillite du mari, de la faillite de son entreprise ou d’une saisie sans procédure de faillite. Les épouses doivent alors faire valoir leurs droits et protéger ce qu’il leur a été promis en contrat de mariage. Dans ces litiges, le moment de la prise d’effet des donations prévues dans ce contrat revêt une importance capitale. Ces actifs ont-ils été donnés de facto, tout de suite, ou ce transfert a-t-il été remis à plus tard, dans un contexte incertain ? Si en apparence les contrats de mariage se ressemblent, leur formulation spécifique alimente bien des débats judiciaires. La nature et l’effectivité exactes des dons à l’épouse constituent des problèmes jurisprudentiels récurrents au début du XXe siècle au Québec.

Que le contrat de mariage comporte une donation qui ne se concrétisera qu’au décès du mari et que celui-ci fasse faillite, les biens promis de la sorte seront perdus. Jennie Sheffer en fait l’expérience en 1906[46]. Son contrat précisait que ces donations étaient des « gains de survie ». Elle ne réussit à sauver du naufrage que ses cadeaux de noces parmi les meubles saisis au domicile conjugal. Établir les droits réels de Sarah Fox sera plus ardu[47]. Son mari, propriétaire de la Canada Costume Co., fait faillite en 1905. Sarah est d’abord écartée de l’assemblée des créanciers, alors qu’elle tentait de récupérer les 5000 $ promis en 1899 dans son contrat de mariage. Cette promesse, un peu confuse, est au centre du procès. Le contrat dit qu’elle pourra réclamer cette somme n’importe quand et qu’elle en sera propriétaire, pourvu qu’elle survive à son époux, car si elle meurt avant lui, la somme reviendra à ce dernier. L’avocat des créanciers ne croit pas à la réalité de ce don :

Doit-dire que le futur époux peut toujours, dans son contrat de mariage, stipuler pûrement [sic] et simplement, en prévision d’une faillite possible, que la future épouse pourra venir en concurrence avec les autres créanciers pour une somme de $ 5,000 $ 10,000 ou $ 25,000, sans aucune autre considération que l’amour et l’affection que le mari doit avoir pour sa femme, et sans qu’il soit nécessaire de démontrer que le futur époux avait les moyens de faire un avantage semblable[48] ?

En fait, pour le parti des créanciers, ce don ne peut être pris sur les biens du mari qu’après sa mort, s’il en reste quelque chose. La mention de la survie de l’épouse irait en ce sens. Sarah connaît la défaite en Cour supérieure, mais son appel est accueilli par la Cour du banc du Roi[49]. Pour le juge en chef Lacoste, ce n’est pas un gain de survie. Si on a prévu un retour des 5000 $ au mari, en cas de décès de Sarah, c’est bien parce qu’elle pouvait recevoir la somme avant cette échéance. Deux des cinq juges de la Cour du banc du Roi diffèrent d’avis.

Certaines clauses des contrats sont abstruses, mais d’autres sont carrément illégales. Au début des années 1920, Mme Mailloux, dont le mari a fait cession de ses biens, se retrouve piégée par un contrat nul d’emblée[50]. On y stipule que :

Le futur époux fait don en outre à la future épouse, ce acceptant, d’une somme de $ 5000, qu’il se réserve le droit de lui payer dans n’importe quel temps après la célébration dudit futur mariage ; mais il est bien entendu que ni la future épouse ni ses héritiers ne pourront, soit durant ledit futur mariage, soit après sa dissolution, prendre aucune action en justice pour le recouvrement de la somme ci-dessus stipulée ou de partie d’icelle qui n’aurait pas été payée[51].

Or, « donner et retenir ne vaut ». Créer une obligation totalement dépendante de la bonne volonté d’une personne de voir à son exécution est illégal, plus encore si on dépouille l’autre partie de la possibilité de faire valoir sa créance. Mme Mailloux devra oublier ses 5000 $. Quel individu a imaginé cette clause vaseuse ? Le notaire instrumentant, les proches de Mme Mailloux ou son mari ?

Notons qu’en dehors de l’interprétation des donations, la faillite du mari donne parfois lieu à une remise en question des démarches de l’épouse en regard du patrimoine qui lui est propre. La signification des clauses du contrat de mariage demeure cependant centrale. Celui conclu en 1882 entre Mme Hubou et Roch Bourbonnière a la particularité de contenir simultanément des éléments de séparation et de communauté de biens[52]. Le cas est rare[53]. Les procès du corpus renvoient le plus souvent à des clauses de séparation et à des donations diverses. Ici, « les biens de chacun des époux seront propres respectivement à l’époux, aux siens et à ceux de son côté et ligne[54]… ». Simultanément, « seront les futurs époux uns et communs en tout bien meuble et conquêts immeubles qu’ils feront et gagneront ensemble durant le futur mariage suivant la disposition de la coutume de Paris[55] ». Pour le juge Archibald, « les termes du contrat de mariage ne sont pas très clairs[56]… ».

Lors de la signature du contrat, Mme Hubou avait déjà reçu un héritage substantiel de son grand-père. Quelque part au début des années 1910, M. Bourbonnière dépose son bilan. Mme Hubou tente de sauver un immeuble des griffes du curateur à la faillite, qui voudrait le voir inclus dans la masse des biens du failli. Il poursuit le couple à cet effet. Elle dit l’avoir acheté avec ses propres fonds en 1892, ce que le jugement reconnaîtra. Or, cet immeuble est-il un de ses « propres » ou fait-il partie de la communauté comme le prétend le curateur à la faillite ? L’issue du litige, qui se rend en Cour de révision, s’avère favorable à Mme Hubou. Dans le cas présent, tranche le tribunal, les « propres » incluent les biens que les époux pouvaient acquérir après le mariage chacun de leur côté. Toutefois, le juge Martineau fait connaître sa dissidence. L’acte d’achat de 1892 n’est pas assez précis à ses yeux. Mme Hubou n’a pas fait spécifier que cet achat était effectué à titre de « remploi » ou, dit autrement, qu’elle transformait certains de ses avoirs en cet immeuble. Cette imprécision devrait selon ce magistrat faire inclure l’immeuble dans la communauté et le soumettre à la faillite. Son propos traduit un tiraillement entre stricte légalité et sentiment de justice : « je serais donc d’avis d’infirmer le jugement de la Cour supérieure, mais la majorité de la Cour est d’opinion de le confirmer, et j’en suis très heureux, car, au point de vue de l’équité, au moins, la défenderesse a raison[57] ». Les actifs de Mme Hubou ont donc été menacés, pour un temps, par un contrat de mariage un peu obscur. Mais la possession d’un patrimoine distinct, fait de biens concrets, offre sûrement plus de garanties qu’une donation qui en est toujours à l’état de promesse au moment d’une faillite.

