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Les guerres font des victimes, mais elles ont également des conséquences indirectes. Ainsi, les consommateurs peuvent souffrir plusieurs désagréments : approvisionnement difficile, rationnement ou problème de numéraire. Des contrariétés en découlent qui obligent parfois à modifier les comportements. En 1939-1945, ces contrariétés sont variables selon les endroits où l’on habite, Europe continentale ou Amérique du Nord, villes ou campagnes.

Une mesure objective de ces conséquences est possible : par exemple, c’est la malnutrition en Allemagne à compter de 1943, la famine en Hollande fin 1944, l’impossibilité de déjeuner avec des oeufs frais en Grande-Bretagne de 1940 à 1945, alors qu’au Canada et aux États-Unis il faut vivre avec un peu moins de sucre ou de produits laitiers.

Moins objectives toutefois sont les perceptions de pénurie et donc de sacrifices. Les populations réagissent essentiellement aux conditions locales, spécialement dans un univers où l’information circule mal, en plus d’être entachée des déformations induites par la censure et la propagande. Les gestionnaires des économies de guerre perçoivent aussi des signaux du public qui n’ont pas de signification univoque ; comme on le verra, percevoir l’état psychologique d’une population n’est pas une mission aisée.

Les perceptions sont plurielles et interagissent entre elles. Une sorte de rétroaction en découle. Perceptions et rétroaction sont intéressantes, car la marche d’un programme économique ou politique dépend des lectures qui en sont faites. Il en est ainsi dans le cas bien documenté des restrictions à la consommation au Canada à partir de 1939, principalement à travers l’histoire de la Commission des prix et du commerce en temps de guerre[2]. Des centaines d’organisations gouvernementales mises sur pied entre 1939 et 1945, aucune n’a eu plus de répercussions sur la vie quotidienne que cette commission.

Cet article ne relate pas en détail l’histoire de la Commission[3] ni d’ailleurs celle de la consommation[4] entre 1939 et 1945. Il vise plutôt à montrer comment les cartes se brouillent entre les perceptions des uns et des autres, entre les gestionnaires et la population. Pour ce faire, je propose d’examiner des mesures significatives adoptées par la Commission, comme le rationnement de produits alimentaires (sucre, viandes…) et les structures employées pour garder la confiance du public (les divisions des consommateurs et de l’information), et souhaite analyser les moyens utilisés pour jauger la réception des politiques (revues de presse et sondages).

Il sera commode de garder à l’esprit les étapes[5] de l’histoire du WPTB : une période initiale d’activité relâchée, jusqu’à l’automne 1941, suivie d’un resserrement visant explicitement à juguler l’inflation, où la Commission adopte un régime de croisière qui dure jusqu’à l’été 1945, finalement la transition vers une économie de paix, entre 1945 et 1947. Les sacrifices sont plus lourds dans la seconde période, mais toujours relatifs, ce qui sera rappelé de temps à autre par des comparaisons avec le Royaume-Uni (pour ne pas alourdir le texte, ces comparaisons figurent en notes[6]). Vers la fin de la guerre, la Commission se soucie de plus en plus de la perception des consommateurs, ce qui fera apparaître de manière plus évidente la singularité du Québec.

Prévenir un mal c’est le devancer

Une semaine avant que la déclaration de guerre du Canada à l’Allemagne reçoive la sanction royale (le 10 septembre), le gouvernement fédéral établit un organisme chargé de réguler les prix et le commerce : la Commission des prix et du commerce en temps de guerre (« Wartime Prices and Trade Board »). L’expérience de la Première Guerre mondiale pouvait suggérer aux gouvernants qu’une certaine dose de « dirigisme » était souhaitable à l’orée d’un conflit que la stratégie impériale[7] voulait long. La Grande Crise avait encore eu pour effet de mettre les gouvernements sur la sellette. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le gouvernement fédéral[8] ait fait preuve de promptitude.

La Commission des prix et du commerce en temps de guerre est créée par un arrêté en conseil (n° 2516) le 3 septembre 1939, celui-ci invoquant la Loi sur les mesures de guerre (5 George V, 1914, chap. 2). Si la Commission est placée sous la responsabilité de N. A. McLarty, le ministre du Travail, c’est probablement que son ministère[9] était l’un des plus familiers avec le domaine social dans le gouvernement fédéral. Il paraissait bien placé pour expliquer aux consommateurs les mesures les visant.

Les pouvoirs de la Commission ne sont précisés qu’après l’adoption d’un autre arrêté en conseil (no 3998), le 5 décembre. Le mandat est vaste : pouvoir d’enquêter sur les prix, les coûts de revient et les profits ; pouvoir d’accorder des permis pour la commercialisation de toutes les nécessités de la vie courante ; pouvoir de réguler la vente et la distribution ; pouvoir de saisir les inventaires accumulés pour des motifs spéculatifs ; pouvoir d’acheter et de vendre certains produits ; et finalement pouvoir de décréter des embargos. Les plus coercitifs de ces pouvoirs – l’imposition de l’obligation de posséder une licence commerciale, la prohibition des exportations, la saisie des stocks pour fins de spéculation et la possibilité pour la Commission d’effectuer elle-même des opérations commerciales – ne peuvent toutefois être exercés qu’avec l’approbation du Cabinet[10].

D’autres arrêtés en conseil suivront, élargissant le champ d’action de la Commission :

  • no 4616 (1940), étendant les pouvoirs de la Commission au logement ;

  • no 2448 (1941), afin de contrôler les importations et les exportations ;

  • et le n° 8523 (1941) pour réguler les salaires[11].

En 1939, ce puissant arsenal n’est pas encore jugé nécessaire. Deux cas illustrent la méthode du WPTB dans les premiers mois de guerre : celui du sucre et celui de la laine.

Le cas du sucre est le plus intéressant. L’automne est la saison des conserves. À une époque où l’aliment conditionné n’est pas encore inventé et où la congélation est une rareté, les conserves représentent une activité considérable. Pour les préparer, il suffit d’ajouter aux ingrédients sel, vinaigre ou sucre selon le cas. Or, le sucre est un produit importé. L’approvisionnement dépend de la fiabilité des transports maritimes, alors réquisitionnés pour l’effort de guerre, mais également de la menace que représente la guerre de course allemande. La même situation avait prévalu durant la Première Guerre mondiale. Cette fois, les ménagères ne risqueront pas de compromettre la mise en conserve de leurs précieux aliments par une pénurie appréhendée de sucre. Aussi se précipitent-elles chez les épiciers et marchands généraux pour constituer des réserves au cas où… Et voilà comment des gens prudents provoquent une pénurie dès la première quinzaine de septembre 1939.

À peine constituée, la Commission doit intervenir. Elle le fait en agissant sur l’offre, c’est-à-dire en sollicitant la collaboration des raffineurs locaux, des importateurs, des grossistes et des consommateurs industriels possédant de grandes réserves. La Commission désigne un interlocuteur, « l’Administrateur du sucre ». L’idée est de répondre à l’accroissement de la demande, malgré qu’il soit « irrationnel ». Cela devrait être aisé puisque les entrepôts sont bien fournis et les circuits d’importation ne sont pas encore coupés. La Commission raisonne ainsi : si elle arrive à persuader les consommatrices que les épiciers ont du sucre à revendre, celles-ci cesseront d’accumuler des provisions inutiles. Bien sûr, il faut aussi que les prix demeurent stables, ce que le WPTB parvient à réaliser en incitant, pour un moment avec succès, les producteurs et les distributeurs à maintenir les prix du début septembre et, après que cela devient impossible, en les persuadant de limiter les augmentations de prix. Fin septembre, lorsque les stocks baissent dangereusement, la Commission s’associe aux importateurs britanniques pour faire des achats en gros dans l’Empire. Ces arrangements, d’abord conclus sur une base temporaire, sont ensuite rendus permanents. L’affaire de la crise du sucre paraît si bien résolue que le ministre McLarty s’en sert en décembre, lors d’une allocution radiophonique où il explique au public canadien ce qu’est le WPTB[12].

