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Jugée par maints démocrates à la fois vaine et vénale, l’attribution d’honneurs par les États occidentaux n’a que depuis peu attiré l’attention des chercheurs universitaires. Des ouvrages sur l’histoire du Québec qui abordent des événements ayant donné lieu à d’importantes distributions de médailles passent ces distinctions sous silence[2]. Pourtant, loin de correspondre à un legs anachronique, la remise de médailles par les États modernes doit être interprétée comme une véritable « technique de gouvernement[3] », ces « sanctions positives » (l’expression est d’Émile Durkheim) ayant été intégrées au dispositif de promotion des conduites morales et de discipline des comportements modèles des « serviteurs de l’État ».

L’exemple de l’attribution de la Légion d’honneur à des Québécois est particulièrement intéressant puisqu’il permet de comprendre comment la « science de l’honneur » a été mise au service des intérêts diplomatiques de la France dans cette partie de l’Amérique du Nord[4]. Napoléon a en effet conçu dès le départ cette décoration comme un instrument diplomatique permettant de solidifier l’État impérial. « Cette tradition fut conservée et le ministère des Affaires étrangères en fit un usage régulier, quels que soient les gouvernements et les régimes politiques. L’attribution des croix de la Légion d’honneur relève donc directement de la qualité des relations diplomatiques que la France entretient avec telle ou telle nation[5]. » L’histoire de l’attribution de la Légion d’honneur à des Québécois jette par conséquent une lumière différente sur les aléas des relations entre les deux nations, et ce, sur une longue période. À étudier les pedigrees des décorés et les fréquences des décorations, on obtient non seulement un portrait des relations internationales entre les deux régions, mais un indicateur des facteurs ayant présidé à ces échanges[6].

Revenir sur l’histoire de la réception de la Légion d’honneur, c’est donc étudier, sur un siècle et demi, les liens concrets et symboliques ayant uni le Québec et la France en continuité avec les séjours plus ou moins longs que certains visiteurs ont passés outre-mer ainsi que les échanges et emprunts culturels entre une myriade de groupes et mouvements de part et d’autre de l’Atlantique[7]. Le fait qu’aucune région en dehors de la France n’ait encore fait l’objet d’une analyse approfondie rend, selon nous, notre perspective encore plus enrichissante[8].

Les fluctuations dans le temps

Dans la première période de l’histoire de la Légion d’honneur, la présence de Québécois s’est faite discrète. Seuls des Français nés en Nouvelle-France reçurent la Légion d’honneur pour leurs exploits militaires dans les campagnes européennes. Cette absence n’a rien d’exceptionnelle, car ce fut seulement sous le règne de Napoléon III (devenu empereur en 1852) que l’attribution de la distinction fut résolument élargie à des personnalités non françaises et que le ruban rouge fut accordé à des gens vivant hors des frontières de l’Europe. En particulier, le décret du 16 mars 1852 « ouvrait à la société civile d’importants contingents de croix à l’occasion d’expositions ou d’anniversaires, faisant de la Légion d’honneur un instrument de propagande impériale[9] ». Les expositions universelles ont constitué par la suite des scènes propices pour introniser des exposants étrangers et entretenir l’intérêt pour la France des savants, des ingénieurs, des industriels et des politiciens venus d’ailleurs. Ce n’est pas une coïncidence s’il fallut justement attendre 1855 pour que des habitants du Québec soient faits légionnaires. Cette année-là, Joseph-Charles Taché, T. Sterry Hunt et William E. Logan furent créés Chevaliers par l’Empereur en reconnaissance de leur travail de commissaires à la première Exposition universelle de Paris. Cette date, qui correspond aussi au mouillage de la Capricieuse dans les eaux du fleuve Saint-Laurent, ouvre une période d’échanges favorisés par des commerçants et des intellectuels installés outre-mer[10].

Depuis, près de quatre cents distinctions ont été remises à des Québécois[11]. Ce chiffre paraît à la fois élevé et faible. Il paraît élevé, d’un côté, parce que nous tenons là un bassin impressionnant d’intellectuels, de politiciens, de chefs d’entreprise, de diplomates, de militaires et d’artistes. D’un autre côté, les quelques centaines de Québécois honorés ne pèsent pas lourds auprès des 55 000 étrangers décorés par la France depuis la création de la Légion d’honneur en 1802[12]. De ce point de vue, partiel, nous en convenons volontiers, il n’est donc pas vrai, comme l’affirmait Bernard Landry en 2004, au moment de son acceptation de la Légion d’honneur, qu’il n’y a pas « autant de relations personnelles entre deux pays dans le monde qu’entre la France et le Québec[13] ». Reconnus par la France, les citoyens québécois l’ont été, certes, mais point autant que ceux d’autres nations qui n’avaient pourtant ni le français pour langue officielle ni les liens historiques qui unissent la France et le Québec, mais qui semblent avoir représentés une force plus convaincante du point de vue diplomatique, économique et démographique (dont les États-Unis, avec leurs 10 000 citoyens honorés de la création de la Légion d’honneur à nos jours[14]). En tant qu’instrument de gouvernement, il est normal de constater que l’Ordre suit les impératifs d’une realpolitik plutôt que des passions et des sentiments.

On ne peut dire non plus que les Québécois se démarquent par le rang plus élevé qui leur est octroyé au sein de la glorieuse phalange. Celle-ci comporte cinq échelons, calqués sur la hiérarchie militaire, soit (par ordre décroissant) Grand’Croix, Grand Officier, Commandeur, Officier et Chevalier. Or, les trois quarts des nominations québécoises l’ont été au grade de Chevalier, c’est-à-dire à l’échelon inférieur. Cinq Québécois ont été élevés à la dignité de Grand’Croix : un premier ministre provincial (Louis-Alexandre Taschereau, en 1934), deux cardinaux (Rodrigue Villeneuve, en 1934, et Paul Émile Léger, en 1958), un ambassadeur canadien (Jean Désy, en 1958) et un homme d’affaires (Paul Desmarais, en 2008). Aucun premier ministre canadien originaire du Québec n’a reçu ce grade, mais seulement sir Robert Borden (en 1915) et William Lyon MacKenzie King (en 1949). À titre de comparaison, sept Péruviens et onze Uruguayens ont été récipiendaires de la Grand’Croix entre 1900 et aujourd’hui[15]. Cinq autres Québécois ont été élevés à la dignité de Grand Officier : un premier ministre canadien (Wilfrid Laurier, en 1897), un archiviste (Pierre-Georges Roy, en 1927), un sénateur-diplomate (Raoul Dandurand, en 1935) et deux premiers ministres provinciaux (René Lévesque, en 1977, et Robert Bourassa, en 1997, à titre posthume).