En cas de procès, la fragilité économique des femmes mariées ne relève pas uniquement du caractère plus ou moins sûr des avantages consentis à la veille de leur union. Leur incapacité juridique ou leur capacité juridique très partielle ne sont jamais loin. Lorsque la firme P. Savard & Sons fait faillite, Mme Savard présente une réclamation de 4000 $[58]. Or, elle a de son propre chef révoqué les procurations des personnes qui devaient la représenter à l’assemblée des créanciers. Pouvait-elle agir ainsi sans l’autorisation de son mari ? Il faudra l’intervention du juge McCorkill pour stipuler qu’il s’agit là d’un acte de « simple administration », formule qui traduit le pouvoir restreint des femmes séparées de biens en regard de leurs propres avoirs. C’est une victoire, certes, mais une victoire procédurale. On ne sait pas quel montant Mme Savard pourra récupérer. Admise au rang des créanciers de son époux, quelles seront ses pertes en capital ?

Il est possible, bien entendu, que la situation des affaires du mari entraîne une saisie sans que la situation ne dégénère en faillite. Les contrats de mariage comportent souvent une donation aux futures épouses des meubles garnissant le domicile conjugal. Certaines doivent par conséquent aussi batailler pour faire reconnaître leurs droits sur ces biens. Ces procès montrent à leur tour que la nature exacte et l’effectivité des dons ne vont pas de soi au début du XXe siècle.

Conclu en 1891, le contrat de mariage de M. Trihey et Mlle Clément[59] prévoit une séparation de biens ainsi qu’une donation à la future Mme Trihey de « tous les meubles de ménage […] garnissant ou ornant en aucun temps la maison de résidence des futurs époux… », le mari en faisant don « …dès aujourd’hui[60] ». L’écueil des gains de survie est donc évité. La donation peut même évoluer au fil du temps et des acquisitions du couple. Les meubles du domicile sont saisis à la suite d’une procédure entreprise contre M. Trihey. Mme Trihey fait opposition à la saisie et valoir que les meubles lui reviennent. Elle l’emporte. Dans sa décision, rendue en 1903, le juge Lavergne affirme

…que cette donation de biens qui garniraient en aucun temps la maison ou résidence des époux comprend des biens présents et à venir ; que cette donation de biens à venir n’est pas nécessairement une donation à cause de mort, mais que cette donation devait prendre effet en aucun temps et qu’elle n’a rien de contraire à l’ordre public et aux bonnes moeurs et n’est prohibée par aucune loi[61].

Mme Wilson a reçu une donation semblable des meubles qui, à n’importe quel moment, garniront le domicile conjugal, sans compter les 5000 $ qu’elle pourra réclamer en propriété absolue[62]. On a pris soin, dans l’acte notarié, de mentionner que ces meubles seront exempts de toute saisie causée par les dettes de son mari. On la retrouve en cour au début des années 1920. L’affaire est spéciale. Elle soutient que M. Hauzberg, le père de son époux avec qui elle est en instance de séparation de corps, est de mèche avec ce dernier pour saisir les meubles. L’affaire met en évidence un autre aspect de la fragilité financière des femmes mariées. Elles peuvent être soumises aux rapports de force et aux manigances de leur entourage immédiat[63]. Le père de M. Hauzberg poursuit ce dernier pour loyers et dommages. La poursuite s’accompagne d’une saisie des meubles du ménage, mais Mme Wilson intervient pour en réclamer la possession. Le juge Demers reconnaît la collusion entre père et fils : « cette prétendue créance de loyer a été imaginée entre le père et le fils pour faire perdre le recours de l’intervenante, et les reçus produits ont été fabriqués après coup[64] ».

M. Hauzberg père soutient que la saisie des meubles est valide puisque, selon lui, avant le décès de son fils les meubles échoient à ce dernier. Le moment de la concrétisation des donations est encore une fois débattu. Il argue « …qu’il s’agit d’une donation à cause de mort puisqu’il s’agit d’une donation de biens futurs[65]… ». Pour le juge Demers, c’est là mêler les choses. Premièrement, une donation à cause de mort et une donation de biens futurs (ou à venir) sont facilement confondues, dit-il. Dans le premier cas, il faut tout simplement que la personne favorisée (le donataire) survive au donateur pour que la donation se réalise. La seconde formule est habituellement nulle, car celui qui donne (le donateur) pourrait ne jamais acquérir les biens à venir. Le magistrat résume le noeud de l’affaire : « …peut-on donner entrevifs des biens à venir par contrat de mariage[66] ? ». Oui : l’article 778 du code civil dit clairement que cette règle générale ne s’applique pas aux contrats de mariage. On peut y donner des biens qui n’existent pas encore… tout en faisant de ce transfert une opération immédiatement effective. Le jugement rendu en faveur de Mme Trihey, relevé plus haut, allait dans le même sens. Deuxièmement, bien qu’un droit de retour soit spécifié, soit qu’en cas de prédécès de Mme Wilson les dons repassent à son époux, cela n’empêche pas qu’elle s’est trouvée dès le départ propriétaire des effets donnés. Cette interprétation a également été mentionnée dans le cas de Sarah Fox. La prétendue saisie est donc annulée. Que les distinctions opérées par le juge Demers fassent jurisprudence en 1922 traduit bien le flou juridique entourant les actifs des femmes mariées.