Dans son discours, le ministre soulève aussi le cas de la laine, proche du modèle d’intervention qui deviendra la marque de commerce de la Commission par la suite. Le Canada importait environ 80 % de sa consommation avant l’entrée en guerre. La laine provenait surtout de Grande-Bretagne, d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Ces trois membres du Commonwealth étant aussi en guerre, ils réservent désormais la laine pour vêtir leurs troupes, les uniformes de type britannique de l’époque étant confectionnés en laine. Pour cette raison, une pénurie éclate rapidement. Comme pour le sucre, un Administrateur de la laine est nommé dans les jours qui suivent l’entrée en guerre. Mais contrairement au cas du sucre, les négociations avec l’industrie se révèlent difficiles, plusieurs producteurs et intermédiaires considérant que la forte demande justifie une hausse de prix conséquente. Incapable de s’entendre avec l’entreprise privée, l’Administrateur détermine, avec la collaboration de coopératives de production de l’Ouest, un prix « juste ». Ce sera 45¢ la livre, alors que des producteurs privés suggéraient 60¢ ou plus. L’Administrateur se tourne alors vers le gouvernement et obtient le 22 novembre un arrêté en conseil, le premier du genre, pour imposer à tous le prix de 45¢ la livre de laine nettoyée vendue aux usines textiles[13].

Avec le recul, la Commission a elle-même défini son attitude des premiers temps :

Durant les deux premières années de la guerre, la capacité de production inutilisée a été remise en service et la taxation alourdie, de sorte que les risques d’inflation étaient réduits. Le principal souci de la Commission était de prévenir des hausses excessives de prix et la spéculation sur certains produits dont la guerre a perturbé l’allocation. Elle s’est occupée principalement d’assurer une distribution équitable, bien qu’elle ait fixé temporairement les prix en quelques occasions[14].

Cette forme d’intervention ponctuelle est aussi appliquée au charbon, un combustible indispensable à l’industrie, mais également le chauffage domiciliaire à cette époque. La même collaboration avec l’industrie que dans les cas précédents est assumée par les dirigeants du WPTB. Selon un modèle d’intervention qui se répète, un Administrateur du charbon est nommé, le 18 octobre 1939, avec un mandat similaire à celui de la laine[15].

L’intervention ponctuelle est de règle jusqu’à ce que les opérations militaires tournent au désastre : déroute des Alliés en Flandre et capitulation de la France en mai-juin 1940. Ces « semaines pleines de rebondissements vont tout changer » selon un observateur bien placé au WPTB[16]. La guerre sera longue, mais d’une manière que les Britanniques et les Canadiens n’avaient pas envisagée. Sur le « front » intérieur, une forme bénigne de service militaire est imposée (obligation de l’entraînement pour les jeunes hommes depuis la Loi sur la mobilisation des ressources nationales de 1940), le gouvernement prenant soin de renouveler sa promesse de ne pas recourir à la conscription pour service outre-mer. Dans les secteurs primaires et secondaires, les commandes affluent et la pression sur les prix s’accroît significativement du fait d’un emploi de plus en plus grand des ressources humaines et matérielles. Même si une partie de l’excédent de numéraire est canalisée vers l’épargne « patriotique », les bons de la victoire, le revenu disponible croît significativement, sans trouver d’exutoire vers la consommation.

Tableau 1

Indices des prix de gros, du coût de la vie et de la rémunération, 1918-1950

Indices des prix de gros, du coût de la vie et de la rémunération, 1918-1950
Sources : Statistiques historiques du Canada, 2e édition ; The Canada Year Book, éditions 1947 et 1952-1953.

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Le tableau 1 illustre qu’en 1941, l’économie entre en surchauffe : l’indice des prix de gros fait un bon de plus de neuf points de pourcentage durant deux années consécutives, et celui de la rémunération s’accroît d’autant, alors qu’il avait augmenté plus modérément en 1939-1940. Les prix à la consommation progressent d’environ 5 % par année depuis le début de la guerre, mais la hausse du coût de la vie s’accélère en 1942.

Inflation, prix maximum et subventions

Les pénuries et les possibilités d’inflation anticipées à la formation du WPTB en 1939 deviennent des réalités en 1941-1942. C’est alors que la Commission entre dans la mire des critiques pour son inefficacité à combattre l’inflation[19] ; après tout, elle est une commission des prix. Du 1er août au 1er octobre 1941, en trois mois seulement, l’indice des prix à la consommation passe de 113,7 à 115,5, pour une hausse totale de 14,6 % depuis le 1er septembre 1939. C’est suffisant pour inquiéter les responsables financiers du gouvernement, et spécialement les experts de la Banque du Canada, qui veulent éviter de répéter les erreurs de 1914-1918[20].

À l’automne 1941, de grands commis[21] de l’État suscitent un changement d’orientation au WPTB, c’est-à-dire moins de conciliation et une application plus sévère de la réglementation[22]. En novembre de la même année, la haute direction est remaniée, le président directeur-général de la Commission, Hector McKinnon, étant jugé incapable de juguler l’inflation[23]. Il est remplacé par un homme qui a la confiance de l’establishment financier[24] : le gouverneur adjoint de la Banque du Canada, Donald Gordon (1901-1969)[25]. Et pour éviter toute ambiguïté dans la définition des priorités, le WPTB passe sous la supervision du ministère des Finances. C’est que les hauts fonctionnaires, avec l’appui de J. L. Ilsley, ministre des Finances, ont persuadé le Cabinet de la nécessité de lutter avec plus de fermeté contre les hausses de prix[26].

Sous Gordon, le WPTB devient une vaste bureaucratie, avec 6000 ou 7000 employés durant la deuxième moitié de la guerre[27], étendant ses tentacules à presque tous les secteurs d’activités économiques.

Une de ses réalisations, l’implantation du « prix maximum », mérite tout particulièrement notre attention. Cette mesure est rapidement adoptée. Le premier ministre n’attend pas, en effet, que les détails soient prêts pour annoncer, le 18 octobre 1941, que le gouvernement déposera un plan global contre l’inflation. La politique du prix maximum entre en vigueur le 1er décembre suivant (arrêtés en conseil nos 8527 et 8528).

Qu’est-ce que le prix maximum ? C’est un prix plafond applicable aux biens et services désignés. Le prix maximal (le prix de vente peut être inférieur) est déterminé sur la base des prix pour la période allant du 15 septembre au 11 octobre 1941.

La Commission, mise en place si rapidement au début de la guerre, ne commence donc à jouer un rôle pivot dans la vie du consommateur canadien que deux ans après le début du conflit. La méthode initiale, reposant sur la « discussion » avec les grands acteurs économiques privés et la « persuasion » des consommateurs (il en allait de même avec les travailleurs), apparaît maintenant inadéquate pour juguler l’inflation. Dorénavant, le WPTD exercera une pression systématique sur les acteurs économiques avec ses décrets, ses inspecteurs et sa propagande, comme on le verra plus loin.

Dès 1942, la liste des produits et services désignés est longue et elle s’allongera durant le reste de la guerre. Tous les produits vendus au détail sont couverts, sauf la plupart des produits agricoles (au début). Toutefois, les pommes de terre et oignons sont visés, et le sucre bien sûr[28]. Il ne faudrait cependant pas croire qu’Ottawa n’assume pas ses responsabilités ici ; en effet, la plupart des produits exclus du prix plafond sont subventionnés par les ministères de l’Agriculture fédéral et provinciaux ainsi que par la Commission canadienne du blé. Certains seront bientôt soutenus par le WPTB lui-même, comme le lait, la crème, le beurre, le fromage et les oeufs.

Charbon et bois d’oeuvre sont d’autres produits primaires contrôlés. Les services soumis au prix maximum sont très étendus : des pompes funèbres au salon de beauté, des restaurants au cinéma, le téléphone, l’électricité, le gaz, les transports.