Pris en bloc, les chiffres d’attribution de la Légion d’honneur ne permettent pas de saisir l’évolution des échanges entre le Québec et la France. Pour cela, il faut consulter la liste annuelle des remises de la Légion d’honneur à des Québécois. Dans l’histoire, nous assistons, pour ainsi dire, à deux vagues (voir le tableau 1). La première vague commence à la fin du XIXe siècle, culmine dans les années 1920 et s’éteint dans les années 1960, après une compréhensible éclipse durant la Seconde Guerre mondiale. La vague suivante s’amorce là où la première s’achève et ne cesse de progresser jusqu’à nos jours. Jamais autant que depuis quinze ans la Légion d’honneur n’a-t-elle été si généreusement accordée à des Québécois. Comment expliquer ces moments de rapprochements et de distanciation ? Quatre principaux facteurs doivent être mentionnés : les complicités idéologiques et personnelles entre les élites québécoises et françaises, les guerres, les expositions et les célébrations ainsi que l’établissement des politiques nationales de distribution des médailles.

Tableau 1

Distribution annuelle de la Légion d’honneur au Québec (1855-2009)

Distribution annuelle de la Légion d’honneur au Québec (1855-2009)

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Le premier facteur concerne les liens idéologiques qui unissent les récipiendaires et les régimes politiques français. C’est à l’adversaire des idées libérales et au Veuillot canadien, Joseph-Charles Taché, que Napoléon III remit la Légion d’honneur. En Louis Fréchette, au contraire, Sadi Carnot, président de la République, voulait honorer le chantre des vertus républicaines, le partisan de la Révolution de 1789 et l’émule des poètes d’outre-mer. De mauvaises langues affirmaient que Fréchette se faisait flagorneur des gloires françaises à seule fin de se voir décerner quelques palmes académiques. « Il y a une dizaine d’années, persiflait William Chapman, pour chercher à plaire à la République française et s’en faire nommer Chevalier de la Légion d’honneur, il [Fréchette] a essayé – comme on l’a vu dans mon livre Le Lauréat – de souiller la mémoire des anciens rois de France dans un pamphlet ordurier plagié dans Larousse. Et malheureusement cette avanie lui a valu la rosette de Chevalier[16]. » L’ouvrage auquel fait référence Chapman n’était pas l’oeuvre dégénérée qu’il dénonçait, mais il avait raison de croire qu’avec sa Petite histoire des rois de France (1883), Fréchette avait plus de chance d’être décoré par la troisième République qu’avec Le Programme catholique de 1871. Il vaut mieux être aimé du pouvoir pour se voir décerner les honneurs.

L’obtention du ruban ou de la rosette est aussi affaire de contacts au Quai d’Orsay et à l’Élysée[17]. Le ministère des Affaires étrangères est responsable de l’attribution de la Légion d’honneur à des non-Français, mais le président peut, par décret, obtenir la distinction pour des personnes qui lui sont chères. Un des plus graves scandales ayant éclaboussé l’ordre de la Légion d’honneur fut justement le trafic des décorations auquel s’était livré le député Daniel Wilson, gendre du président en fonction Jules Grévy, qui fut pour ce motif forcé de démissionner en 1887. Daniel Wilson soldait les honneurs au plus offrant[18]. Nous ne connaissons pas de transactions de ce genre en ce qui concerne les Québécois décorés, mais nous savons que, de tout temps, les relations personnelles ont joué un rôle capital dans l’allocation des médailles. En 1934, des proches des sénateurs Raoul Dandurand et Charles-Philippe Beaubien, eux-mêmes bien en vue du consul et du ministre français des Affaires étrangères, avaient été désignés à la place de plusieurs personnalités apparemment plus méritantes, dont le maire de Montréal Camillien Houde, ce qui avait causé un petit esclandre[19].

Ancienne déléguée générale du Québec dans les années 1980, francophile, Louise Beaudoin a noué de solides relations avec, entre autres, Philippe Séguin, ancien président de l’Assemblée, Michel Rocard, ancien premier ministre socialiste, Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, qui assisteront tous les trois à la réception de la Légion d’honneur organisée pour couronner sa carrière. C’est spécialement à l’amitié de Pierre-André Wiltzer, ancien ministre de la Coopération et de la Francophonie, qu’elle devra cet honneur[20].

À nul moment sans doute l’influence des contacts personnels pour l’obtention de la célèbre récompense nationale française ne fut-elle plus évidente que lors de la remise de la Grand’Croix à Paul Desmarais. Au moment de ceindre Desmarais de la large écharpe rouge, le président Nicolas Sarkozy a salué les réalisations économiques impressionnantes du président de Power Corporation ainsi que son mécénat au Québec et en France, rajoutant au passage à quel point il le considérait comme un intime[21].

Les récipiendaires de la « croix des braves » se sont illustrés pour beaucoup d’entre eux sur les scènes militaires. Les soldats québécois forment un contingent significatif du total des légionnaires. Trois des premiers décorés, Honoré Beaugrand, Narcisse-Henri-Édouard Faucher de Saint-Maurice et Joseph-Damase Chartrand, avaient servi dans l’armée française. Quoiqu’il ne soit pas vrai au Québec que ce soit avec l’impôt du sang que l’on paye d’abord le droit de porter l’épinglette de la Légion d’honneur (ce qui s’avère exact en France, alors que, encore aujourd’hui, près de la moitié des décorations sont gratifiées à des militaires), il reste que, de 1906 à 1920 et de 1941 à 1950, respectivement 19 légionnaires sur 43 et 15 légionnaires sur 48 ont été décorés pour leurs actes de bravoure sur les champs de bataille. Au total, 62 militaires ont été distingués, soit environ 15 % de l’ensemble.

Le troisième facteur qui explique les moments forts de distribution de médailles concerne les expositions et les célébrations. Si le directeur de la Commission géologique du Canada, sir William Edmond Logan, a été décoré du ruban par l’empereur Napoléon III, c’est qu’il avait été nommé commissaire canadien et membre du jury international à l’Exposition universelle de Paris de 1855. L’Exposition de 1878 fut une autre occasion d’accorder la décoration à des Québécois. Pantaléon Pelletier fut fait Commandeur à cette occasion, et cinq autres Canadiens furent faits Chevaliers en même temps que lui, dont Gustave-Adolphe Drolet.