La situation se complique lorsque les meubles ne forment pas un bloc homogène, que la donation, par sa formulation, s’avère moins totale et que l’incapacité juridique des épouses fait sentir ses effets. Le contrat de mariage de M. Massey et Mlle Ella Jane Mooney accorde à celle-ci l’usufruit (droit d’usage, sans propriété) de tous les meubles du domicile conjugal et le transfert éventuel, à la mort de son époux, des meubles achetés par ce dernier[67]. Leur mobilier est saisi à la demande des créanciers de M. Massey. Ella Jane en revendique une partie en vertu de son contrat de mariage ; d’autres (un piano et un tabouret assorti) lui ont été offerts par sa mère, dit-elle ; les « …objets de fantaisie, statuettes, tasses, soucoupes, cristaux, bronzes, etc., lui ont été donnés en cadeaux de noces par des amies[68] » ; enfin, elle soutient avoir acheté le reste avec ses propres fonds. Le juge Champagne lui accordera les meubles dont elle est usufruitière en vertu du contrat de mariage. Par contre, il s’agit de biens précis : ceux qui garnissaient la maison au moment du mariage. Conséquemment, si ces meubles d’origine ont dû être remplacés, les droits d’Ella Jane ne peuvent s’appliquer aux items de remplacement. Or, le litige survient près de 20 ans après l’union. Le mobilier, peut-on croire, risque d’avoir été renouvelé au moins pour partie. Pour le reste, même si certains effets ont été achetés avec l’argent d’Ella Jane mais par son mari, on ne peut pas soutenir que ce mobilier n’appartient pas à ce dernier et il est donc sujet à la saisie. Mince consolation, Ella Jane sauve les « objets de fantaisie » offerts par ses amies à l’occasion de ses noces.

Ces jugements rendus dans des cas de faillite de l’époux et de saisie des meubles des ménages montrent que la phraséologie des contrats de mariage peut parfois placer les femmes mariées en eaux troubles, alors que ces contrats sont censés les protéger. Le fait que ces litiges fassent jurisprudence, parfois après avoir été portés en appel, souligne également leur caractère abstrus. Bref, les privilèges dont jouissent les contrats de mariage en droit civil (la possibilité d’y inscrire des dispositions invalides en d’autres occasions en est le symptôme) ont un envers. Ce sont aussi des facteurs de risque. Risque accentué par l’infériorité juridique des femmes mariées, obstacle supplémentaire avec lequel elles doivent parfois composer pour participer aux procédures.

Femmes prête-noms, femmes utilisées : de douteuses transactions entre époux

L’espace de possibilités qui s’ouvre à l’occasion de la préparation d’un contrat de mariage se referme rapidement par la suite. Les transactions subséquentes entre époux font l’objet d’une surveillance soupçonneuse. Des dossiers montrent que des maris aux abois se sont servis de leur femme pour cacher une partie de leurs actifs ou même pour leur refiler leurs propres dettes. Il ne s’agit plus ici de concrétiser des promesses contractuelles, mais bien de situations plus troubles où les rapports entre conjoints prennent beaucoup d’importance. Les couples concernés se heurtent notamment à l’un des piliers du droit matrimonial, l’article 1265 du code civil prohibant les dons et avantages outrepassant le contrat de mariage. Cette règle, rappelons-le, sert deux objectifs : éviter la dissimulation de biens du mari sous le couvert du nom de sa femme ; éviter le recours aux biens féminins à l’occasion de difficultés. Quelle fut l’expérience sociale et juridique de cette règle à deux tranchants ?

Il est évidemment difficile de départager les situations où la femme a tout simplement servi de prête-nom, en fraude des créanciers légitimes de son mari, de celles où elle était partie prenante des manoeuvres de son époux. Les juges émettent parfois des commentaires à cet effet. Toujours est-il que des procès trahissent des stratégies parfois assez torves d’utilisation des contrats de mariage dans des contextes mêlant aléas des affaires, patrimoine des familles et statuts juridiques genrés[69]. L’enjeu reste au fond le même, soit sauver en tout ou en partie le ménage ou l’un des conjoints d’une déconfiture financière. Même en essayant de contourner la loi.

La cause Boivin contre Larue est assez éclairante quant à l’usage qu’un mari pouvait faire de sa femme, quant aux risques que cette dernière pouvait encourir et quant à la suspicion des tribunaux envers les transactions menées par des épouses[70]. Marie Boivin et N. H. Gilbert se marient en 1892 sous le régime de la séparation de biens. Le couple, on ne peut plus modeste au départ, connaît une ascension sociale spectaculaire. Lors du mariage, elle apporte 200 $. Lui, de son côté, promet 400 $ à Marie, payables sur demande. Les 600 $ auraient été versés dans le commerce de M. Gilbert à Baie Saint-Paul. Suit un retour à la terre, durant deux ans. M. Gilbert s’installe ensuite à Québec en 1904 comme commerçant de bois et de charbon. Selon ce dernier, son patrimoine s’élevait alors à 35 000 $ ; il en aurait donné la moitié à Marie à la même époque. Après cela, il ajoute le commerce du bois de pulpe à ses entreprises. Subséquemment, dit le juge,

…la fortune ayant continué à lui sourire, et riche suivant lui de  $100,000 le failli aurait fait un autre geste magnifique à l’occasion soi-disant de la naissance de son 16[e] enfant et de son vingt-cinquième anniversaire de mariage. Afin de témoigner à sa femme son affection et sa gratitude, il aurait eu l’idée de lui donner un superbe bijou, qui était le premier qu’elle aurait[71].

Ce bijou, notons-le, « …n’aurait pas été vu ni connu par personne[72] ». Marie aurait refusé et ce don aurait été remplacé par un dépôt bancaire de 10 000 $.

En 1920, Marie achète une propriété de 23 000 $ à Québec. En novembre 1922, M. Gilbert fait faillite. Les syndics de faillite réclament la résidence en question et tout son contenu. Selon eux, Marie n’était que le prête-nom de son mari. La cour d’appel leur donnera raison. Les manoeuvres du couple, comme le partage des 35 000 $ (qui n’a pas laissé de traces) ou l’histoire du bijou transformé en dépôt de 10 000 $ à la banque, sont vertement dénoncées par le juge Lafontaine : « tout ceci est de la haute fantaisie et de la fabrication pure et simple, auxquelles s’ajoute l’impudence[73] ». S’il est difficile de connaître l’implication réelle de Marie, elle se voit tout de même sévèrement tancée par le magistrat : « aussi le témoignage de l’appelante – que l’on pourrait peut-être expliqué [sic] en disant qu’elle a subi l’ascendant de son mari qui lui aurait dicté son témoignage – comme celui de son mari, est un tissu de faussetés, de contradictions, de réticences, d’incohérences auxquelles se mêle l’enfantillage[74] ».

