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Ronald Rompkey se distingue, entre autres, par sa formation de littéraire. Or, les motifs qui l’ont incité à colliger 44 extraits de récits de voyage de Français ayant visité Terre-Neuve entre 1816 et 1907 correspondent en tout et pour tout à ceux que se serait fixé un(e) historien(ne). En effet, par le biais de cette anthologie, il cherche à cerner « la perception par les visiteurs français de la gestation de Terre-Neuve de colonie à pays [sic] » (p. 8). L’objectif est donc de taille. Non seulement l’auteur a-t-il réuni un éventail d’écrits destinés à un public de France qui s’échelonnent sur une longue durée, mais les auteurs recensés proviennent aussi d’horizons hétérogènes tant par leur occupation, leur classe sociale et leurs objectifs de voyage. Or, cette diversité, qui bien souvent constitue une source de richesse, s’avère être un talon d’Achille dans ce recueil.

Précisons au départ que l’intérêt d’une anthologie ne se définit pas surtout par l’intérêt que peut susciter en soi tel ou tel écrit. Sa valeur est bien d’abord tributaire du regard analytique de son directeur. C’est à lui ou elle qu’incombe la tâche de faire valoir à quel point ces textes sont porteurs de sens. Dans cette anthologie historique, on se serait attendu à ce que l’auteur rende pleinement compte des réactions de ses voyageurs français, fasse ressortir le cheminement de ces réactions tout en démontrant ce qu’elles révèlent de la façon dont est perçue l’évolution de la société terre-neuvienne. Or, pour commencer, Rompkey ne fournit pas une description suffisamment détaillée des critères de sélection qui l’ont guidé dans le choix des textes. Ainsi, c’est dans l’Avant-propos qu’il se contente d’indiquer qu’il a sélectionné les récits de voyage « selon deux critères : la façon dont ils représentent les Terre-Neuviens et leur mode de vie et celle dont ils décrivent [sic] la formation de Terre-Neuve comme pays avec ses propres institutions politiques » (p, 8). Comme on peut le constater, ces critères de sélection visent d’abord et avant tout à évaluer le contenu d’un texte. Au fond, l’auteur se trouve à nous informer qu’il a inclus dans cette anthologie des textes de voyageurs français, tous horizons confondus, ayant passé du temps à Terre-Neuve et qui ont transcrit et publié leurs impressions révélant la vision qu’ils ont du mode de vie de ses habitants et les perceptions qu’ils ont de l’évolution politique de la colonie. Par conséquent, des questions importantes restent sans réponses : est-ce à dire que cette anthologie réunit tous les récits de voyageurs français ayant traité de Terre-Neuve entre 1816 et 1907 ? Il est évidemment permis d’en douter. L’auteur doit certainement avoir utilisé d’autres critères de sélection ayant davantage trait à l’identité des voyageurs comme tels. S’il est vrai qu’il note dans de courtes notices biographiques leur profession et relate sommairement le contexte politique dans lequel ils opèrent, il n’en demeure pas moins que l’on continue à se demander si d’autres auteurs n’auraient pas été écartés et pour quelles raisons ?

Si l’on se tourne vers l’analyse, force est de constater que Rompkey ne fait pas la jonction entre ces informations biographiques et les textes à l’étude. C’est dire que l’on reste sur sa faim quand vient le temps d’apprécier pourquoi les voyageurs retenus réagissent comme ils le font. Or, ces récits reflètent un certain regard, des perceptions particulières de l’évolution terre-neuvienne. Ces voyageurs ne réagissent pas simplement comme des « caméras », dépourvus d’idées préconçues au sujet de la destination et de ses habitants, dénués d’allégeances politiques ou idéologiques lorsqu’ils relatent leurs impressions. Ils atterrissent sur les rives de Terre-Neuve avec leurs préjugés qui, par définition, colorent leur jugement et leurs réactions. Ces voyageurs font eux aussi des choix, consciemment ou pas, lorsqu’ils relatent leurs impressions. Pour rendre pleinement compte de ces impressions, l’auteur aurait pu, à titre d’exemple, tenter de prendre connaissance de textes publiés ailleurs par ces mêmes auteurs, tenir compte de la réputation ou des tendances idéologiques des publications dans lesquelles apparaissent leurs textes. (Ou encore découvrir si possible les convictions de ceux qui ont défrayé les coûts de leur déplacement lorsque ce fut le cas.) À l’occasion, l’auteur fait allusion au lectorat, notant au passage qu’un tel récit « s’adresse à un grand public friand de faits divers et d’anecdotes » (p. 18). Dans quelle mesure et dans quel cas, l’auteur pense-t-il que le contenu de ces récits de voyage a été influencé par les attentes des lecteurs ? En menant des recherches plus fouillées et en interrogeant davantage les textes à l’étude, Rompkey aurait été plus en mesure d’expliquer comment et pourquoi ces voyageurs comprennent « la gestation de Terre-Neuve de colonie à pays » comme ils le font. Sans cet arrière-plan, on en est continuellement à se demander si d’autres récits de voyage n’auraient pas révélé autre chose.

Il est évident que l’auteur a, pour sa part, une idée assez claire de la qualité et de la justesse du sens de l’observation de ces voyageurs. C’est ainsi qu’il estime que l’un d’entre eux est « perspicace » (p. 19), qu’un autre « va au coeur de l’esprit des Terre Neuviens » (p. 21), ou encore qu’un texte aura « admirablement » exposé « la situation à Saint-Pierre » (p. 22). Autrement dit, il évalue le sens de l’observation, la finesse du jugement de ces voyageurs à l’aune de ses propres convictions, de sa propre interprétation de l’histoire de Terre-Neuve — une interprétation qui, elle, reste à démontrer. Il aurait été important, par exemple, qu’il fasse la distinction entre les termes « pays », « nation » et « état » qu’il utilise de façon interchangeable. En ne rendant pas compte de sa propre façon de comprendre l’évolution de cette colonie qu’il considère en voie de devenir « un pays », peut-on faire autrement que de se demander ce que ces auteurs de voyage n’ont pas su remarquer et pour quelles raisons ?

Pour terminer, le fait que la langue maternelle de l’auteur ne soit pas le français mérite d’être souligné. Il est toujours admirable de voir un auteur choisir de publier ses résultats de recherche dans une langue seconde. Or, dans cet ouvrage, trop de tournures de phrase maladroites, d’anglicismes et de fautes d’orthographe obscurcissent le sens du texte. À tout le moins, suppose-t-on qu’ils ne rendent pas pleinement justice à la qualité de l’analyse. Autrement dit, l’auteur aurait manifestement gagné à se faire relire par des collègues qui maîtrisent davantage le français.