L’année qui vient de s’écouler a vu se resserrer les liens qui nous rattachaient à la France ; l’Exposition universelle de Paris a été pour notre ancienne métropole l’occasion de nous prouver combien nous lui étions chers, et pour nous, celle de lui montrer combien il nous était impossible de l’oublier. Les récompenses et les distinctions honorifiques qui viennent d’être accordées par la France au Canada, et particulièrement au Canada français, en sont la preuve, et nous ne saurions nous montrer trop fiers de ces marques de souvenir[22].

En 1898, le gouvernement français a profité des fêtes de Champlain à Québec pour distinguer quelques hôtes. C’est ainsi qu’un ruban fut attribué au lieutenant-gouverneur, Louis-Amable Jetté, au premier ministre, Félix-Gabriel Marchand, au juge Alexandre Chauveau, président du comité Champlain, à Mgr Joseph-Clovis-Kemmer Laflamme, « l’une des gloires de notre clergé et le savant le plus en vue du Canada[23] », au juge Siméon Pagnuelo, président du comité du monument De Maisonneuve, et au docteur Emmanuel-Persillier Lachapelle. En 1934 et 1935, dans la foulée des célébrations entourant la découverte du Canada par Jacques Cartier, vingt-six Québécois furent décorés, dont deux Grand’Croix et un Grand Officier. La République française voulait souligner à cette époque les réalisations des « petites patries » comme elle le faisait pour les traditions régionales françaises[24]. Enfin, dernièrement, la célébration du 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec constitua l’occasion de récompenser une douzaine de Québécois.

Le dernier facteur renvoie aux directives nationales qui arbitrent la distribution des médailles à des étrangers. On sait que la République française a établi une pratique plus prodigue de distribution de la Légion d’honneur à partir de la fin du XIXe siècle. La France entretient alors une politique de « visibilité » mondiale soutenue par des présidents soucieux d’assurer le rayonnement et le prestige de la République au moment où se consolide son empire colonial[25]. En revanche, de 1960 à 1980, les médailles de la Légion d’honneur furent rationnées par les présidents de Gaulle, Pompidou et Giscard d’Estaing, qui se souciaient peu de ce genre de marques de prestige et qui tentaient de juguler l’inflation spectaculaire des effectifs (qui étaient passés de 180 000 à la Libération à 300 000 en 1960).

Reprenant à un rythme plus soutenu la tradition de distribution des médailles, François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont récompensé le dévouement d’un nombre accru de personnes méritantes, aidés en cela par le décès des militaires des Première et Deuxième guerres mondiales qui saturaient l’ordre national[26]. En bref, les Québécois ont reçu plus ou moins de rubans rouges selon que ceux-ci étaient plus ou moins disponibles.

Les quatre facteurs cités plus haut ne se situent pas au même niveau. Du point de vue d’une technique de gouvernement, c’est le premier facteur qui a soulevé le plus de passion. Les directives administratives relatives aux distributions des honneurs français relevaient de l’Élysée et ne concernaient pas les Québécois. L’honneur rendu aux morts à la guerre semblait aller de soi dans la mesure où, lors des derniers conflits mondiaux, le Canada et la France furent des alliés. La Légion d’honneur venait confirmer les liens privilégiés forgés sur les champs de bataille entre deux nations qui avaient combattu ensemble pour la liberté et la justice. Les médailles offertes aux responsables des expositions universelles ou des anniversaires historiques risquaient davantage d’être contestées. Entre autres, la célébration des événements marquants de la Nouvelle-France par la France pouvait passer pour une volonté de réactiver les vieux liens coloniaux. Cependant, en s’en tenant, lors des fêtes et des foires, à un discours sentimental et économique, les dirigeants français ont su éviter ces pièges diplomatiques. En revanche, la proximité idéologique et politique entre les dirigeants français et certains groupes québécois pouvait susciter des critiques, surtout dans le contexte d’une souveraineté mal assurée du Canada, d’abord face à la Grande-Bretagne, puis face à un État québécois en quête d’autonomie. En outre, le Canada français se disait fidèle à deux références culturelles, la France et l’Église romaine, en conflit ouvert depuis la fin du XXe siècle. La remise de la Légion d’honneur pouvait donc provoquer, et a de fait provoqué scandale parmi les cercles des impérialistes britanniques, des nationalistes canadiens et des ultramontains. Ce sont ces débats et polémiques que nous allons explorer dans la suite de cet article.

Les débats et polémiques

Les décorations attribuées à des Québécois par Louis-Napoléon ont causé peu de remous. Réconciliant l’image de l’ordre et du progrès, le Second Empire faisait consensus auprès de la majorité des Canadiens français. De plus, les rares médailles étaient décernées à des gens s’étant clairement mis au service des intérêts scientifiques et commerciaux du Canada. Il n’y avait donc pas matière à contestation. Dans les premières années de la IIIe République, non plus, la distinction de Québécois par le gouvernement français n’a guère posé problème. « [...] la province de Québec, déclarait Faucher de Saint-Maurice en 1879, doit se montrer fière de ceux qui, parmi les siens, se sont honorés, en faisant à Paris l’orgueil de la patrie canadienne. Ils ont rappelé à notre mère, la France, que ses fils sont toujours dignes de son nom et de ses affections[27]… » À peu près au même moment, alors que se préparait la réception de Louis-Adélard Senécal dans l’Ordre, un journaliste conservateur commentait : « Le Canada est toujours sensible aux marques d’attention et de sympathie dont il est l’objet de la part de notre mère patrie[28]. »

Les choses allaient se corser avec la radicalisation de la politique française, au fur et à mesure où l’opposition ira croissant entre des idées républicaines radicales et un mouvement ultramontain vindicatif. Plus la IIIe République prenait un visage anticlérical, plus les membres des milieux conservateurs canadiens-français s’alarmaient des signes d’approbation que pouvaient récolter leurs adversaires politiques au Québec. Ils ne pouvaient concevoir qu’on puisse s’oublier au point de s’enorgueillir d’avoir reçu des titres distribués par un gouvernement à leurs yeux maçonnique et immoral. Ils distinguaient mal le symbole de la Légion d’honneur et le gouvernement qui la distribuait. Pour eux, la réception d’une telle marque d’estime entraînait forcément l’approbation des idées politiques des autorités françaises. Les foudres des critiques s’abattirent donc sur ceux qui avaient osé recevoir la Légion d’honneur et qui, par ce geste compromettant, avaient accepté de sympathiser avec les « voleurs de biens ecclésiastiques, les persécuteurs des soeurs de charité, les profanateurs d’églises, les crocheteurs de monastères et les briseurs de crucifix[29] ».