En plus des prix plafonds, le WPTD donne des « subsides », c’est-à-dire qu’il subventionne des productions stratégiques pour garantir aux producteurs un profit raisonnable et du même coup éviter aux consommateurs des hausses indues. Les subventions aux producteurs sont préférées à des allocations directes aux consommateurs, jugées inflationnistes[29]. Une telle politique montre bien la priorité du WPTB de Donald Gordon : l’inflation. Avec les subventions, la Commission garde l’inflation sous contrôle, tout en permettant à l’entreprise privée d’engranger des profits[30], ce qui doit l’inciter à être dynamique. Les principales subventions intéressant les consommateurs sont :

  • celle sur le lait, introduite en décembre 1942, équivalent à 1½ cent la pinte ; elle est abolie en juin 1946, ce qui provoque une hausse du prix du lait variant selon les provinces entre 1½ et 3 cents la pinte ;

  • celle donnée aux producteurs de blé entre 1942 et 1947 ;

  • celles sur le coton et les textiles manufacturés ;

  • celles sur les gras animaux et les savons, abolies seulement le 31 juillet 1948 ;

  • la subvention sur les produits pétroliers provenant des Prairies, abolie en janvier 1947 ;

  • celles sur les savons, les huiles et les gras de cuisson[31].

Même si les subventions sont jugées préférables aux allocations, les économistes du gouvernement les considèrent comme une mesure temporaire et indésirable à long terme. La Commission manifeste de manière répétée son intention de les abolir, mais elle procède prudemment pour éviter des hausses de prix brusques[32]. C’est ce qui explique le soutien à plusieurs productions après 1945.

Le prix maximum et les subventions du WPTB ne sont que deux moyens de lutte à l’inflation, peut-être les plus visibles, mais sans doute pas les plus efficaces[33]. D’autres acteurs gouvernementaux jouent un rôle déterminant ici : la Banque du Canada, qui surveille la masse monétaire, et le ministère des Finances, qui hausse taxes et impôts et émet les Obligations de la Victoire. Par exemple, dès 1940, le ministère des Finances avait entrepris de hausser les taxes pour financer l’effort de guerre, mais ce faisant, il diminuait aussi le revenu disponible des contribuables. On impose même en juin 1940 une surtaxe pour la défense équivalente à 2 % des revenus bruts au-delà de 600 $ pour un célibataire, 1200 $ pour un couple marié[34]. Il en va de même avec les Obligations de la Victoire, fortement publicisées, et que les fonctionnaires fédéraux, les membres des forces armées et les travailleurs des usines d’armement sont presque forcés d’acheter.

C’est la conjugaison de ces mesures qui explique que le Canada est l’un des pays du monde où l’inflation est la mieux contrôlée entre 1939 et 1945. Alors que durant la Première Guerre mondiale l’indice canadien des prix à la consommation avait augmenté d’environ 80 à 120 points, il passe de 100 à un peu moins de 120 pendant la Deuxième Guerre mondiale (tableau 1). Des belligérants, seule la Nouvelle-Zélande fait mieux sur ce plan entre 1939 et 1945[35].

Le prix maximum et les subventions sont deux moyens d’action importants du WPTB, mais pas les plus connus. C’est plutôt le rationnement qui vient à l’esprit lorsqu’on envisage les restrictions à la consommation. Avant d’aborder le sujet, il faut rappeler que les hausses de prix n’ont d’intérêt qu’en rapport avec les revenus des ménages. Comme l’illustre le tableau 1, ceux-ci s’accroissent plus rapidement que ceux-là. En conséquence, le pouvoir d’achat des consommateurs s’élève. Toutefois, l’offre de produits de consommation ne suit pas, car les matières premières et la main-d’oeuvre sont accaparées par la production d’armes et de fournitures destinées aux forces canadiennes et à celles des Alliés. De sorte que les tablettes paraissent souvent vides à des consommateurs qui ont de l’argent pour acheter[36].

Les pénuries doivent être comprises dans ce contexte. Afin d’assurer une répartition qui ne correspond pas à la volonté des acheteurs et des vendeurs, des règles coercitives s’imposent. C’est d’autant plus nécessaire que les consommateurs sont capables de payer plus que le prix plafond. Les vendeurs le savent bien. Le rationnement est donc un moyen de détourner les biens et denrées des canaux naturels, sans recourir à des hausses de prix comme cela se fait normalement en économie libérale[37].

Le rationnement

Il est d’autant plus heureux que le gouvernement fédéral utilise une panoplie de moyens d’intervention que le rationnement ne donne pas toujours les résultats attendus[38]. Et en effet, la Commission se casse à nouveau les dents sur le sucre en 1942.

Un historien du rationnement a décrit le sucre comme le produit rationné « idéal », reprenant un qualificatif que le WPTB avait appliqué en 1944 :

Le rationnement sévère par coupon conduit à une distribution égale en ce que chaque citoyen canadien reçoit exactement la même quantité sans égard à ses goûts, ses habitudes de consommation, ses conditions de vie et son revenu. Si tout le monde mangeait de la même manière, pensait de la même manière et vivait de la même manière, nous aurions la solution idéale à l’approvisionnement pour tous les produits. Mais les citoyens canadiens ne sont pas taillés dans un moule unique, ce qui rend nécessaire d’opposer la part égale à la part équitable à chaque cas de pénurie, car il faut prendre en considération les grandes variations qui affectent les besoins des individus. Le sucre, le premier produit rationné, est à tous points de vue une denrée idéale pour un système de coupons. Il est nécessaire dans presque tous les foyers, son approvisionnement peut être contrôlé à la source et il est possible de fixer une ration qui corresponde à la diète de chacun[39].

L’égalité permise par le sucre est un avantage du point de vue bureaucratique, car il n’est point besoin de prévoir plusieurs catégories de rationnement, comme pour l’essence (les médecins en ont plus, etc.) ou le lait évaporé (les familles avec de jeunes enfants sont privilégiées). Dans ces derniers cas, l’égalité est pondérée d’équité par l’effet d’une opération qui est présentée comme un cas d’espèce de justice distributive.

Précisons qu’avant d’arriver à la « justice » par l’intermédiaire des coupons de rationnement, un système de « bonne foi » (dit honour system) avait été essayé pendant les six premiers mois de 1942. Il consistait à « exiger » des familles qu’elles limitent leurs achats de sucre à l’équivalent de leurs besoins pour au plus deux semaines, les besoins étant définis à trois quarts de livre par personne par semaine jusqu’en mai 1942, une demi-livre après cette date. En sus, la famille avait droit à onze livres par personne[40] pour les conserves domestiques (la cause de la pénurie de septembre 1939, on s’en souvient). Les individus qui dépassaient ou conspiraient pour distribuer des quantités excédant la norme étaient passibles d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans et à une amende pouvant se monter à 5000 $, comme pour les autres infractions au rationnement d’ailleurs. Pour contrôler les quantités effectivement achetées, le WPTB obligeait les marchands à tenir un registre des ventes en excès de la norme des deux semaines.

On conçoit aisément l’inapplicabilité de la mesure. Le rationnement volontaire du sucre est un échec et le 1er juillet 1942, le Dominion fête son anniversaire en imposant le rationnement du sucre.

Le rationnement volontaire a été tenté parce que la pénurie n’était véritable qu’en ce qui concerne le sucre importé. En effet, les confitures, édulcorants naturels (miel, sirop et sucre d’érable) et produits à fort contenu en sucre (desserts, fruits en conserve…) achetés en magasin ne commenceront à être rationnées qu’en septembre 1943. Ce dernier rationnement sera toutefois considérablement réduit dès février 1944, lorsque la « valeur » du coupon de confitures est doublée. Les coupons de confiture sont de couleur noire sur fond orange tandis que ceux de sucre sont imprimés en rose. Les coupons orange donnent droit à certaines quantités de produits sucrés, variables selon le genre de produits (six onces de confitures, mais une demi-livre de sucre d’érable, etc.). Les deux systèmes seront unifiés en janvier 1946 jusqu’à la fin du rationnement des sucres en 1947. Mais même avant cette unification, les coupons orange et rose pouvaient être échangés, ce qui rendaient le système des sucres assez compliqué[41].

Le produit rationné « idéal » ne l’a finalement pas été autant que la Commission l’avait claironné ; l’idéalité proclamée si fièrement en 1944 n’a peut-être été qu’un moyen de conjurer le cauchemar bureaucratique que la Commission s’était elle-même imposée.