Le point de vue du juge Lafontaine, quant à la place de Marie dans cette économie domestique particulière, mérite d’être cité au long : « l’appelante peut avoir été une brave femme, une vaillante épouse, active et laborieuse, élevant une nombreuse famille et qui, non contente de vaquer aux soins du ménage, a pu aider son mari dans son commerce, si elle en a réellement eu le temps ». Le magistrat en doute. Aussi, elle

…n’a rien reçu de qui que ce soit par héritage ou autrement, elle n’avait aucun commerce, aucune industrie et par conséquent, aucune source de gains ou de revenus et voilà que tout d’un coup, elle est riche d’une somme d’au-delà [de] $ 33,000 formée au moyen de sommes que son mari lui aurait passées de temps à autre. Aussi, quand l’appelante parle de ses économies, il faut entendre, comme elle le dit, les privations qu’elle se serait imposées ou que les circonstances lui ont imposées, en contribuant par son travail, son esprit d’ordre et d’économie à alléger les charges du ménage. Mais, des privations ne peuvent pas constituer une fortune[75].

Les transferts dont elle a bénéficié sont des dons interdits par l’article 1265 et carrément nuls. Marie, au fond, a été piégée par la modestie de ses origines. Un contrat de mariage plantureux, incluant des dons formulés sans ambiguïté, aurait pu en partie la protéger en cas de faillite. Des biens propres d’une valeur substantielle auraient eu le même effet[76]. Ce n’est pas le seul procès où un juge établit l’ignorance des affaires chez une épouse manipulée par un mari en difficulté[77].

D’autres procès impliquent non pas des actifs transférés à l’épouse, mais bien une utilisation de ses biens, sans que sa probité soit remise en question. Les manoeuvres du mari peuvent engendrer un procès compliqué et des pertes probablement substantielles. La seconde épouse d’Étienne Cantin en fait l’expérience à l’époque de la Première Guerre mondiale[78].

Cantin, individu appartenant à la bourgeoisie régionale du centre du Québec, se remarie en 1907 avec Élisa Roy. Outre l’habituelle séparation de biens, le contrat comprend deux donations. Premièrement, Cantin « …fait donation entrevifs et irrévocable à la future épouse d’une somme de  $2,000, à prendre sur les plus clairs et apparents biens[79]… » de sa succession. Ce don ne sera effectif que si elle lui survit. Deuxièmement, il lui donne l’usufruit d’une propriété du canton de Warwick portant le no 212 du cadastre de ce canton. L’homme hypothèque de surcroît cette propriété pour garantir le versement du don de 2000 $.

En 1910, il vend pour 3000 $ à un certain Viel le lot no 212, celui-là même mentionné dans son contrat de mariage. Élisa signe d’ailleurs l’acte. L’année suivante, Élisa renonce à son usufruit sur l’immeuble pour donner pleinement effet à cette vente. En compensation, Étienne lui donne l’usufruit d’une autre propriété, l’immeuble no 71 du canton de Warwick. En février 1913, Cantin accorde une lettre de garantie à la Banque de Montréal pour couvrir 6000 $ de prêts accordés par l’institution. Mars 1913 : Cantin transfère à son épouse la balance du prix de vente (2600 $) encore due par Viel sur l’immeuble no 212. Comme le no 212 n’était pas seulement affecté par l’usufruit de sa femme mais aussi visé par une hypothèque pour garantir le don des 2000 $, on pourrait croire que ce transfert doit aussi compenser Élisa aux yeux de notre homme.

En avril de la même année, les choses se gâtent. Comme la banque exige que les garanties offertes s’appuient sur des actifs tangibles, Cantin hypothèque en faveur de la banque l’immeuble no 71, celui-là même donné en usufruit à sa femme pour la compenser de la vente du no 212. Pour couronner le tout, il transfère également à la banque la balance du prix de vente due par Viel sur le lot no 212 alors qu’il vient de faire de même en faveur d’Élisa. Les demandes exprimées par une des plus grosses institutions financières du pays paraissent probablement plus pressantes que la préservation des avantages matrimoniaux d’une épouse qui, au demeurant, ne doit en profiter qu’au décès de son mari pour l’essentiel.

Cependant, Étienne Cantin meurt peu de temps après, en juillet 1913. Tout en étant à la tête de la Warwick Clothing Company, il se trouvait alors « …dans des difficultés financières considérables[80] ». Maintenant veuve, Élisa contre-attaque. Elle fait savoir au bureau d’enregistrement que le no 71 est grevé d’un droit d’usufruit à son profit et que cet immeuble est affecté de son point de vue au paiement des 2000 $ promis. Étienne maintenant mort, elle doit en principe toucher cette somme. Elle entame également une poursuite pour qu’on lui remette l’immeuble no 212. Cet immeuble est vendu en justice pour satisfaire en partie la demande d’Élisa. Le protonotaire du district prépare un acte de distribution, soit la liste des créanciers et des sommes qui doivent leur être versées. La vente a rapporté 1350 $. Élisa figure sur cette liste comme créancière pour 1000 $, en vertu du transfert à son intention (en mars 1913) de la balance du prix de vente du même immeuble.

La Banque de Montréal entre alors en action et conteste la présence de la veuve parmi les créanciers. Pour l’institution financière, le transfert de 1913 est nul, car c’est une transaction entre époux interdite durant le mariage. Élisa combat cette contestation. Par la suite, à sa demande, le protonotaire produit un autre acte de distribution qui la fait toujours figurer parmi les créanciers, mais cette fois en vertu de la donation prévue dans son contrat de mariage. La banque proteste à nouveau. Selon elle, cette donation est une donation à cause de mort et ne devait prendre effet, par conséquent, qu’au décès d’Étienne. Or, ce dernier, en vendant l’immeuble, a par le fait même effacé la garantie offerte à son épouse pour le versement des 2000 $. Élisa aurait de plus validement renoncé à son usufruit.

La sempiternelle question du moment d’accomplissement des donations doit être tranchée par la cour. Est-ce une donation entrevifs ou à cause de mort ? Si Étienne s’est réellement dessaisi au moment de la donation du montant dont son épouse doit profiter, c’est bel et bien une donation entrevifs même si le paiement ne doit être effectué qu’à son décès. Aussi, le cas de la donation de biens à venir est applicable si la somme doit être prise sur ce que laissera le mari au moment de mourir. Or, c’est ce que semblent indiquer les termes du contrat de mariage. Par contre, le juge souligne qu’il faut examiner les autres clauses de l’acte et ses circonstances. Une hypothèque vient étayer la donation et l’acte lui-même dit que l’époux « …fait donation entrevifs et irrévocable… » des 2000 $ à sa promise. Ainsi, pour le juge, c’est en fait une donation entrevifs de biens présents. Pour ce qui est de la validité de la renonciation d’Élisa à son usufruit, elle est contraire à l’article 1265 et donc nulle. La contestation de la banque est rejetée. Élisa est une créancière légitime dans le cadre de la vente de l’immeuble et peut tenter de sauver une partie de ce qui lui revient.