Si, en 1878, les conservateurs avaient applaudi à l’élévation de Gustave A. Drolet (ancien sous-officier des Zouaves pontificaux et Chevalier de l’ordre de Pie IX) à la Légion d’honneur, c’était simplement, déclarait-on, que le gouvernement qui l’avait honoré ne pouvait se comparer à celui ayant conféré la croix à Joseph-Adolphe Chapleau (alors premier ministre) en 1882. Dans un cas, le ruban avait été remis par « l’intègre et honorable général McMahon » ; dans l’autre cas, la croix avait été conférée par « l’ignoble Gambetta », « l’impie » Challemel-Lacour et le scélérat Ferry, tous des politiciens révolutionnaires, fourbes et païens. Courtiser de tels profanateurs et iconoclastes pour en obtenir des égards équivalait rien moins qu’à se vautrer dans l’ignominie[30] !

[...] faire ce que Chapleau a fait, savoir : aller se traîner aux pieds des plus odieux persécuteurs du christianisme qui aient jamais déshonoré le nom français, leur faire la cour, les flagorner pour en recevoir des accolades fraternelles et des rubans, c’était un déshonneur pour un Canadien français catholique ! [...] M. Chapleau n’était pas plus justifiable de rechercher l’amitié, les faveurs et les décorations de ces misérables que les chrétiens des premiers siècles ne l’eurent été d’aller faire la cour à Néron ou de donner des accolades à Julien l’apostat[31].

Ce qui n’aidait pas à apaiser le climat, c’est que les autorités de l’Église catholique romaine usaient à ce moment, pour confirmer leur puissance et étendre leur influence, de procédés semblables à ceux des présidents républicains[32]. La béatification et la canonisation étant d’ordinaire réservées à des religieux, Rome avait elle aussi trouvé dans les décorations un outil efficace pour saluer le dévouement de laïques. « Le second XIXe siècle semble être la période la plus faste dans l’attribution de telles récompenses honorifiques et les élites catholiques de la “fille aînée de l’Église” en sont les principaux bénéficiaires, témoignant ainsi de l’intensité et de la profondeur du ralliement du catholicisme français à la primauté de Rome[33]. »

Ces titres pontificaux étaient convoités des groupes conservateurs québécois[34]. Hugh Murray reçut la croix de Mentana et fut créé Chevaliers de l’ordre de Pie IX pour son empressement à défendre la cause des États pontificaux[35]. Alphonse Desjardins, ancien directeur et éditeur du Nouveau monde, à Montréal, et un des auteurs du Programme catholique, fut créé Chevalier de l’ordre de Pie IX en 1872. Louis-François Baby, ministre du Revenu de l’intérieur dans le cabinet de John A. Macdonald avant de devenir juge, fut créé Chevalier Grand’Croix de l’ordre de Saint-Grégoire le Grand en 1889 pour les services rendus au Saint-Siège lors de la négociation de la subvention à la succursale montréalaise de l’Université Laval.

Le conflit des honneurs déchirait par conséquent les élites canadiennes au XIXe siècle. Il y avait parmi les élites de la population québécoise une certaine rivalité, voire une certaine compétition pour magnifier le capital symbolique des médailles. Néanmoins, peu à peu, et bien que les polémiques aient survécu jusque dans les années 1920[36], on en vint à distinguer les idées morales des dirigeants républicains et les traditions de la France elle-même.

Quelque blâmable que soit la politique religieuse de ceux qui ont le pouvoir en France, écrivait déjà un auteur anonyme en 1882, pour nous Canadiens-Français [sic], la France est toujours la mère patrie entourée d’une auréole de gloire que les excès des gouvernants ont pu voiler, mais non détruire[37].

Refuser la grande décoration nationale parce qu’elle était transmise des mains d’un président dévoyé aurait été infliger un camouflet à la France. C’est pourquoi des catholiques européens éminents avaient déjà accepté la précieuse rosette – dont nul autre que le nonce du pape à Paris, Mgr Czacki, vers 1885. Honoré Mercier fut décoré de la Grand’Croix de l’ordre de Saint-Grégoire le Grand et fait Officier de la Légion d’honneur en 1888. D’ailleurs, s’il fallait toujours associer une décoration et un régime, comment aurait-il été possible à des Québécois catholiques de recevoir des insignes de reconnaissance et de gratitude de l’Angleterre, un pays dont la religion officielle est l’anglicanisme ?

Un autre objet de controverse concernait les rapports diplomatiques entre la France et le Canada. Dans le cas des décorations anglaises, le gouverneur général devait, au XIXe siècle, s’entendre au préalable avec la Couronne britannique et recevoir une permission expresse du Colonial Office[38]. Il en allait pareillement de la Légion d’honneur, ce qui suscita toujours certaines tensions. Bien que les étrangers ne soient pas reçus dans l’ordre de la Légion d’honneur, puisque cela aurait été exiger d’eux un serment à la patrie française qu’ils n’auraient pu donner sans trahir leur allégeance première à leur patrie d’origine ou d’adoption, et bien que, par voie de conséquence, leur réception se fasse à titre privé, l’institution française se contentant d’annoncer leur nomination dans son journal, il demeurait un flottement gros de doute et de suspicion. Être honoré par un autre État pour les services rendus à celui-ci ou aux causes qu’il soutenait paraissait, au moins implicitement, un acte de lèse-majesté. Il valait mieux ne pas entretenir les équivoques et éviter de permettre à des sujets britanniques d’être honorés par des puissances étrangères, surtout en période de troubles politiques.

Par exemple, après l’Exposition universelle de Paris en 1867, il fut question de récompenser J. C. Taché, commissaire exécutif pour le Canada à Paris, qui s’était démené sur toutes les tribunes pour faire une juste place au Canada. Cette marque d’estime ne lui est pas venue parce que la reine d’Angleterre, en froid avec Louis-Napoléon, s’est objectée à ce que des sujets anglais soient décorés à l’occasion de cette exposition. Il ne put donc obtenir la promotion qu’il convoitait dans la Légion d’honneur[39]. Des objections semblables, quoique vaines, avaient surgi en 1898, au moment où le premier ministre Wilfrid Laurier avait été décoré par la France. Sir Charles Tupper ne s’était pas fait prier pour formuler les commentaires suivants :

J’ai remarqué avec quelque surprise, en regardant les décorations portées par le très honorable premier ministre, qu’il a accepté la Grand’Croix de la Légion d’honneur française. Je n’ai pas compris et je ne comprends pas encore ce que cela veut dire. Lorsque j’ai eu l’honneur de représenter le Canada à l’exposition d’Anvers, en ma qualité de commissaire, une décoration du même genre me fut offerte par le roi des Belges. N’ignorant pas qu’aucun sujet anglais ne peut accepter un ordre étranger, si ce n’est avec le consentement de la Couronne, je me rendis au bureau des colonies, et j’y rencontrai sir Robert Herbert, qui était à cette époque, si je me souviens bien, Chancelier de l’Ordre de Saint-Michel et Saint-Georges.