Quoi qu’il en soit, le rationnement des sucres a été assez durement ressenti par la population, si l’on en croit les résultats d’un sondage réalisé en octobre 1943. À la question « [p]armi les choses dont vous vous privez en partie ou en totalité, en raison de la guerre, lesquelles vous manquent le plus ? », le millier de Canadiens interrogés répondent, dans l’ordre[42] (tableau 2) :

Tableau 2

Produits manquants le plus aux consommateurs, octobre 1943

Produits manquants le plus aux consommateurs, octobre 1943
Sources : Claude Beauregard, Edwige Munn et Béatrice Richard, Jack et Jacques : l’opinion publique au Canada pendant la Deuxième Guerre mondiale (Montréal, Comeau & Nadeau, 1996), 81.

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Le rationnement volontaire a aussi été tenté (à compter du 19 mai 1942) pour le thé et le café, avec les mêmes résultats. Le 3 août 1942, les coupons sont imposés : une once de thé et quatre onces de café par semaine pour chaque personne de douze ans et plus.

Significativement, le beurre est rationné après le thé, le café et le sucre. C’est la première production intérieure rationnée. La production du beurre emprunte un cycle annuel que les citoyens des sociétés de consommation industrialisées ont oublié en perdant le contact avec la terre. La période de novembre à avril est naturellement une période de moindre production. Or, l’hiver 1941-1942 est la première saison de la guerre où les marchés nationaux ne pourront être satisfaits à la hauteur des saisons précédentes.

La Commission est consciente de ce cycle naturel, mais elle doit compter avec deux phénomènes qui lui donnent du fil à retordre : le stockage et la crise d’achat frénétique. On a vu que depuis le début de la guerre, les ménagères ont tendance à constituer des stocks en prévision de pénuries à venir, le cas du sucre étant un bon exemple de cette « détestable » habitude[43]. À chaque annonce de la Commission, le phénomène s’amplifie : l’annonce du rationnement volontaire du sucre avait donné lieu, le lendemain, à une course effrénée vers les tablettes des épiciers, aggravant une pénurie somme toute relative[44]. Mouvements de panique et stockage exagéré sont de nouveau à craindre avec le beurre.

Afin d’éviter une nouvelle bousculade vers les tablettes, la Commission compte pourtant, encore une fois, sur le comportement rationnel des consommateurs. Pour faire face à la diminution cyclique du produit, la Commission annonce une réduction des inventaires des marchands de gros de 25 % pour le 1er novembre 1942, ce qui ne devait avoir des effets pour les consommateurs qu’en décembre, et encore des effets estimés très modérés par le WPTB. La Commission en conclut que « la situation ne requiert pas la mise en place d’un système aussi compliqué que celui du rationnement », que la coopération du public suffira, c’est-à-dire une petite réduction de consommation à la table et dans les recettes[45].

Malheureusement, le WPTB est mauvais psychologue et la demande de coopération produit l’inverse de l’effet désiré. Comme l’annonce est faite avant l’entrée en vigueur de la mesure de rationnement, le beurre paraît être « temporairement » disponible sur les tablettes. Elles sont aussitôt vidées, créant une véritable pénurie et forçant la Commission à imposer un carnet de rationnement pour ce produit le 21 décembre 1942.

Une raison de politique extérieure motive également la décision de rationner le beurre : le désir de dérouter une part substantielle des produits laitiers vers le Royaume-Uni. La ration hebdomadaire est donc réduite de manière significative compte tenu de la consommation de beurre de l’époque : une demi-livre par personne[46]. Elle sera diminuée temporairement à un tiers de livre durant l’hiver 1943 et à nouveau au printemps 1944. Ce rationnement sera en définitive sévère[47] et durable (jusqu’au 9 juin 1947).

C’est également pour supporter la population anglaise et les millions de militaires stationnés ou transitant par les îles Britanniques que la crème et le fromage sont rationnés, tardivement, alors que la victoire est déjà en vue. Le lait évaporé, facile à transporter et utile aux armées, est aussi rationné parce qu’il permet de pallier des pénuries locales ou des besoins spéciaux (enfants, hôpitaux, travailleurs éloignés…)[48].

Les politiques de la Commission sur le sucre, le thé, le café et le beurre contrastent vivement avec celle sur l’essence. L’équité a un domaine d’application singulièrement plus étroit pour l’hydrocarbure, essentiel aux armées d’une civilisation motorisée comme jamais auparavant dans l’histoire. Ici, l’affectation des ressources est totalement rationnelle dans la plus dure acception du mot : systèmes de transport (maritime, ferroviaire, routier et aérien), armées, industries de l’armement, autres industries importantes, besoins civils vitaux (services publics, de santé…). Pour le pétrole et ses dérivés, le WPTB ne peut se permettre d’échec, du moins jusqu’au printemps 1943, après la victoire des Alliés en Atlantique.

En effet, la crise pétrolière de 1940-1943 est directement liée à la situation militaire en Europe, en Afrique du Nord, et à l’intensité de la guerre au trafic maritime en Méditerranée, dans l’Atlantique et dans les Caraïbes. Le Canada, l’Est en particulier, dépend lourdement des importations. Or, l’Empire britannique connaît des difficultés à acheminer le pétrole vers l’ouest parce que ses voies de communication (le canal de Suez, Gibraltar…) sont menacées par les succès allemands. La guerre sous-marine prélève un lourd tribut, d’autant plus que les sous-marins allemands chassent les pétroliers avec plus de vigueur que n’importe lequel autre gibier flottant. Les mois suivant l’entrée en guerre des États-Unis sont en plus une occasion pour les U-Boote d’enfler démesurément leur tableau de chasse, cela jusqu’au premier semestre de 1943, à cause du laxisme des Américains qui n’ont pas pris au sérieux la menace sous-marine[49].

Le premier réflexe du WPTB est sans surprise : l’industrie est consultée et un Administrateur des hydrocarbures est mis en place. La production est poussée et l’exploration encouragée par une hausse autorisée du prix du brut dans les Prairies.

Malgré tout, la pénurie d’hydrocarbures s’annonce radicale et d’énergiques mesures de conservation sont nécessaires. Dès août 1940, un arrêté en conseil prohibe l’aménagement de nouvelles stations-services et la construction de nouveaux réservoirs. À partir de juin 1941, tout équipement brûlant du mazout ne peut être modifié pour accroître sa capacité. Le mois suivant, les heures d’ouverture des stations-services sont réduites, de 7 heures jusqu’à 19 heures sur semaine (lundi au samedi) et elles sont fermées le dimanche. Il est en outre interdit de remplir autre chose que son réservoir d’automobile, parce que les autorités craignent que les consommateurs amassent des réserves. À l’automne 1941, un prix plafond est imposé, bien que cela n’encourage pas la conservation ; le contrôle des prix prenait à nouveau le pas ici.

Sans surprise, le rationnement par carnet suit le 1er avril 1942. Pour la majeure partie de la guerre et jusqu’à 1946, la quantité disponible pour une année sera de seulement 120 gallons impériaux par voiture personnelle. Cependant, l’essence n’est pas un produit idéal comme le sucre, c’est-à-dire que le rationnement est ici modulé selon une évaluation bureaucratique des besoins : taxis, camionneurs, représentants de commerce, médecins, officiers de la défense civile, etc. avaient accès à de plus généreux plein d’essence dans le cadre de leur travail[50].

Les désagréments, toujours relatifs au Canada[51], sont donc plus sensibles à compter de la fin 1942 et au début de l’année 1943. Si la consommation d’oeufs et de produits laitiers n’est réduite que dans le but d’accroître les surplus exportables, notamment pour nourrir le Royaume-Uni et plus tard les États d’Europe libérés, le caoutchouc et les dérivés du pétrole[52] sont difficiles à trouver en raison des besoins des forces armées et de la grande industrie. Le rationnement du papier conduit à des transformations physiques des journaux et des magazines (moins de pages, typographie plus serrée…). Des produits de luxe disparaissent des circuits de consommation (vins français et italiens, parfums, haute couture…), bien qu’ils demeurent disponibles à prix fort sur un marché noir qui s’alimente de vol, de contrefaçon (alcool principalement) et de contrebande[53].

