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Au coeur de cette étude de Nicole Rousseau et de Johanne Daigle se trouve la pratique des infirmières de colonie au Québec entre 1932 et 1972. L’ouvrage est novateur et il est facile de comprendre pourquoi ce sujet a été peu examiné par le passé. La reconstitution historique du réseau de quelque 174 postes d’infirmières sous l’égide du Service médical aux colons (SMC), établis sur quatre décennies, a exigé un travail de recherche de longue haleine. En effet, la documentation entourant les postes et le personnel qui les desservent est parfois éparse, souvent introuvable. Alors que les auteures ont repéré des correspondances et rapports officiels à Bibliothèque et Archives nationales du Québec, une importante quantité de leurs dossiers pour l’Abitibi-Témiscamingue se trouvait dans le sous-sol d’un fonctionnaire retraité. Bref, un nombre considérable de documents manque toujours.

Pour pallier en partie cette lacune, les auteures proposent des entretiens réalisés avec 48 infirmières et 15 femmes qui ont bénéficié de leurs services. L’étude de sources essentiellement administratives explique probablement pourquoi l’ouvrage offre très peu de détails sur les principales actrices examinées : Qui sont les infirmières embauchées ? De quels milieux proviennent-elles ? Où ont-elles été formées ? Quelles sont leurs motivations pour se lancer dans une telle aventure ? Leurs profils socioprofessionnels changent-ils à travers les décennies ? Malgré les difficultés rencontrées au moment de la cueillette des sources, particulièrement pour les premières décennies d’existence du SMC, les auteures nous proposent un ouvrage bien construit et audacieux.

L’une des prémisses de Rousseau et de Daigle : les infirmières de colonie ont bénéficié d’une liberté exceptionnelle, la précarité de leur rôle les poussant à « tout faire à tous ». Pour le démontrer, l’ouvrage est divisé en six chapitres. Le premier chapitre examine l’origine et l’évolution du SMC en fonction des facteurs sociopolitiques de la période. Pour expliquer la mise en place du service, les auteures affirment qu’au début des années 1930, le recours aux infirmières de colonie était un compromis acceptable pour les médecins et financièrement réalisable par la province. Surtout que dans les rapports officiels, il est établi qu’elles travaillent sous la supervision d’un médecin. En théorie, des médecins recevaient une somme pour aller les visiter chaque mois et voir les cas sérieux. En pratique, les écrits des infirmières et les entrevues qu’elles accordent laissent entendre qu’elles ont très rarement recours aux médecins, ceux-ci étant souvent situés à des dizaines de kilomètres du dispensaire.

Les chapitres deux à quatre sont consacrés au travail des infirmières de colonie. Le chapitre deux aborde leur tâche principale : pratiquer des accouchements. Il montre qu’ironiquement, celles qui étaient appelées à remplacer les « accoucheuses » sans formation y sont elles-mêmes très peu préparées. Les plus débrouillardes vont chercher une formation supplémentaire auprès des médecins ou même, vont collaborer avec les sages-femmes de leur colonie pour approfondir leurs connaissances.

Aux chapitres trois et quatre, les auteures examinent la portée et la signification réelle d’un critère pour le moins ambigu et intrigant du contrat d’embauche des infirmières du SMC : elles doivent « fournir un service médical aussi complet que possible ». (p. 23-24) L’histoire orale est ici primordiale autant pour compléter que pour contredire les rapports officiels. Dans leurs entretiens, les infirmières témoignent d’une variété d’interventions pratiquées qui ne figurent pas dans les rapports officiels : incisions, pansements, points de suture, extractions de dents, etc. Par ailleurs, faute de service de police dans plusieurs municipalités, elles sont parfois les premières appelées sur les scènes de crimes violents. Elles font aussi des interventions, auprès des mères particulièrement, qui relèvent du travail social et de la psychologie. Ce sont ces tâches qui, selon les auteures, témoignent de la « liberté exceptionnelle » accordée aux infirmières de colonie du Québec. Cependant, cette liberté est-elle vraiment exceptionnelle pour le Canada de l’époque ? Bien que les auteures citent quelques études récentes sur les infirmières de la santé publique, il faudra une étude comparative exhaustive pour prouver que la situation au Québec était réellement différente ou comparable à celle des services d’infirmières en régions éloignées qui se mettent en place dans les autres provinces à la même époque.

Les chapitres cinq et six analysent l’approche des infirmières de colonie aux problèmes de santé ainsi que l’ambigüité de leur rôle. Le chapitre cinq est celui qui nous laisse le plus perplexe. Rousseau et Daigle ont voulu distinguer les tâches des infirmières qui relèvent du nursing et celles qui relèvent de la médecine. Le choix des points de repère nous semble pour le moins arbitraire : l’aversion des infirmières pour certaines fonctions, leur intérêt pour d’autres ; l’utilisation de la force musculaire ; la tradition en matière de soins ainsi que la cohérence entre certaines interventions et une conception donnée de la maladie. Néanmoins, il expose bien la complexité d’une tentative de classification des tâches, particulièrement sur quatre décennies. La réflexion sur la distinction entre approche médicale et approche soignante sur un demi-siècle est intéressante et mérite d’être réalisée, mais la méthode utilisée pour le faire doit être repensée.

Addition très importante à la mince historiographie sur la pratique infirmière, particulièrement pour les années de l’entre-deux-guerres, l’ouvrage de Rousseau et de Daigle constitue un tour de force, compte tenu des sources documentaires disponibles sur le sujet. Les entrevues qu’elles ont réalisées, et la façon de les utiliser, confirment la grande pertinence de l’histoire orale pour compléter les documents écrits qui, dans le présent cas, passaient sous silence une bonne partie de l’histoire.