Je demandai la permission d’accepter une décoration précisément de même nature que celle reçue par le très honorable premier ministre, si ce n’est qu’une venait de la Belgique et l’autre de France. Cette permission me fut refusée ; et non seulement cela, mais sir Robert Herbert mit entre mes mains un statut qui déclarait qu’il n’était pas au pouvoir de Sa Majesté de consentir à l’acceptation d’une décoration venant d’une puissance étrangère, si ce n’est pour services rendus sur les champs de bataille ; à moins qu’il n’en soit ainsi, je ne puis comprendre comment il se fait qu’il puisse paraître en sa qualité de premier ministre du Canada, portant une décoration, laquelle, si j’ai bien compris, est défendue par l’autorité de la Couronne, et que la reine ne peut permettre d’accepter que lorsqu’il s’agit de décorations gagnées sur le champ de bataille[40].

Sous le gouvernement Laurier, l’acceptation des distinctions offertes par le gouvernement français s’est faite plus aisément[41]. Sur le plan international, le Royaume-Uni et la France signèrent en 1904 une série d’accords bilatéraux désignés généralement sous le nom d’« Entente cordiale ». Sur le plan national, le Canada, voulant acquérir davantage d’autonomie, mais ne possédant pas encore un système honorifique en propre, reconnut la justesse d’accepter l’attribution de la Légion d’honneur à des Québécois. Sur le plan personnel, l’élection d’un premier ministre francophone à la tête du Canada accentua également le mouvement vers la normalisation de l’intronisation dans l’ordre national français. Enfin, de manière plus générale, la multiplication de distributions de rubans et décorations par les États modernes, multiplication qui était le résultat de l’appropriation et de l’affinement de cette forme de gouvernance, banalisa l’acceptation de médailles étrangères dans un pays de forte immigration. À la fin de sa vie, Louis-Philippe Hébert put se vanter d’avoir reçu la médaille de la Confédération par Ottawa (en 1894), en plus d’avoir été fait Chevalier de la Légion d’honneur par Paris (en 1901), Compagnon de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges par Londres (en 1903) ainsi que Chevalier de l’ordre de Saint-Grégoire le Grand par Rome (en 1915). Sa réputation était réellement internationale, à la croisée des empires culturel, religieux et politique au milieu desquels gravitait le Canada français de l’époque[42].

Preuve que cette normalisation demeurait fragile au début du siècle, l’élection d’un gouvernement conservateur en 1911 a changé temporairement la donne. Sur la prière du gouvernement anglais, approuvé par le gouvernement canadien, le gouvernement français a renoncé pendant plus de dix ans à récompenser des civils canadiens méritants. Seuls les militaires canadiens avaient le droit d’être distingués pour leurs actes de bravoure sur les champs de bataille. Cette retenue s’inscrit dans un mouvement plus large, dont témoigne la résolution Nickle, une motion, votée par la Chambre des communes en 1919, qui demandait l’abolition des titres héréditaires étrangers (en particulier britanniques) au Canada. Lors du débat parlementaire, Wilfrid Laurier avait déclaré « qu’il était prêt, si on le voulait, à aller porter son titre [de sir] sur la place publique où l’on pourrait le mettre en pile avec tous les autres, et en faire un grand feu de joie[43] ».

Cependant, l’engouement jamais démenti en faveur des honneurs finira par permettre au moins l’acceptation de médailles et d’insignes, à défaut de titres. C’est grâce aux pressions exercées par le Comité France-Amérique et des Français influents (dont le baron de Vitrolles, nommé consul général de France à Montréal) qu’il fut convenu, en 1924, que les Canadiens pourraient de nouveau recevoir la Légion d’honneur sans avoir servi sous les armes[44]. Le Parti libéral fédéral avait alors repris le pouvoir et Mackenzie King cherchait à s’assurer le concours et l’appui des Canadiens français. Parmi ses lieutenants, plusieurs personnes aspiraient à obtenir une distinction de la France. À peu près tous les récipiendaires québécois de la Légion d’honneur de l’entre-deux-guerres étaient associés au Parti libéral et une grande partie d’entre eux étaient des politiciens de carrière (députés, ministres ou sénateurs), illustrant une fois de plus les affinités électives entre les récipiendaires de la Légion d’honneur et les élites hexagonales.

À partir de la création de l’Ordre du Canada en 1967, la remise de la Légion d’honneur à des Québécois aurait pu redevenir un sujet délicat, surtout quand il s’agissait d’accueillir un politicien à un rang élevé, mais la faible distribution du ruban rouge (trois personnes ont été faites légionnaires de 1959 à 1975) et le fait que des premiers ministres du Québec ne l’ait pas reçu (des premiers mandats de Maurice Duplessis à ceux de Robert Bourassa, aucun premier ministre n’a été sélectionné par la France) au moment où s’intensifiait la vague nationaliste ont tenu, pendant cette période, la Légion d’honneur loin des disputes politiques. De plus, Ottawa avait créé, l’année du centenaire de la Confédération, un Conseil consultatif des décorations canadiennes chargé d’évaluer la pertinence et le caractère approprié des honneurs attribués par des gouvernements étrangers. Le Conseil permettait de filtrer les décorations indésirables ou importunes, la politique canadienne exigeant que le gouvernement fédéral approuve chaque ordre, décoration ou médaille proposé à un de ses citoyens. Sans l’approbation du Canada, les distinctions honorifiques ne pouvaient être reconnues ou juxtaposées aux titres nationaux[45].