Il est vrai que pour les consommateurs, certains produits de « luxe » en sont moins que d’autres. Par exemple, les bas de soie disparaissent complètement des boutiques et des grands magasins, la soie servant prioritairement à confectionner les parachutes, d’où l’étrange pratique de plusieurs femmes de dessiner la « couture » derrière leurs jambes (et parfois même de se « peinturer » complètement les jambes pour obtenir la couleur convenant à leur teint et à leur tenue) afin de donner l’illusion qu’elles portent encore des bas[54]. À la fin de la guerre, l’immense succès des bas de nylon démocratisera ce « luxe ».

Certaines restrictions sont plus gênantes pour la majorité de la population, comme celle des biens de consommation durables (automobiles, réfrigérateurs, etc., dont la production et l’importation sont suspendues[55]), celle du cuir (priorité aux fournitures militaires) et les textiles[56] et encore plus la pénurie de logement (arrêt des nouvelles constructions et retard dans les rénovations, faute de matériaux). Dans plusieurs cas, il faut recourir au marché secondaire (usagés[57]) ou s’en passer carrément. Quelquefois, le WPTB tente de soulager des pénuries plus difficiles à supporter, comme certains tricots pour femmes ou vêtements d’enfants, en spécifiant des quotas à remplir par l’industrie. De l’avis de la Commission, cette « production dirigiste » a un succès mitigé parce qu’elle interfère avec la production de guerre qui a priorité[58].

« Informer » le public

La Commission entre en régime de croisière à la fin de 1941. Avec le prolongement du conflit et la multiplication des pénuries, la question du soutien des Canadiens à ces aspects de l’effort de guerre que sont le rationnement et le prix maximum prennent de l’importance. Pour maintenir le moral sur le « front » intérieur, le WPTB emploie plusieurs stratégies.

Il s’assure d’abord la collaboration de leaders clés qui l’aident à faire passer ses politiques. Deux catégories de leaders sont associées intimement au WPTD : la grande presse canadienne et les publicitaires. Bien entendu, le WPTD peut aussi compter sur la CBC/Radio-Canada et l’ONF pour diffuser son message. Des campagnes de publicité sont organisées à chacun des tournants de l’histoire de la Commission : au début de la guerre, lorsqu’il s’agit d’expliquer l’organisation de la Commission, au moment de l’implantation du prix maximum et à chaque resserrement du rationnement[59].

Avec habileté, elle associe ensuite le public canadien à son action. La stratégie est de cibler des groupes pour leur situation privilégiée dans la « chaîne » de l’opinion et de la consommation[60] : économistes, marchands, fermiers, travailleurs d’usines, militantes féministes, écoliers et bien sûr « ménagères ». La lutte contre l’inflation et la spéculation fournissent un prétexte en or pour mobiliser ces dernières à un moment où le rationnement est instauré. On implique celles-ci dans la surveillance des prix, pour soi-disant éviter spéculation et inflation. En fait, le contrôle de l’inflation est plutôt assuré macro-économiquement, comme on l’a mentionné plus haut, sans qu’on ait vraiment besoin de la surveillance de ménagères « mobilisées ». Mais l’astuce est habile ; en occupant les ménagères, celles qui facilement pourraient faire dérailler la collaboration du « front » intérieur sont plutôt invitées à faire leur part.

Contrairement à d’autres membres du « front » intérieur, comme les ouvrières ou les sténodactylos du gouvernement, les ménagères ne peuvent être jointes que par un effort « d’information » spécifique ou par le biais d’associations volontaires, effort spécifique qui débute à la fin de 1941, sous Gordon[61]. Une Division des consommateurs est donc organisée à cet effet. La rédactrice en chef de Chatelaine est nommée directrice[62]. La division anime aussitôt une campagne autour du carnet d’achats. Il s’agit d’une brochure à colonnes, inspirée des livres comptables, d’environ 8 cm sur 12 cm, reliée en carton bleu, avec des éditions dont les instructions sont ou bien en anglais ou bien en français. La Commission suggère aux « ménagères » d’y consigner leurs achats, avec les prix unitaires, semaine après semaine. De la sorte, elles pourront dénoncer auprès de la Commission les pratiques frauduleuses. La notice en dernière page indique : « comme il y a plus d’argent à dépenser et moins de marchandises à vendre, les prix ont tendance à monter sur toute la ligne. L’inflation, c’est cela. L’inflation veut dire que l’argent perd son pouvoir d’achat. Mais le plafond des prix empêchera l’inflation. Le plafond, c’est la limite des prix par le haut[63]. »

La campagne du carnet bleu est menée en collaboration avec la réunion des « Comités régionaux consultatifs féminins du Canada », qui a treize bureaux dans les grandes villes canadiennes, dont Montréal et Québec, qui coordonne des centaines de « sections » locales animées par des bénévoles zélées. Dans toutes les provinces, la Commission s’associe avec des femmes connues, comme Thérèse Casgrain au Québec[64].

C’est évidemment un exercice de propagande dont l’effet est difficile à mesurer comme pour toute propagande[65]. Durant la guerre, celui qu’on peut considérer comme le premier historien de la Commission écrivait que :

Les premiers temps, les femmes appartenant aux comités étaient encouragées à tenir un compte précis des prix au détail. On leur fournissait à cette fin des livrets et on leur demandait de rapporter les hausses de prix de manière à ce que l’on puisse enquêter. Par après, la tenue de ce genre de livret est devenue malaisée, avec la multiplication des catégories de marchandises et avec les modifications aux prix maximaux. Les comités n’ont pourtant pas cessé de fonctionner comme groupes de discussion. Ils ont rendu de grands services dans l’explication des politiques, ont rapporté des hausses de prix et ont incité les marchands à s’en tenir à la ligne officielle par une sorte de pression qu’ils exerçaient[66].

Si les carnets sont d’une utilité limitée pour contrôler l’inflation, la stratégie renforce cependant le consensus social sur le support à l’effort de guerre.

***

L’acceptation des restrictions est un pacte tacite entre gouvernants et gouvernés jusqu’à l’obtention de la victoire. Ensuite, les Canadiens entendent redevenir consommateurs. C’est ce qui explique que le rationnement est moins bien supporté après la victoire. Il est de toute évidence souhaitable que la transition du régime économique de guerre à celui de paix soit rapide et sans heurts. Le cas de la viande doit être exposé ici.

Afin d’éviter la famine et de permettre la reconstruction de l’Europe, le gouvernement maintient ou réimpose certaines restrictions. Par exemple, à partir du 13 juillet 1945, deux mois et cinq jours après la capitulation allemande, les restaurateurs reçoivent l’ordre d’observer deux jours sans viande par semaine (les mardis et vendredis, ce dernier étant le jour « maigre » coutumier). Puis, la ration de viande individuelle est réduite en septembre 1945.

Cette réduction est mal reçue, car le rationnement de la viande était suspendu depuis le 29 février 1944. Les bonnes nouvelles du front et la fin des opérations militaires avaient pu laisser croire aux consommateurs que le rationnement de la viande était terminé pour de bon. Ce dernier ne datait que du 27 mars 1943, et encore la volaille n’y était pas assujettie, ni le poisson, à l’exception du saumon en conserve[67]. Si la viande avait été rationnée, c’était uniquement pour satisfaire la demande d’exportation et jamais parce que l’offre avait été déficiente ; on aurait pu exporter (moins) sans jamais rationner[68]. Les Canadiens pouvaient d’ailleurs observer de leurs yeux l’abondance de cette denrée.

Le retour au rationnement, même s’il est justifié par la nécessité de nourrir les Européens, est par conséquent presque incompréhensible pour les Canadiens. Depuis juin 1944, n’avait-on pas envahi l’Europe, conquis l’Allemagne, obtenu sa reddition sans condition ? Le Japon n’avait-il pas signé sa capitulation le 2 septembre 1945 ?