Dans certains procès, la présence d’une société dans laquelle la femme est impliquée complique les choses. Le tribunal doit démêler l’implication des deux époux dans les actes qui ont suscité les créances et déterminer la légalité du tout, à l’aune des règles du code et du régime juridique des conjoints.

L’affaire Honan vs Duckett montre une femme mariée qui a manifestement servi d’échappatoire à un mari en difficultés financières[81]. Jean Taché faisait des affaires dans une maison de courtage de Montréal. L’entreprise accumulant des pertes, la société est dissoute et Taché en forme une autre. Selon le juge, l’individu mit cette seconde société au nom de sa femme pour glisser entre les mains d’un créancier. La première société était endettée de 26 000 $ auprès de l’Imperial Bank of Canada et de 1700 $ auprès de M. Duckett. M. Taché s’active alors au remboursement des sommes dues, sous le couvert de la nouvelle firme. Résultat : la banque est presque entièrement remboursée, mais les 1700 $ encore en souffrance sont devenus une dette… de Mme Taché.

Pour le juge, l’innocence de Mme Taché ne fait pas de doute : « pendant ce temps, la demanderesse ignorait complètement ce qui se faisait ainsi sous le nom que son mari lui avait fait prendre, elle ne touchait pas un sou, et était dans un tel état de pénurie, qu’elle se voyait quelquefois obligée de s’adresser à des amies pour payer sa pension à sa propriétaire[82] ». Le couple est-il séparé ? Que ce soit le cas ou non, Mme Taché entame une poursuite pour se débarrasser de « sa » dette. La décision rendue est sans équivoque. Si une épouse, qui enregistre à son nom une certaine raison sociale, contracte ensuite des obligations pour son mari à cette occasion, ces obligations contreviennent à l’article 1301 du code. Cet article, rappelons-le, ne permet qu’aux femmes en communauté de biens de s’obliger au profit de leur mari. Mme Taché s’est mariée sous le régime de la séparation. Cet article doit protéger les femmes mariées, dit le juge Loranger. Reste à savoir si l’état de pénurie de Mme Taché s’est poursuivi par la suite[83].

Les litiges montrant des femmes dont l’implication en affaires serait réelle sont beaucoup plus rares. Le milieu social examiné et l’état du droit civil y sont certainement pour beaucoup. La Banque d’Hamilton poursuit conjointement le couple Rosenthal pour une dette de 5000 $ due par la Crown Cycle and Motor Company, entreprise dirigée par Mme Rosenthal[84]. Le tribunal, il faut le préciser, ne remet pas en question sa participation tangible à l’affaire, à la différence du cas de Mme Taché. En mars 1919, les époux ont tous deux signé un contrat de garantie en faveur de la banque pour couvrir cette dette. Le contrat stipule que leur obligation est « joint and several » : la banque peut exiger le paiement entier de l’obligation de l’un ou l’autre. La firme dépose son bilan en 1920. Le couple fait front commun et se défend en soutenant que le contrat de garantie en question est nul en ce qui concerne le mari, car si des sommes sont dues à la banque, c’est de la part de l’épouse séparée de biens. L’argument est pour le moins audacieux, puisque le contrat paraît assez clair. Le tribunal établira que rien n’empêche un mari de contracter des obligations conjointement avec sa femme séparée de biens. L’article 1301 est genré. Il prohibe seulement ces actes du point de vue de la femme séparée de biens[85]. Le couple devra payer la somme réclamée.

Soupçons de fraude, firmes qui servent de façades, patrimoine manipulé par un mari aux abois : les aléas du marché ou des conjonctures financières difficiles peuvent ébranler les fondations de la sécurité financière des femmes mariées. Certaines d’entre elles ont aussi le malheur de constater qu’elle ont uni leur destinée à un individu qui, dès le départ, était malhonnête. Fort rares dans le corpus examiné, ces situations pointent néanmoins en direction d’autres données des risques financiers liés au mariage.

Le décès d’un mari devrait concrétiser les gains de survie de plus d’une veuve. Mais si le fiancé était déjà en déconfiture au moment du mariage et dissimulateur par-dessus le marché ? En 1897, Mary T. Shannon a sans le savoir uni sa destinée à un notaire véreux de Vaudreuil, Eugène B.[86]. L’individu jouissait d’une bonne réputation et on le croyait détenteur d’une fortune intéressante. Leur contrat de mariage faisait de cette union une bonne alliance en apparence, car Eugène lui donnait : les meubles garnissant leur domicile ; 3000 $ payables par annuités sur dix ans, don mitigé par une précision stipulant que s’il mourait sans avoir payé la somme en tout ou en partie, cette promesse s’éteindrait ; une rente à vie de 600 $ par année si elle lui survivait, cette rente prenant appui sur une hypothèque de 10 000 $ affectant les biens d’Eugène, hypothèque que ce dernier s’engageait à faire enregistrer. Le juge établira qu’il était insolvable au moment de signer ce contrat et que Mary n’en savait rien.

Aux alentours de son décès en 1899, on apprend qu’Eugène remettait de faux documents à des particuliers lui ayant confié des sommes à investir. Un des investisseurs floués lance une poursuite pour récupérer 4000 $ et faire déclarer nul le contrat de mariage. Quel sera le sort des trois clauses favorisant Mary ? Premièrement, comme Eugène est mort et que les paiements sur la somme de 3000 $ n’ont jamais été faits, rien à espérer de ce côté. En ce qui concerne les deux autres donations, leur interprétation judiciaire doit tenir compte du contexte de fraude et d’insolvabilité. Dès lors, la sûreté des contrats de mariage ne relève plus seulement du droit matrimonial stricto sensu.

Étaient-ce des donations à titre onéreux ou gratuit ? Une transaction à titre onéreux (qui n’est pas un pur cadeau) est nulle si l’une des parties connaît l’insolvabilité de l’autre. Mais une transaction à titre gratuit (donner quelque chose sans rien obtenir en retour, par pure libéralité) réalisée par un débiteur insolvable est réputée frauduleuse dans son intention même, peu importe si l’autre partie a connaissance de cette insolvabilité. Mary, peut-être fraîchement sortie du couvent, était-elle préparée à faire enquête sur les actifs de son fiancé ? D’autres personnes de son entourage ont-elles aussi été flouées ?