C’est la raison pour laquelle, en 1977, la titularisation de René Lévesque au grade de Grand Officier a créé de si profonds remous au sein de la diplomatie canadienne. L’ambassadeur du Canada à Paris, Gérard Pelletier, a fait tout en son pouvoir pour que la France ne traitât pas le premier ministre avec trop de décorum, mais le président Valéry Giscard d’Estaing en avait décidé autrement. Pelletier déclara après coup que la remise de la Légion d’honneur au premier ministre du Québec ne le dérangeait pas, mais qu’il avait été simplement surpris par un tel geste, la loi canadienne obligeant le récipiendaire à demander au préalable l’autorisation du Comité canadien des décorations, ce qui n’avait pas été fait. « Il s’agit donc d’un accroc aux habitudes internationales. Nous avons exprimé notre étonnement, mais les choses en restent là[46]. »

L’irritation des autorités fédérales était toutefois palpable. C’est d’ailleurs par calcul que René Lévesque avait accepté d’être honoré lors de son passage à Paris, en 1977. Afin de démontrer le sérieux de sa démarche souverainiste et de souligner les appuis sur lesquels un Québec indépendant pourrait compter, le premier ministre québécois nouvellement élu s’était plié à la cérémonie de remise de la Légion d’honneur. Mais il avait l’air tellement misérable au moment où le premier ministre de France lui épingla la Légion d’honneur que ce dernier lui demanda : « Êtes-vous content, là[47] ? » Peu importe son dédain pour ce genre de rituels, Lévesque pouvait maintenant arborer à la boutonnière la prestigieuse rosette au rang de Grand Officier, une distinction souvent réservée aux chefs d’État. Le message envoyé par la France ne pouvait être plus clair et assumé. La Légion d’honneur devenait le symbole de l’amitié particulière qui liait les deux gouvernements, dont l’un cherchait alors activement la séparation d’avec le reste du Canada[48].

À la suite de ce scandale diplomatique qui ombragea brièvement les relations entre les deux pays, il fut décidé par le Canada et la France que celle-ci n’offrirait plus la Légion d’honneur à un premier ministre en exercice, mais seulement après son départ des affaires publiques. Cette directive tiendra pendant trente ans. Elle connut un accroc en 2009 quand Jean Charest fut créé Commandeur. Ce dernier dut payer ses insignes par un discours improvisé de Nicolas Sarkozy qui, revenant sur sa déclaration de l’été précédent selon laquelle le monde n’avait pas besoin de « divisions supplémentaires », récidiva en condamnant le sectarisme et l’enfermement sur soi, attitudes qui contrastaient avec l’ouverture et la tolérance dont devaient faire preuve les nations modernes. « Si notre identité est forte, on n’a pas besoin d’être imbécile. On n’a pas besoin d’être agressif[49]. » Cette sortie intempestive lui valut les réprimandes des leaders nationalistes. Un éditorialiste du Devoir déclarait : « Des imbéciles. Ce serait donc ce que le président français pense foncièrement des souverainistes. L’homme est, on le sait, impulsif, sanguin, mal embouché et méprisant[50]. » Personne, cependant, n’intima l’ordre à Jean Charest de remettre sa précieuse médaille au Quai d’Orsay en guise de protestation. La Légion d’honneur était désormais bien dissociée de ses représentants officiels. Elle s’était élevée au-dessus de la partisanerie et des chicanes idéologiques, tout en demeurant éminemment politique.

L’honneur au service de la cause

En tant qu’instrument de gouvernement, la Légion d’honneur doit servir en premier lieu les intérêts de la France. Il ne faut donc pas s’étonner que ce soit, dans la vaste majorité des cas, parce qu’ils ont représenté des « traits d’union » entre l’un et l’autre bord de l’Atlantique que les Québécois ont été honorés. « Ce qui entre en ligne de compte, résumait Agnès Romatet-Espagne, porte-parole de l’ambassade de France à Ottawa, c’est la contribution que ces gens ont apportée à la relation franco-canadienne, dans l’acceptation la plus noble du terme[51]. » Par exemple, le comité qui annonça la nomination d’Honoré Mercier indiquait :

En 1870, M. Mercier prit à Saint-Hyacinthe, dont il est député, l’initiative d’une souscription pour les blessés français, qui entraîna aussitôt dans un même mouvement sympathique toute la population canadienne. Ces démonstrations ont été le point de départ des relations entre les deux pays. L’orateur de 1870, devenu premier ministre, est resté fidèle à ce rôle patriotique et s’est montré en toutes circonstances l’ami dévoué des intérêts français au Canada[52].

Par-delà la variété des mobiles invoqués, il se dégage – hormis le dessein de rendre hommage à ceux qui n’ont pas craint de verser leur sang pour la défense de la France, dont nous avons déjà parlé plus haut – trois motifs principaux ayant présidé à la réception des Québécois dans l’ordre de la Légion d’honneur. En premier lieu, la volonté de récompenser les dignitaires ayant joué un rôle dans le rapprochement politique et diplomatique entre les deux pays. En deuxième lieu, la volonté de confirmer et de resserrer les échanges économiques entre les deux régions. Enfin, celle de saluer et d’encourager le rayonnement de la culture française en France et dans le monde.

On retrouve un nombre disproportionné de diplomates (en particulier de sénateurs) dans la liste des décorés québécois. Les ambassadeurs canadiens et les délégués du Québec à Paris (à commencer par Charles Ovide Perreault, qui reçut au XIXe siècle le ruban de la Légion d’honneur pour son travail à titre de vice-consul de France à Montréal[53], et le premier ambassadeur canadien à Paris, Jean Désy, qui fut créé Grand’Croix en 1958) ne sont pas non plus oubliés. Raoul Dandurand s’était fait connaître par son action auprès de Mackenzie King, au sénat canadien et à la Société des nations, mais ce fut d’abord au parrain de la délégation diplomatique du Canada à Paris, en 1928 (la deuxième après celle de Washington en 1926), que la médaille fut remise. Yves Michaud, délégué général du Québec nommé sous le gouvernement péquiste de René Lévesque, fut créé Commandeur en 1984. À des niveaux politiques inférieurs, des Québécois ont pu aussi se faire un nom et attirer l’attention du gouvernement français. Le maire de Québec Jean-Paul L’Allier (1992) a été tout particulièrement honoré du ruban rouge des Chevaliers pour son travail à l’Office franco-québécois pour la jeunesse de 1968 à 1976.

Les industriels et les commerçants ont également été honorés pour services rendus à la France. En août 1883, par exemple, des membres influents de la politique, de la finance et de l’industrie ont organisé une démonstration pour saluer le départ de Louis Adélard Senécal pour l’Europe et lui présenter une adresse à l’occasion de sa nomination comme Commandeur de la Légion d’honneur. Étaient présents, entre autres, Joseph-Adolphe Chapleau, secrétaire d’État du Canada, Joseph-Alfred Mousseau, premier ministre du Québec, Charles Ovide Perreault, vice-consul de France, ainsi qu’une cinquantaine d’autres convives. L’adresse était imprimée en caractères colorés et illustrée par l’artiste Arthur Arcaud, lequel avait dessiné dans les coins les principales entreprises auxquelles le nom de Senécal était alors lié : le chemin de fer du Nord, la compagnie du Richelieu, la scierie de Montmorency, les mines de la Beauce, etc.