Peu surprenant qu’après l’annonce de la reprise du rationnement de la viande la situation devienne explosive. L’élément déclencheur est la protestation des propriétaires de boucheries. Comme les prix sont fixés et que la vente ne peut se faire qu’en échange de tickets de rationnement (en fait, des jetons s’ajoutent aux coupons), les marchands ne peuvent encaisser les profits qu’ils jugent légitimes[69]. On oublie souvent que le rationnement prive aussi les vendeurs. Et les consommateurs, qui ne manquent pas d’argent, veulent plus de viande que les 21 onces désossées permises chaque semaine. Ils achètent donc sur le « marché noir », la plupart du temps de leur boucher coutumier qui outrepasse la réglementation.

Ces ventes illégales se font aux risques du marchand. Le contrôle par le WTPD repose sur un système d’inspection des abattoirs, des grands distributeurs (leurs entrepôts réfrigérés) et finalement des détaillants. Les premiers sont faciles à contrôler, car ils sont peu nombreux. Ils bénéficient d’une demande élevée, au pays et à l’étranger, et les prix de gros sont élevés ; le recours à la fraude, s’il n’est pas exclu, présente ainsi un rapport coût-bénéfice défavorable pour la grande entreprise.

Pour le petit détaillant, la situation est différente. Des profits décents sur de grands volumes ne font pas son affaire. Pour profiter de l’exceptionnel marché de l’immédiat après-guerre, le petit marchand a besoin que les contrôles soient assouplis, car il craint l’inspecteur fédéral, lui qui n’a pas de contentieux pour se protéger. En conséquence, la reprise du rationnement est mal accueillie dans les échoppes de viande. Les bouchers manifestent à Charlottetown, Halifax, Saint-Jean (N.-B.), Toronto, Hamilton, Calgary, Edmonton, Lethbridge, Vancouver et Victoria. Mais les principales manifestations ont lieu à Montréal, où des camionneurs de la Canada Packers sont inquiétés. Les bouchers et épiciers qui ne joignent pas la protestation sont menacés et quelques-uns voient leur inventaire détruit. Lorsque des protestataires tentent de s’en prendre à une icône de la consommation canadienne, le magasin Eaton du centre-ville de Montréal, la police intervient, ce qui provoque une belle bagarre entre bouchers et policiers. Soixante-treize personnes sont arrêtées, trois se retrouvent à l’hôpital, dont un sergent de police au crâne fracturé[70].

Plus fort que la protestation est le marché noir. Dans le résumé officiel de ses activités pour 1944, le WPTD note que le marché noir est en développement[71]. La commercialisation de la viande est celle qui donne le plus de fil à retordre aux inspecteurs du WPTD depuis les débuts du rationnement[72], et la suspension de février 1944 se comprend mieux à la lumière de cet aveu.

Les circuits commerciaux réguliers étant contrôlés, les détaillants cherchent et trouvent des éleveurs sympathisants. Comme le détaillant, l’éleveur est victime des contrôles. En outre, les marchés étrangers lui sont inaccessibles, car à cette date le gouvernement fédéral interdit toujours l’exportation aux États-Unis, tout en monopolisant les exportations vers l’Europe dévastée[73]. Le petit éleveur n’a donc le choix que d’investir le marché noir s’il veut augmenter ses marges, ce qui se fait avec la complicité des détaillants et des consommateurs.

Naturellement, pourrait-on dire, le petit éleveur a une sympathie de classe pour le boucher ou l’épicier. Il faut aussi se rappeler que l’élevage et la vente au détail sont bien moins concentrés qu’aujourd’hui. La vente directe de l’un à autre, qui à l’époque était encore une pratique courante, surtout dans les zones rurales, se répand à un point tel que le principal grossiste canadien, la Canada Packers, craint de perdre sa position dominante sur le marché canadien au profit du marché noir.

La réaction du WPTD et du gouvernement à cette intensification du marché noir après la fin du Second Conflit mondial est empreinte de réalisme. De manière opportune, la Commission manque d’inspecteurs et elle ne montre d’ailleurs aucun empressement à poursuivre ceux qui commettent de petites infractions[74]. La Canada Packers, qui avec peut-être une certaine exagération estime que 75 % du marché interne montréalais se fait au noir, reçoit une écoute plutôt passive lorsqu’elle dépose une plainte auprès de la Commission en mai 1946[75]. L’inaction du WPTB est autant déterminée par son manque de personnel d’inspection que par le pragmatisme du gouvernement King[76], qui n’a pas l’intention d’imposer un rationnement rigoureux alors que les hostilités sont terminées.

En cette fin de guerre, la politique de rationnement de la viande du WPTB est marquée par l’attentisme. L’approvisionnement est abondant et, tôt ou tard, et tôt plutôt que tard, les marchés seront suffisamment approvisionnés pour satisfaire à la fois demande extérieure et demande intérieure, et ce, sans qu’il y ait trop de pression sur les prix. Les producteurs pourront alors encaisser des profits légitimes, et le marché noir périclitera de ce fait. Dans ces circonstances, il est inutile et de mauvaise politique de provoquer une confrontation[77] avec ceux qui satisfont leurs appétits de carnivores. Les relevés de la presse quotidienne faits par la Division de l’information (voir ci-bas) suggèrent à la Commission cet attentisme, car toute intervention pour imposer rationnement et prix maximum rencontrerait l’opposition des consommateurs et des petits producteurs[78]. Les contrôles deviennent inopérants avant d’être officiellement levés, le 27 mars 1947 pour les achats individuels, le 15 août suivant pour la viande consommée en restaurant[79].

Faisant le bilan des deux campagnes de rationnement de la viande, le WPTD admettra l’échec à mots couverts :

Le rationnement de la viande a été une opération difficile et coûteuse du point de vue de l’administration gouvernementale et un fardeau extraordinaire pour les fermiers, les abattoirs commerciaux, les grossistes en viande et les consommateurs. Il était donc particulièrement important de ne pas le prolonger au-delà de la période absolument nécessaire[80].

La faillite du rationnement de la viande est certes une marque noire dans un dossier qui reste somme toute respectable. Comme l’a souligné récemment Jeff Keshen, le travail de la Commission était difficile. Elle devait imposer des restrictions à une population pour qui la guerre demeurait distante. Les efforts des fonctionnaires pour réguler le marché n’ont pas toujours rencontré une compréhension unanime. Le marché noir a été une manifestation sournoise mais répandue d’un consensus devenu vacillant sur des mesures qui n’étaient plus jugées essentielles[81].

D’ailleurs, plus la guerre avance, plus les opinions des éditorialistes et du public préoccupent la Commission.

Mesurer l’opinion publique

Au début de la guerre, les politiques du WPTD s’appuient sur une analyse « non scientifique » de la situation. En effet, les dirigeants et analystes travaillant pour la Commission estiment la situation en regard de leur expérience personnelle ou avec la mémoire des problèmes du passé récent (guerre de 1914-1918 et crise de 1929). Le modèle économique libéral revu par Keynes et les théories monétaristes des Américains guident aussi les politiques. Cela est bien théorique.

Tout change avec l’arrivée de Donald Gordon en novembre 1941. Alors que la politique du prix maximum a été annoncée (octobre), mais avant qu’elle entre en vigueur (décembre suivant), le WPTB demande à l’Institut Gallup de sonder les Canadiens à propos de leur soutien à l’application des prix maxima : 71 % l’approuvent, 22 % sont en désaccord et seulement 7 % demeurent indécis[82]. Dès ce moment et jusqu’à la fin de la guerre et même un peu après, la Commission cherchera à obtenir une mesure « instantanée » et « vraie » de la situation économique intérieure et des réactions du public à ses interventions. Simultanément à l’appel aux sondeurs grandit la conviction que « l’information » doit mieux servir le gouvernement[83]. Sondage et propagande vont dès lors main dans la main.

Une autre rationalité est à l’oeuvre. La guerre progressant et les contrôles se multipliant, le WPTD connaît une forte croissance interne. Il opère de moins en moins comme une petite boîte de fonctionnaires et de plus en plus comme une entreprise à divisions multiples ayant un service de marketing centralisé[84].