Les meubles ayant été donnés à titre gratuit, la veuve ne peut les sauver. La rente de 600 $ par an pour la durée du veuvage pourrait peut-être échapper à cette débâcle. Pour le juge, ce n’est pas un don à titre gratuit. C’est une véritable dette, car le mari contracte en se mariant « …l’obligation […] de pourvoir à la subsistance de sa veuve[87] ». C’est une obligation à titre onéreux et comme Mary ignorait l’insolvabilité d’Eugène, la clause est valide. En revanche, les promesses ont plus de chances de se matérialiser en prenant appui sur des actifs bien en règle. Ce n’est peut-être pas un hasard, mais Eugène a omis de faire enregistrer de manière précise les biens affectés par l’hypothèque censée soutenir cette rente. Mary ne retirera donc rien de son contrat de mariage[88]. Certaines femmes, notons-le, prennent les devants lorsque leurs actifs semblent être en péril, avant un naufrage financier[89]. Sont-elles mieux conseillées et informées par leur entourage ?

Est-elle responsable ?

La plupart des affaires examinées jusqu’à maintenant montrent des femmes qui tentent de faire valoir leurs droits contre les créanciers de leur époux, ainsi que des situations plutôt louches où leur patrimoine a été manipulé ou frauduleusement construit par un conjoint dont les finances vacillent. Sans surprise, la jurisprudence civile du début du XXe siècle s’intéresse aussi à la validité de transactions conduites, en tout ou en partie, par des femmes mariées. Leur rôle dans les procès prend une autre tournure. De victimes collatérales des déboires de leur époux et du caractère abscons du droit matrimonial en matière de donations, elles passent au statut d’actrices économiques plus directement mises en cause.

Les femmes mariées doivent être autorisées par leur époux à conclure des transactions importantes, même sous le régime de la séparation de biens. La puissance maritale, à laquelle peut suppléer une autorisation judiciaire, constitue la limite essentielle de leur autonomie économique. Autonomie qui varie selon la nature des biens ou des transactions. Il n’existe pas une seule forme de propriété, mais bien tout un éventail de biens et de droits sur les biens, dont la nature varie grandement selon la capacité des acteurs concernés, l’origine sociale des valeurs en jeu (les biens ont leur propre histoire) et leur statut juridique particulier.

Mme Heney a conclu un second mariage en communauté de biens[90]. Le 20 avril 1916, elle fait une promesse de vente au sujet d’un immeuble, pour 9000 $. Cet immeuble, précisons-le, est un de ses propres. Les propres ne tombent pas dans la communauté de biens, mais les revenus qu’ils produisent y sont affectés[91]. Son mari Frank étant absent, elle obtient une autorisation du juge Bruneau pour signer l’acte de vente qui suit. Acte qu’elle refuse subséquemment de parapher. L’acheteuse éconduite poursuit Mme Heney pour forcer la conclusion de la transaction. La Cour supérieure déboutera la demanderesse. L’autorisation même du juge était illégale, car trop imprécise quant au prix de vente, entre autres choses. Surtout, Mme Heney ne pouvait vendre l’usufruit de l’immeuble, usufruit appartenant à la communauté ; elle n’avait de pouvoir réel que sur la nue propriété, i.e. quant au capital. Dit autrement, elle a entrepris de vendre en partie ce qui ne lui appartenait pas. Ici, le paternalisme du droit civil vient au secours d’une femme ayant changé d’idée pour une raison qui nous est inconnue.

En d’autres temps, il faut déterminer auquel des conjoints revient une dette ou si les actes de l’épouse impliquent l’époux aux yeux du droit. Les affaires domestiques suscitent bien sûr des engagements dans l’espace public. Ces engagements ne sont pas toujours conduits entièrement par l’un ou l’autre conjoint. En vue de leur installation à Montréal, les époux Tiffin passent une commande de linges de maison faits en Irlande pour près de 1350 $[92]. Une fois les items reçus, le mari refuse de payer, arguant qu’ils ont été commandés par sa femme. De fait, la facture a été faite au nom de Mme Tiffin. A-t-elle engagé le crédit de son mari ? Le juge Davidson se livre à un examen des circonstances de l’achat. L’implication du mari est manifeste. Il a placé la commande avec sa femme et donné ses armoiries familiales à faire broder sur les étoffes, ainsi que promis de payer les biens à leur arrivée. Mme Tiffin n’a pas non plus été inactive. Elle a inspecté les biens et s’en est dite satisfaite. Probablement étonné par la conduite de l’homme, le magistrat relève au passage qu’il porte « …a well-known and responsible name… » et qu’il est « …an executor and heir of family estates[93] ». La vente, tranche-t-il, a été faite au mari. Au surplus, comme le couple s’est marié dans l’État de New York, son régime matrimonial est la communauté de biens. M. Tiffin serait responsable même si sa femme avait fait l’achat elle-même car il y a consenti. L’article 1290 du code permet aux créanciers d’être remboursés par la communauté de biens, si les dettes de la femme sont nées avec le consentement du mari.

Charles Allan Smart et Ellen Mand McWood unissent leurs destinées en 1893[94]. Dans leur contrat de mariage, qui stipule une séparation de biens, M. Smart donne à sa femme tous les meubles que contient ou que contiendra le domicile commun. Il s’oblige à fournir du mobilier pour 2000 $ à cette fin. Mais si la future Mme Smart meurt avant lui, tous les meubles lui reviendront. Le couple n’est pas très riche à l’époque. Il connaît toutefois une mobilité sociale importante dans les années qui suivent. À un certain moment, M. Smart « …provided for himself a domicile at Westmount of very large proportions and he furnished it somewhat sumptously as the common domicile[95] ». Alors que son mari est absent, Mme Smart reçoit de sa part une autorisation pour préparer un encan de tout le contenu de leur maison, meubles et oeuvres d’art inclus. Les époux préparent-ils une séparation de fait ? Elle signe un contrat avec M. Kearns en vue de cette vente publique, mais M. Smart annule subséquemment le projet. L’encanteur le poursuit pour le travail déjà effectué.

D’après le juge Archibald, deux questions doivent être considérées. Premièrement, la nature du don inscrit dans le contrat de mariage. Est-il légal, puisqu’il ne stipule pas exactement de montant spécifique, ou n’est-il valide qu’à la hauteur des 2000 $ évoqués ? Le demandeur ne peut poursuivre M. Smart si ces biens appartiennent à sa femme. Deuxièmement, Mme Smart était-elle mandataire de son mari dans cette histoire, pour les meubles dont elle est propriétaire ou pour les meubles de son époux ? Cela déterminera aussi si M. Smart doit répondre de la poursuite.