Dans un discours, Senécal exprima des sentiments de gratitude envers le gouvernement français et tint à souligner que son brevet de Commandeur venait sanctionner ses efforts pour dénicher en France des capitaux qui puissent financer l’exploitation des richesses naturelles de la province. « En me nommant Commandeur de la Légion d’honneur, la France s’est rappelée qu’il y a au-delà des mers un pays qui lui avait jadis appartenu, un pays où il y a des travailleurs comme vous l’êtes tous, messieurs, un pays disposé à lutter avantageusement avec ses actifs et intelligents voisins, un pays appelé à jouer en Amérique un grand rôle comme nation[54]. » Senécal avait été principalement élevé à la dignité de Commandeur pour l’aide financière apportée à l’exposition agricole, industrielle, minière et forestière du Canada dans l’une des salles du Trocadéro. « La nomination de M. Senécal au grade de Commandeur de la Légion d’honneur nous démontre combien la France apprécie nos relations commerciales avec elle et favorise le projet du Trocadéro, qui est destiné à profiter aux deux pays[55]. »

Au XXe siècle, de nombreuses nominations ont eu pour principal motif une contribution à la prospérité économique de la France. En 1999, les insignes de la Légion d’honneur ont été accordés à Pierre Laporte, avocat spécialisé en droit des affaires, pour sa collaboration à l’implantation au Canada d’entreprises françaises, dont la Générale des eaux, Gemplus et Sextant avionique. La même année, Bernard Lemaire voyait reconnaître la contribution économique de son entreprise, Cascades, partenaire de la France depuis 1985. La remise de la Grand’Croix à Paul Desmarais en 2008, un grade auquel aucun premier ministre québécois n’a eu accès hormis Louis-Alexandre Taschereau, démontre à quel point le Quai d’Orsay se soucie de cultiver la bonne entente avec le monde des affaires.

Enfin, la Légion d’honneur sert de marque de reconnaissance pour ceux qui oeuvrent dans le réseau des institutions culturelles françaises. En remettant la distinction au cardinal Louis-Albert Vachon (en 1988), par exemple, le consulat général de France visait à couronner ses efforts exceptionnels, comme recteur de l’Université Laval, pour le renforcement des liens entre le Québec et la France. Débordant les relations bilatérales France-Québec, mentionnons le thème plus récent de la francophonie. Jean-Marc Léger (1989) reçut la cravate de Commandeur après l’organisation du premier Sommet de la francophonie en 1986. Ronald Poupart (2004) fut quant à lui chargé du Onzième Sommet de la Francophonie de 2008. Michel Têtu (1994) fut nommé Chevalier en reconnaissance de son action comme premier secrétaire de l’Association des universités de langue française, comme président du Conseil international des études françaises et du Conseil des études francophones, comme directeur de la revue L’Année francophone internationale et comme auteur d’une vingtaine de livres, dont plusieurs portent sur la francophonie.

Dans ces trois domaines – diplomatique, économique et culturel –, la Légion d’honneur a permis au gouvernement français d’intervenir subtilement au Québec, contribuant à orienter peu ou proue les préoccupations de certains individus en fonction de ses priorités. Certains choix demandaient tact et doigté, les responsables de la Légion d’honneur devant prendre garde de ne pas froisser les sentiments québécois et d’indisposer les gouvernements provinciaux et fédéraux. Déjà créé Chevalier en 1885, puis Officier en 1889, le directeur de la Patrie a tenté d’obtenir la croix de Commandeur dans les années 1890, ce qui avait provoqué l’ire et les rires de ses adversaires politiques. « Voilà déjà plusieurs années que monsieur Honoré Beaugrand est chevalier de l’ordre de la légion d’honneur. Ce démocrate à tous crins ne dédaigne pas les distinctions honorifiques, et la décoration française brille sur sa noble poitrine, au milieu d’une assez jolie collection de ferblanterie exotique. Pourtant, Monsieur Beaugrand n’est pas satisfait ; sa soif des honneurs est inextinguible et il désire ardemment une promotion[56]. » Beaugrand faisait jouer ses contacts à Paris, rappelait auprès des autorités françaises ses faits d’armes en faveur du républicanisme, insistait sur l’influence de son journal sur l’opinion québécoise. Au ministre français des Affaires étrangères qui sondait ses sentiments à ce sujet, le consul de France à Québec, Alfred Vinceslas Kleczkowski, a pourtant répondu par une opinion nettement défavorable : Beaugrand avait déjà été honoré pour son élection à la mairie de Montréal et il ne pouvait l’être davantage pour la publication d’un quotidien qui sombrait trop souvent dans la polémique. « L’hostilité de cette feuille contre le clergé, tout puissant au Canada, donnerait à la distinction inusitée qui serait conférée à son rédacteur-en-chef une portée absolument fâcheuse. Il est de toute évidence que nous devons nous appliquer à atténuer plutôt qu’à exaspérer les préjugés et les défiances qui existent presque partout dans ce pays contre la France actuelle et son Gouvernement[57]. » En distinguant un homme qui ne faisait pas l’unanimité au sein de son propre parti à l’approche des élections fédérales de 1896 (Wilfrid Laurier se méfiait désormais de son radicalisme et tenait à se distancier de son allié d’hier), le consul aurait été placé dans une position inconfortable.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que le prestige associé au ruban rouge n’ait pas été instrumentalisé par les Québécois eux-mêmes. Au-delà des stratégies carriéristes personnelles qui ont pu être confirmées ou solidifiées par cette reconnaissance symbolique, il s’agit ici de s’interroger sur la manipulation du symbole par les politiciens québécois qui y ont vu une façon de promouvoir leur parti ou leur cause.

Nous nous contenterons ici d’insister sur un seul exemple tiré des annales diplomatiques du XIXe siècle. Quand Wilfrid Laurier a été distingué par le gouvernement français, il est probable que celui qui se déclarait « democrat to the hilt » a pensé d’abord décliner cet honneur. On sait que les convictions personnelles du premier ministre répugnaient à ce genre de rituels[58]. Cependant, le jeu politique l’obligeait à accepter ces marques de reconnaissance. Créé Grand Officier de la Légion d’honneur lors de sa visite parisienne au président Faure, les partisans de Wilfrid Laurier se serviront en effet de cette arme pour faire ravaler les paroles chauvines de certains Québécois qui reprochaient au premier ministre une anglomanie un peu trop visible. N’est-ce pas lors du voyage précédent en Angleterre que Laurier s’était déclaré « British to the core » et avait paru, en pleine guerre du Transvaal, se faire l’apôtre le plus intransigeant de l’impérialisme anglo-saxon ? Sa réception dans l’ordre de la Légion d’honneur sera pour lui l’occasion de rappeler, selon son expression, sa loyauté à la nation qui a donné la liberté au Canada, et à celle qui lui a donné la vie.