Les « pénuries » ne sont pas très présentes et, sur ce plan, l’opinion publique ne manifeste qu’une inquiétude modérée[85]. Mais avec Gordon aux commandes, le WPTB réagit comme s’il percevait enfin que la gestion de l’offre et de la demande en temps de guerre n’est pas strictement un problème de régulation des flux économiques. Le WPTB accroît en conséquence son effort « informationnel et éducationnel[86] ». Il consulte des publicitaires et fait appel aux services de certains d’entre eux pour former une Information Branch (IB) en octobre 1941.

Le mandat de cette division est, premièrement, de mener une campagne d’éducation pour expliquer les dangers de l’inflation et le prix maximum comme moyen privilégié de la combattre, et, deuxièmement, de donner toute la visibilité requise à l’action de la Commission sur tous les plans, spécialement sur les directives à la population concernant les restrictions à la consommation[87]. Comme il le fait lorsqu’il s’associe à des groupes-cibles, le WPTB opte pour des campagnes de publicité sélective, car « il est évident que la publicité sera plus efficace si, dans la mesure du possible, chaque élément est produit en fonction des intérêts particuliers du groupe auquel il s’adresse[88] ».

La perception est une opération mentale bien peu objective. Nombre de gestionnaires publics de la Seconde Guerre mondiale en sont conscients, d’autant qu’ils sont frappés de l’intervention des sciences dans tous les domaines d’activités gouvernementales. D’où la popularité des nouveaux moyens « scientifiques » pour mesurer l’opinion publique. C’est ainsi que le WPTB commande des études pour évaluer les attitudes du public en ce qui regarde l’inflation, le contrôle des prix, l’approvisionnement et la distribution.

Deux types d’études sont menées : les relevés de presse et les sondages[89]. Les relevés sont effectués par des employés (un bureau de la Division s’en occupe), mais les sondages sont confiés au Canadian Institute of Public Opinion (parfois nommé Canadian Opinion Company dans la documentation), plus connue sous le nom de maison de sondage Gallup[90], une filiale canadienne de l’entreprise américaine incorporée très opportunément en 1941.

Les études réalisées à l’été et à l’automne 1945 présentent un grand intérêt ici, car les opérations militaires sont terminées en Europe. Le public espère un retour à la normale et il est vraisemblable que l’opinion sera volatile quant à des actions restreignant sa « liberté » de consommer qui, de fait, est bridée depuis six ans, et même depuis une quinzaine d’années si, aux années de guerre, on ajoute la décennie de crise qui l’a précédée[91].

Le relevé de quarante éditoriaux (essentiellement du Canada anglais, les seuls journaux québécois mentionnés étant La Patrie et Le Devoir) de la dernière semaine d’août 1945 présente une variété d’opinion peu surprenante. Certains éditorialistes vantent l’abnégation des Canadiens et la nécessité de se serrer la ceinture encore quelque temps pour éviter la famine en Europe. Le rapport présente ce point de vue comme majoritaire. Pourtant, quelques éditorialistes suggèrent que le rationnement a assez duré et qu’une reprise partielle risque de mener à un échec. L’un d’eux ironise en invitant le fédéral à importer du bacon danois[92].

Contrairement aux relevés de presse, qui sont faits sur une base hebdomadaire, les sondages sont commandés de manière ad hoc, lorsque les gestionnaires ressentent le besoin de confirmer l’analyse d’une situation ou veulent s’assurer des effets d’une politique. D’une certaine manière, le sondage peut être pensé comme une mesure plus fiable que la collection d’articles d’opinion, un peu comme si l’opinion publique cessait d’être la propriété des faiseurs d’opinion.

Le premier sondage commandé par le WPTB[93] est effectué en décembre 1941. Il révèle un taux de satisfaction national de 75 % dans les premiers temps de l’application du prix maximum[94]. Les sondeurs taillant les questionnaires en fonction des préoccupations du moment de la Commission, une utilisation sérielle s’avère difficile, sauf à la fin du conflit où une série de sondages ayant des questions similaires (mais malheureusement pas tout à fait identiques) est commandée[95].

Le relâchement trop lent des contrôles ou, comme on l’a évoqué, la réimposition de certaines mesures pour alimenter la reconstruction en Europe, suscitent de grandes difficultés de communication avec le public canadien. La mesure de l’opinion publique devient en conséquence stratégique[96].

Les sondages confirment, selon le rapport de juillet 1945 (enquête effectuée du 14 au 19 mai, une semaine après la reddition des Allemands), que dans « toutes les régions, tous les sous-groupes participent de la tendance nationale “de continuer avec les rationnements, même les vêtements et la viande, afin de subvenir aux besoins des pays européens” ». C’est l’opinion de 83 % de l’échantillon questionné. « Pays européens » n’inclut cependant pas l’Allemagne, poursuit-on, les Canadiens étant beaucoup moins favorables (40 % des sondés au niveau national) à secourir l’ennemi de la veille.

La variation de l’opinion sur cette question de l’opportunité de rationner pour soutenir l’Europe aurait dû inviter à la prudence. En effet, le rapport compare les résultats de mai et ceux de mars. En deux mois, ceux qui estiment qu’un maintien des contrôles est judicieux passent de 71 % à 59 %[97]. Deux paragraphes plus bas, les analystes adressent un avertissement sans équivoque au chef de la Division de l’information :

En lui-même, le résultat de 59 % à l’effet que « les conditions qui ont rendu nécessaire la fixation des prix » demeureront valides pour l’instant et le demeureront avec la défaite du Japon et même par après, sera vraisemblablement interprété comme une bonne surprise. Cependant, il s’agit d’une baisse de 12 points sur les 71 % d’accord du mois de mars à l’effet que les contrôles devraient être maintenus un certain temps après la fin des opérations contre le Japon. Les implications [de cette baisse] sont évidentes : l’appui du public est plutôt superficiel et réfère probablement à la stabilité des prix, mais sans véritable compréhension du fait que « cessez-le-feu » ne signifie pas automatiquement un retour à une économie normale. La différence [de l’un à l’autre des sondages] est la plus marquée dans les quatre provinces de l’Ouest, mais dans les deux cas les résultats sont moins favorables au Québec[98].

L’avertissement n’a pas été entendu, comme le montre l’échec du rationnement de la viande.

Dans les rapports analysant les sondages, le Québec est présenté comme une « région » de difficultés pour l’application des politiques du WPTB. Si deux tiers ou plus des Canadiens sont favorables à une poursuite des contrôles, le Québec est significativement contre (tableau 3).

Tableau 3

Comparaison entre le Québec et la Colombie-Britannique[99], sondage de mai 1945 (%)

Comparaison entre le Québec et la Colombie-Britannique99, sondage de mai 1945 (%)
Source : ANC, RG58, vol. 265, Report No 2, tableau III.

-> Voir la liste des tableaux

Curieusement, le ton sans équivoque de l’avertissement n’est pas repris dans les conclusions du rapport, comme si deux mains, l’une scientifique, l’autre gestionnaire, étaient à l’oeuvre. On est peut-être devant un cas d’auto-intoxication. Les gestionnaires de la Division concluent que dans le public il y a trop de personnes qui ne prennent pas l’inflation au sérieux, et trop envisagent l’avenir avec un optimisme que la situation des approvisionnements ne garantit pas. En conséquence, il faut plus « d’information[101] ». Le sondage est retourné à l’envers : il n’est plus une mesure de prévoyance, mais sert plutôt à justifier des politiques déjà engagées. La conclusion sur l’attitude à adopter envers les fraudeurs occasionnels, consommateurs ou petits commerçants de quartier, l’atteste :

Tout indique qu’il faut maintenir une ligne sévère contre les petits tricheurs. Même si 74 % des gens les condamnent, cela représente seulement une hausse de 2 points sur l’an dernier. Pis, cela laisse un quart de la population qui exonère le délinquant occasionnel d’une véritable culpabilité. De la sorte, la nature humaine étant ce qu’elle est, tout relâchement de la pression morale (maintenant que les combats sont terminés en Europe) amoindrira les scrupules de plusieurs qui condamnent encore aujourd’hui les actes de délinquance[102].