Pour ce qui est des meubles, le magistrat signale que le contrat contient une clause voulant que le mari soit responsable des dépenses à encourir pour mettre le foyer sur pied, en accord avec la condition des parties. Le juge Archibald tient compte de l’évolution du standing du couple. La valeur de 2000 $ convenait peut-être à leur situation plus frugale d’antan, mais maintenant, dit-il, on ne remarquerait même pas 2000 $ de meubles dans leur somptueuse demeure. Il écarte également l’argument voulant que ce soit une donation qui ne s’accomplira qu’à la mort de ce grand bourgeois. Cela ne correspond pas à la désignation de biens spécifiques que sont des meubles, biens qui peuvent être acquis durant le mariage et donnés durant cette période sans enfreindre la loi. Bref, l’ensemble du mobilier actuel appartient à Mme Smart. Le second problème, à savoir qui agissait pour qui en cette affaire, est plus rapidement résolu. Mme Smart agissait pour elle-même et non comme mandataire de son mari. Le demandeur ne peut rien contre ce dernier.

Autre exemple du no man’s land juridique dans lequel les contrats de mariage se retrouvent parfois au début du XXe siècle, le juge Bruneau fait connaître sa dissidence au sujet de la nature du don[96]. Pour lui, c’est une donation à cause de mort. Il invoque le même argument entendu et défait en d’autres affaires. S’il y a une clause de retour au mari en cas de décès de l’épouse, le don des meubles ne se réalisera qu’à la mort de M. Smart. Le droit de retour pourrait être illusoire, s’il y avait transfert des biens avant cette échéance : « si la femme, en effet, aliénait les biens donnés et prédécédait insolvable, plus de droit de retour[97] ! ».

En d’autres occasions, ce sont les femmes mariées qui font l’objet d’une saisie, quoique la jurisprudence soit moins prolixe sur ce type d’affaires. La faible autonomie juridique et financière des épouses l’expliquerait. Dans ces litiges, le calendrier des donations conserve toute son importance, mais pour une raison inverse des cas où les femmes tentent de sauver leurs droits et avoirs : si ces dons sont effectifs immédiatement, les biens en jeu tomberont sous la coupe des créanciers. Que le mari à l’origine de ces libéralités intervienne en justice n’est pas étonnant. Les deux conjoints risquent de pâtir de la saisie.

Le contrat de mariage de Mme Roy et de M. Haensel, paraphé en 1895[98], comporte outre l’habituelle séparation de biens une clause voulant que « tous les meubles de ménage et garnitures de maison qui seront apportés en aucun temps dans la demeure commune des futurs époux par l’un ou l’autre d’entre eux, appartiendront à la future épouse », ainsi qu’une pension mensuelle de 40 $[99]. La formule est assez similaire à celle du contrat de mariage de Mlle Clément et le tribunal avait confirmé la légalité d’une donation progressive de ce type. Mme Desrochers ayant obtenu jugement contre Mme Roy pour 125 $, elle fait saisir les meubles du ménage. M. Haensel s’oppose. Les avocats de la demanderesse font évidemment valoir le caractère tangible de cette donation, tout en chantant les louanges de cette forme de protection… accordée aux femmes mariées. C’est pour eux une sauvegarde contre les créanciers des maris (ce que la demanderesse n’est pas) et « …une disposition qui favorise l’ordre public, qui protège la famille et lui assure la tranquillité qu’une mauvaise administration ou des malheurs dans les affaires du mari pourrait compromettre[100] ». De toute évidence, les droits financiers des femmes mariées peuvent être interprétés différemment au gré de l’intérêt des parties en cause.

De son côté, M. Haensel réclame les meubles en soutenant que la donation ne s’exécutera qu’à sa mort. Après une défaite en Cour supérieure, la Cour de révision lui donne raison en 1900. La clause est tout simplement nulle[101]. Ce n’est ni une donation de biens présents ni de biens futurs à prendre au moment du décès. Il n’y a pas de juste milieu, c’est-à-dire de don de biens futurs qui se réaliserait au fur et à mesure du mariage. Cet engagement est contraire à l’article 1265 du code et pourrait ouvrir la porte à des fraudes aux dépens des individus dont le mari est le débiteur. Le juge Tait mentionne que Mme Roy aurait très bien pu vendre les biens apportés, encaisser l’argent et recommencer ce manège ad infinitum. Heureusement pour d’autres épouses, cette interprétation formulée au tout début de la période considérée ne sera pas suivie dans des litiges ultérieurs. Si cette jurisprudence l’avait systématiquement emporté, certaines femmes bataillant contre les créanciers de leur conjoint auraient subi bien des déconvenues. M. Haensel aurait probablement argué, en ce cas-là, que la donation était effective ante mortem.

M. Boucher, dont l’épouse est poursuivie pour dette, tentera pareillement de faire valoir que son don de meubles ne s’appliquera qu’à son décès. C’est un autre exemple des pressions exercées par les acteurs sociaux sur les normes juridiques. Si un mari semble procéder aux dépens de son épouse en plaidant la suspension des droits de celle-ci, il s’agit en fait de repousser une saisie qui affectera l’unité économique que constitue le ménage. Par contre, la clause portant donation à Mme Boucher étant plus précise que celle destinée à Mme Roy, ce transfert de biens sera déclaré valide entrevifs. La saisie trouvera donc des actifs sur lesquels s’exercer.

Mme Boucher et M. Boucher se sont mariés en 1907[102]. Le contrat de mariage gratifie l’épouse « …de tous les meubles et effets de ménage qui garniront et orneront la demeure des futurs époux pendant ledit mariage ; s’obligeant le futur époux à toujours tenir dans le domicile conjugal des meubles et effets de ménage pour au moins le [sic] somme de trois cents dollars… » ; les meubles qui en remplaceront d’autres appartiendront aussi à la femme, « …sans qu’elle soit tenue de prouver d’aucune manière son droit de propriété, en devenant la dite future épouse, donataire irrévocable à compter du jour de la célébration du futur mariage »[103]. Si l’épouse meurt en premier, il y aura retour des effets au mari. Le juge précise que le couple était alors de condition modeste. La promise était sans ressources et le promis pas tellement mieux loti.