Les partisans à outrance du sentiment français, ceux qui, dans notre presse bleue, sotte et rancunière, dénonçaient violemment M. Laurier, l’accusant d’avoir froissé la France dans sa plus vive susceptibilité, eh bien ceux-là n’ont plus qu’à rengainer. [...] En effet, la presse associée nous fait savoir, ce matin, que M. Laurier, malgré tous ses discours et les attestations de son loyalisme, en Angleterre, malgré l’allusion à Waterloo, toutes choses qui ont navré nos Français de la presse bleue-tory, malgré tout cela, les Français de France qui ont plus spécialement mission de défendre le sentiment français viennent de conférer à ce même M. Laurier le titre de Grand Officier de la Légion d’honneur, la plus haute distinction que la France pouvait lui accorder[59].

C’est donc parce que la réception dans l’ordre national français lui était utile pour mater les oppositions nationalistes qu’un Wilfrid Laurier, suspect d’anglo-saxonisme, s’est empressé d’accepter la rosette.

Tout dernièrement, il semble que Jean Charest ait caressé une ambition semblable devant les critiques de lèse-nation des partis d’opposition. En ce qui concerne René Lévesque, nous avons vu que les visées étaient différentes : il s’agissait de signifier la validité des prétentions au statut de chef d’État souverain du leader du Parti québécois.

Inversement, nous connaissons au moins un politicien qui se sentit forcé de refuser la Légion d’honneur pour des raisons tactiques. De crainte d’effaroucher les Canadiens anglais, qui avaient été choqués dix ans plus tôt par l’attribution de la Légion d’honneur à René Lévesque, Robert Bourassa aurait préféré, au beau milieu des débats houleux entourant l’entente du lac Meech, reporter à plus tard l’acceptation de la rosette[60]. Ce prétendu refus (Bourassa nia le fait, mais la rumeur n’en persista pas moins) indisposa le Rassemblement des Français canadiens qui prit la décision de transmettre un message d’excuse au président de la République française[61]. Bourassa recevra finalement la distinction à titre posthume, en 1997.

Les motifs ayant présidé à l’acceptation (ou le refus) de la Légion d’honneur par des politiciens québécois ont changé avec le temps et les personnes, mais le caractère nettement politique de l’octroi de la Légion d’honneur par la France n’a jamais été évacué des pratiques et des discours. Si la France se sert de la médaille afin de promouvoir ses intérêts en Amérique du Nord, les Québécois, et en particulier les premiers ministres fédéraux et provinciaux, n’ont jamais oublié les possibilités stratégiques que pouvait procurer une telle reconnaissance. Chaque fois, ils ont tenté d’en convertir le capital symbolique en capital politique[62]. Il faut toutefois noter les limites d’un tel emploi tactique : la Légion d’honneur ne semble avoir jamais servi qu’à hausser le prestige nationaliste des leaders québécois. Bien qu’elle ait souvent été offerte pour des raisons économiques, elle incarne d’abord aux yeux du grand public, en ce qui concerne les politiciens, la sanction de la France dans le domaine de la culture francophone.

Conclusion

La Légion d’honneur comme technique de gouvernement nous renseigne sur les relations que la France a entretenues avec le Québec depuis cent cinquante ans. Le premier fait qui ressort de l’analyse, est, de ce point de vue, le peu d’intérêt de la France pour ce coin de l’Amérique du Nord. En 1929, par exemple, le distant et hispanophone Chili comptait plus de Grand’croix, plus de Commandeurs et plus d’Officiers que le Québec. Cette disparité entre la rhétorique francophile de certains acteurs et la réalité des liens transatlantiques ténus demeure encore vraie de nos jours. Prise comme mesure (très partielle et partiale, à l’évidence) de l’intensité des relations entre le Québec et son ancienne mère patrie, l’histoire de la Légion d’honneur oblige par conséquent à beaucoup d’humilité.

Le second fait qu’il importe de souligner, c’est que la distribution des médailles suit de près les préoccupations des gouvernements français successifs. Les intérêts économiques, en particulier, ne sont jamais oubliés, ni non plus les amitiés diplomatiques et politiques. Prétendre, comme le fait François Thual, que la Légion d’honneur n’est pas un instrument de la diplomatie française ou de promotion de la francophonie, mais qu’elle est au service d’un idéal plus noble, qui consiste à répandre au loin la pensée politique et culturelle incarnée par la France, nous apparaît donc exagéré[63]. Nous voulons bien admettre que la remise de la distinction à des Québécois puisse être vue à la fois comme un signe de l’internationalisation des relations de l’État français avec d’autres nationalités et comme la marque d’une universalisation des principes défendus par la nation française à travers son histoire, mais ces principes, selon nous, n’ont rien d’absolument désintéressés. Quand on attribue un ruban rouge au directeur de la Régie des alcools du Québec (comme en 1934), on conçoit que les arguments avancés pour cette candidature aient été plutôt prosaïques.

Cette dernière constatation ne devrait pas ternir l’histoire de la Légion d’honneur au Québec. En tant que technique de gouvernement, la question n’est pas d’établir son objectivité, mais plutôt de mesurer son efficacité. À cet égard, il semble qu’elle ait rempli ses buts. Objet d’envie, elle continue d’ennoblir celui qu’elle distingue. Les journaux québécois couvrent régulièrement les réceptions privées qu’elle suscite. Elle apparaît encore comme le couronnement et la consécration d’une carrière. Elle vient ainsi non seulement légitimer mais tendre des combats et des engagements qui se nourrissent de cette promesse. Alors qu’elle ne coûte à peu près rien à l’État français, elle lui assure une publicité considérable. Aussi, son histoire de ce côté-ci de l’Atlantique permet d’apprécier à leur juste valeur les commentaires de Napoléon Ier, lequel affirmait lors de la création de l’Ordre, il y a maintenant plus de deux siècles  : « Je défie qu’on me montre une république ancienne ou moderne dans laquelle il n’y a pas eu de distinctions. On appelle cela des “hochets”. Eh bien, c’est avec des hochets que l’on mène les hommes[64] ! »

On n’a peut-être jamais « mené » des Québécois avec la Légion d’honneur, mais il n’en reste pas moins que, depuis un siècle et demi, elle a permis de positionner la France dans le paysage québécois aussi résolument que bien des voyages outre-atlantiques et des échanges culturels.