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D’obscures forces du mal se sont sournoisement acharnées à me faire prendre du retard dans la rédaction de ce compte rendu. L’auteur ne m’en voudra pas trop, j’espère, vu que son livre a déjà reçu une couverture exceptionnellement favorable dans les médias, dès sa publication.

C’est que ce recueil de textes, épars mais cohérents, arrive à point dans la polémique nationaliste du moment, au Québec français [ce petit monde en a-t-il jamais connu d’autre espèce ?]. En six articles remaniés et deux nouveaux pour la circonstance, l’auteur fustige surtout, dans un style constellé de belles phrases, la tendance fatigante chez de trop nombreux auteurs — historiens en tête, d’après lui — à rabâcher les antiques humiliations du peuple français d’Amérique dans des récits « misérabilistes et mélancoliques » taillés à la mesure d’aspirations plus ou moins souverainistes passablement contemporaines. On ne voit pas toujours à qui il s’en prend, au juste, mais il est certain que Gérard Bouchard et Serge Cantin font partie des suspects habituels, puisqu’ils méritent chacun leur chapitre ; encore que le grand spectre de Fernand Dumont plane en arrière-plan (même si Bouchard s’en démarque et si Létourneau emprunte beaucoup à Dumont sans toujours le dire : « raisons communes », « groupement par référence », « culture comme mémoire et horizon », etc.).

Se réclamant d’une approche « méta-historique » savante (à la façon des sociologues pour qui les travaux historiographiques ne sont qu’une matière empirique parmi d’autres), il n’en reprend pas moins une idée de gros bon sens : dans la vie, faut être de son temps ! Sauf qu’il a le talent de l’enrober dans un langage respectueux des prétentions intellectuelles de ses lecteurs : « Le passé doit être […] continuellement racheté dans l’action et le questionnement présent des contemporains […] en vue de la construction d’un avenir ouvert » (p. 31). Il sait aussi étancher la soif de remontants moraux que d’autres vont assouvir auprès des conférenciers jovialistes plutôt que dans les publications érudites du Boréal : l’historien, promet-il ainsi, a pour fonction de « faire passer le passé » dans une lecture « porteuse d’avenir et d’espoir », en essayant « de favoriser la victoire du bon sur le mauvais […] de l’espoir sur la douleur et celle de la délivrance sur l’animosité » (p. 38-39) ; ou en d’autres termes thérapeutiques, pour les étourdis de poésie savante, cette fois : « […] apprendre à penser l’histoire en vue de la deuiller et de la panser éventuellement » (p. 37, mais le livre est tapissé de formules aussi brillantes). Enfin, Létourneau maîtrise l’art de communiquer sa confiance en lui-même. Par exemple, il s’attribue l’idée de « formation sociale » (au pluriel, quand même : « notre concept »), et juge que « pour traduire l’expérience historique canadienne, les notions confondantes mais fort justes d’« équilibre instable », de « proximité distante », de « maillages dissonants », d’« interdépendance orageuse », etc., apparaissent particulièrement heureuses » (p. 99) (mes italiques, car les notions évaluées objectivement par l’auteur s’adonnent à être les siennes). On aimera ou non ces manies stylistiques.

Sur le fond, Létourneau récuse les visions qui enferment le Québec dans un « destin raté », un « itinéraire empêché par les autres », que seule pourrait débloquer l’accession officielle au statut de « société adulte » (un petit État indépendant avec ça ?), si seulement la nation en question sortait de sa « fausse conscience », arrêtait de « branler » et « se branchait » une fois pour toutes en osant enfin « se dire OUI à elle-même ». Je paraphrase en condensé, évidemment. Mais l’auteur n’a pas tort de dégager une ligne de ce genre dans les efforts d’un Gérard Bouchard, entre autres, pour ramener le Québec, depuis toujours inclus (sauf que, entre-temps… mais demain…) dans la procession naturelle des Nations normales du Nouveau Monde vers leur achèvement naturel. Magnanime, Létourneau s’insurge aussi contre les historiens Canadians qui dissolvent la dualité ethnolinguistique du pays, « constitutive et structurante, irréductible et indépassée jusqu’à maintenant » (p. 90), dans une soi-disant mosaïque multiculturaliste pimentée de 600 « Premières nations » ressuscitées d’entre les à-moitié morts pour les besoins de la cause.

Tant chez les ténors souverainistes que chez leurs miroirs fédéralistes à tout crin, on dirait que personne ne veut de ce pays tel que l’histoire l’a fait, québécois et canadien, francophone et anglophone, placé sous le signe de la « coexistence en tension avec l’autre » (p. 77) dans un « espace d’interactions sociales et politiques » (p. 81) qui n’a jamais cessé d’évoluer au fil des siècles. D’après les interprètes à la mode du destin partagé, des deux côtés, il faudrait au contraire, au nom même de la mémoire inventée, choisir entre le « Canada as it is, take it or leave it ! » ou « Le Québec aux Québécois ! ». Létourneau veut montrer que ce double branchisme manque précisément de mémoire, insulte notre commun passé réel, donc enchaîne l’imagination des avenirs possibles dans des apories sans issue, dont « l’impuissance politique » actuelle est le résultat (p. 89) : « Historiquement, la non-résolution de l’équation canadienne s’est en effet exprimée par et dans une espèce d’ambiguïté d’êtres du pays qui s’est révélée, à plusieurs reprises, féconde et avantageuse pour passer à l’avenir » (p. 82). Aussi bien, donc, continuer à s’endurer ensemble sans s’entendre parfaitement, puisque nous y sommes habitués et ça n’a pas si mal marché jusqu’à présent. Tout cela est très « postmoderne », très « tendances » comme on dit. Létourneau reproche à Bouchard de bâtir un « lieu » historique artificiel « qui n’a de sens qu’en fonction de l’horizon attendu par l’historien » (p. 73). Il a raison à sa manière, autant que Bouchard à la sienne.

Ainsi, Jocelyn Létourneau endosse-t-il la propension de ses antagonistes à prendre la nation québécoise (« d’héritage canadien-français », insiste-t-il à plusieurs reprises) pour un Immense Sujet agissant individuellement en son âme et conscience, quoique tiraillé de l’intérieur, comme vous et moi, personnellement, devant les étalages de Canadian Tire : son ancienne stratégie de « survivance », par exemple, aurait résulté d’une fructueuse « recherche de positionnement » (p. 123) ; et sa fameuse « ambivalence » contemporaine ne serait pas « de l’hésitation, du cafouillage », mais « l’expression d’une sagesse prudente propre aux petits ensembles » (p. 125), privilégiant « la pratique habile du risque calculé » (p. 74). De là l’ardent désir que l’auteur partage avec les historiens de la « race », les Garneau, Groulx, Séguin et héritiers, de tirer une morale de l’histoire pour l’édification de l’Âme collective — ce qu’il appelle poétiquement : « se souvenir d’où l’on s’en va » (p. 140). Comme une seule et même Grande Personne, n’est-ce pas ? Je polémique à mon tour, là.

Il faut lire ce livre si on s’occupe de comprendre le Canada et le Québec, dans leur genèse et dans l’instant. Il fera désormais partie du débat. Je ne serais pas surpris qu’il soit traduit en anglais. En prime, il est rempli de réflexions stimulantes, parfois bien tournées et jamais ennuyantes.