Mme Boucher perd un procès en 1926 et se trouve condamnée aux frais. La partie adverse fait saisir le mobilier qui inclut une bibliothèque en cerisier, un gramophone Columbia et des meubles en acajou. M. Boucher s’oppose à la saisie. Ces meubles sont les siens, soutient-il, car il les a achetés avec ses propres fonds. Comme pour M. Haensel, c’est à son avis une donation à cause de mort. Le juge Trahan le déboute. C’est une donation entrevifs d’items que le mari ne possédait pas au moment du contrat et Mme Boucher en est propriétaire. Le magistrat réitère une réflexion déjà entendue : cette possibilité de donner des biens à venir relève de la considération du droit civil envers l’institution du mariage. La donation est plus précise que celle faite à Mme Roy quant au moment de sa réalisation (dès le jour du mariage). Surtout, la mention d’un droit de retour au mari en cas de prédécès de Mme Boucher est interprétée « favorablement ». Si les meubles peuvent retourner au mari, c’est bien parce qu’ils se sont trouvés en possession de sa femme antérieurement. La position du mari est « …illogique, contradictoire et inconséquente[104]… ». Prétendre que cette donation ne prendra effet qu’à son décès équivaudrait à réécrire le contrat, « …chose prohibée aux tribunaux[105] ».

Conclusion

En somme, que nous apprend la jurisprudence québécoise du début du XXe siècle sur le sort des épouses des classes possédantes lorsque leurs actifs et droits financiers sont compromis ? Certaines réussissent à faire prévaloir la protection de leurs biens et à faire reconnaître les promesses qui leur ont été faites en contrat de mariage. Cependant, leur situation face aux aléas du marché s’avère en général assez fragile en cas de faillite du mari et de saisies diverses. Ce constat permet de nuancer certaines affirmations de la littérature scientifique où on semble confondre fonctions affichées du droit matrimonial et des contrats de mariage et expérience éventuelle des acteurs sur ce plan[106]. Bien entendu, les cas étudiés ne traduisent pas l’expérience générale des femmes de même condition, sans parler de celle des femmes des milieux plus modestes. L’étude de la jurisprudence permet néanmoins de dévoiler les dangers particuliers découlant simultanément de leur situation patrimoniale spécifique et de leur statut sociojuridique inférieur. Surtout, tenter de reconstituer l’expérience des acteurs du passé implique de tenir compte de l’éventail de risques susceptibles de les affecter à un moment ou l’autre de leur existence. Bien d’autres femmes, peut-on croire, pouvaient subir les mêmes déconvenues que Sarah Fox, Marie Boivin ou Mary Shannon.

Ce qui est en jeu ici, c’est une histoire sociale tenant compte des trajectoires des individus, des normes sociales et juridiques qui structurent leur vie, de même que de leurs tentatives de gestion d’un futur nécessairement imprévisible. Les contrats de mariage, destinés justement à mettre les épouses à l’abri, n’offrent pas de garantie en ce sens. L’interprétation de certaines de leurs clauses pose des problèmes réels aux tribunaux québécois au début du XXe siècle, notamment en regard du moment de l’accomplissement des donations[107]. Tribunaux qui ont d’ailleurs la tâche assez malaisée de protéger de concert épouses et créanciers, en appliquant par exemple l’article 1265 du code civil qui interdit les avantages entre époux outrepassant les gratifications du contrat de mariage. Les décisions rendues par les magistrats peuvent être lourdes de conséquences. Et en cas de victoire de la femme mariée, rien ne garantit la présence d’actifs suffisants pour combler ce qui lui est dû. À cela s’ajoute la difficulté inhérente à participer au déroulement même des procédures et à être admise au rang des créanciers de son conjoint, vu sa condition juridique inférieure.

Ces litiges nous incitent à porter une attention particulière aux rapports sociaux qui forment le substrat des procès. À n’en pas douter, du fait de leur éducation et des normes liées au rôle d’épouse et de mère, certaines femmes n’ont pu agir à temps lorsqu’une déroute financière s’annonçait, lorsque que leur mari se servait d’elles pour cacher des actifs ou, pis encore, utilisait leurs biens pour redresser la situation. Les juges soulignent d’ailleurs l’ignorance des affaires chez des femmes manipulées de cette manière. Plus d’une se bat en cour, il faut le dire. Mais cette expérience est aussi genrée, comme on l’a constaté[108]. Les décisions et interactions (consultation d’un avocat, conseils de parents et d’amis, etc.) menant à cette présence féminine sur la scène judiciaire mériteraient de plus amples recherches. La remarque vaut aussi pour les négociations entourant la préparation des contrats de mariage par les notaires, travail qui n’est pas toujours couronné de succès sur le plan de la clarté et même de la légalité. Et quelle compréhension pouvaient en avoir les futurs mariés[109] ?

Enfin, les procès étudiés traduisent des réalités importantes de la sociologie historique du droit et de la justice. Le travail des tribunaux est complexe et n’est pas réductible à une simple application du code civil. Certes, ce dernier établit les règles du jeu en matière privée et commerciale, sur un plan général. Néanmoins, les acteurs sociaux font des choix juridiques, recourent au droit de diverses manières et tentent parfois de le manipuler. Pour sa part, l’appareil judiciaire exerce deux fonctions, toutes deux liées à son pouvoir exorbitant, disons-le ainsi, « d’énoncer le réel » à partir d’une analyse dialectique des règles du code et de la situation des parties[110]. Premièrement, les juges opèrent une réduction et transformation des pratiques des acteurs, pratiques incarnées par des clauses de contrat à la formulation changeante et par des obligations contractées dans l’espace public dans des circonstances diverses, en certaines catégories juridiques reconnues. Ce travail de catégorisation ou d’étiquetage va déterminer leur nature exacte, leur nullité ou caractère effectif, leur calendrier de réalisation éventuelle et l’ordre de priorité des ayants droit. Pour ce faire, ils relisent et soupèsent les actions antérieures des parties du point de vue du droit, mais aussi du point de vue du genre et de la morale. Deuxièmement, en rendant leur décision, les magistrats créent un nouvel ordre familial. Le pouvoir ou l’absence de pouvoir des individus sur certains biens est clarifié, officialisé, tout comme les droits et devoirs concomitants. L’appareil judiciaire a la capacité de redéfinir, de bricoler et de fixer tant bien que mal les rapports sociaux. De dire ce qu’il en sera à l’avenir d’un mariage qui, autrefois, avait paru profitable et honorable.