Le sondage suivant, réalisé dans la troisième semaine de juillet 1945, mais dont les résultats sont rapportés le 31 août, confirme l’avertissement précédent : « D’une manière générale […], il s’est amorcé un glissement graduel de l’enthousiasme du public pour les contrôles du temps de guerre[103]. » À 89 %, le taux d’approbation sur l’efficacité du WPTB à contenir l’inflation demeure élevé, même si c’est une baisse de 6 % par rapport à octobre 1943. Cependant, la nécessité de maintenir les contrôles après la fin des opérations contre le Japon (terminées durant la deuxième semaine d’août) est en baisse de sept points (à 64 %) par rapport à mai[104].

Lorsque les sondeurs essaient d’entrer plus en profondeur dans la « psychologie de la foule » des consommateurs, ils obtiennent un résultant inquiétant pour l’administration publique. Alors qu’une majorité est toujours pour le maintien des contrôles après la fin des opérations (56 % des Canadiens, mais seulement 29 % des Québécois), de plus en plus de Canadiens attribuent les pénuries non pas à une offre insuffisante, mais à la mauvaise gestion.

Le sondage de juillet donne aussi 5 % d’insatisfaits de plus qu’en mars 1945 (30 % contre 25 %). Les auteurs du rapport évoquent le phénomène en cours d’analyse, mais ne le mentionnent pas dans leurs conclusions. La dichotomie analyste/gestionnaire se révèle à nouveau. Les conclusions se fondent uniquement sur les chiffres du sondage de juillet et mettent de côté le sondage précédent, de sorte que la tendance inquiétante qui est en train de se manifester est passée sous silence. De cette manière, une forte majorité semble tenir fermement à la politique en cours. La seule correction envisagée est une « publicité » plus insistante sur la cause « réelle » du rationnement selon la Commission, à savoir l’offre insuffisante[105] (parce que des approvisionnements sont dirigés en priorité vers l’Europe).

Le commentaire final à l’égard du Québec est intéressant. C’est toujours la région du pays la plus récalcitrante à l’action du WPTB. Cependant, on ajoute que les Québécois ne sont pas uniques et que « d’autres groupes », non identifiés ceux-là, sont aussi « difficiles à convaincre ». Si les résultats au Québec sont si décourageants, c’est parce que les Canadiens français s’y concentrent, ajoutent les rédacteurs du rapport, alors que les autres groupes de mécontents sont dispersés à travers tout le Canada[106].

Le dernier sondage important est effectué entre les 15 et 20 octobre 1945, après la réintroduction du rationnement de la viande. Le rapport accorde d’ailleurs une place privilégiée aux réactions sur ce rationnement, qui sert d’illustration à une théorie maison expliquant la réaction négative de la population. La théorie s’énonce ainsi : le public supporte la Commission, mais le support a changé de qualité. Au lieu d’être actif, il est passif, ce qui cause de l’incertitude. « Actif » et « passif » ne sont pas définis, mais on peut comprendre que ce glissement sémantique dénote une baisse d’enthousiasme[107], par ailleurs difficile à mesurer. L’attitude de la population est devenue « passive », mais n’est pas allée jusqu’à une opposition mesurable dans les sondages précédents. Dans ce climat de « passivité », le rationnement de la viande reprend. En l’absence d’« agitateurs », la situation serait demeurée calme, mais voilà, les bouchers en profi- tent pour faire connaître bruyamment leur ras-le-bol. C’est l’essentiel de l’explication, bien qu’on ajoute toutefois que cette agitation[108] se greffe sur l’élément de contexte suivant : la guerre est terminée. Ainsi s’expliquerait le cafouillage de l’automne 1945.

Pour redresser la situation, les rédacteurs recourent à la recette que propose la Division de l’information depuis son établissement : il faut expliquer toujours mieux au public le travail de la Commission, en particulier les raisons motivant le maintien (ou le rétablissement dans le cas présent) de restrictions.

Les sondeurs mesurent aussi l’accord de la population avec la lutte contre l’inflation (72 % au national). Pourtant, lorsqu’ils cherchent à établir ce que le public connaît vraiment des mesures de « stabilisation de l’économie », les réponses surprennent :

  • 43 % citent le contrôle des prix ;

  • 13 % l’établissement de la Commission des prix ;

  • 11 % (seulement ! ! !) le rationnement ;

  • 9 % les émissions d’obligations et mesures similaires ;

  • 8 % le contrôle des salaires ;

  • 3 % les mesures fiscales ;

  • 2 % le contrôle des loyers ;

  • 1 % les subventions ;

  • 6 % d’autres mesures (on voit mal lesquelles) ;

  • mais 34 % sont incapables de mentionner une seule mesure[109].

Pour les rédacteurs, les segments de la population qui sont moins bien informés sont ceux qui ignorent « toutes les choses que le gouvernement fait pour prévenir l’inflation ». Ce sont les mêmes que dans les sondages précédents, à savoir les ouvriers, les personnes à faible revenu, les agriculteurs et les Canadiens français[110].

Après six ans d’existence du WPTB et quatre de propagande intense par sa Division de l’information, voilà des résultats inquiétants. Une autre hypothèse que la « passivité » aurait mérité d’être envisagée par la Commission, hypothèse entrevue par les analystes : la déception que la cessation des hostilités ne coïncide pas avec la fin des entraves à la consommation.

En fin de compte, le fiasco du rationnement de la viande peut être vu comme une manifestation de démocratie : les citoyens en ont marre, la guerre est finie. Les sacrifices exigés pour nourrir une Europe détruite ne font plus le poids devant des années de restrictions, si modestes soient-elles.

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Le retour à la normale sur le plan de la consommation se fait dans le courant de 1947, comme il apparaît avec la suppression des dernières mesures de rationnement : la viande (27 mars), la crème (1er avril), le beurre et le lait évaporé (9 juin), le blé[111] (15 septembre), le sucre importé[112] (3 novembre) et le fromage[113] (30 novembre) ainsi que les divers gras alimentaires au courant de l’année 1947. Il en va de même du contrôle des approvisionnements industriels (l’acier notamment), aussi interrompu en 1947. Le WPTB disparaît alors à peu près du quotidien[114], même si les soutiens aux prix ne se terminent qu’en 1949. On peut donc dire que la plupart des restrictions ont cessé en 1947. En 1949, la Division de l’information termine à peu près ses activités. Reste le contrôle des loyers, devenu relatif[115], qui ne prendra fin qu’au début de 1951. Kenneth Wiffin Taylor, qui a remplacé Donald Gordon, est le dernier président du WPTB. Taylor quitte ses fonctions en avril 1951[116]. Entre-temps, l’aide américaine en Europe (Plan Marshall) a commencé et le dernier motif invoqué pour le maintien des contrôles s’est évanoui.

Certains responsables ont tôt perçu que les restrictions affectant la consommation avaient assez duré, mais pour diverses raisons ils n’ont pas remédié à la situation. Pour s’en tenir au WPTB, si celui-ci surestime l’altruisme du public carnivore en 1945, il n’est pourtant pas totalement indifférent à la lassitude des consommateurs. Par exemple, il autorise la fabrication de 60 000 machines à laver en 1945, ce que C. D. Howe, ministre de la Reconstruction depuis octobre 1944, considère avec scepticisme, vu les difficultés d’approvisionnement en acier. Le WPTB devra reculer et les machines à laver ne commenceront à réapparaître sur le marché qu’en 1947-1948. De fait, l’acier est encore si rare que Howe devra aussi intervenir pour tempérer les ardeurs des industriels de l’automobile qui entreprennent trop rapidement de reconquérir leur place dans l’imaginaire nord-américain[117].

Conclusion

Il faut donc considérer les mesures restreignant la consommation sur une période qui dépasse largement la fin de la Seconde Guerre mondiale.

De 1939 jusqu’à 1951, les consommateurs canadiens ont connu trois régimes de consommation différents : une phase où l’on peut dire que la guerre n’est pas encore une affaire sérieuse, phase qui aurait pu se terminer à l’été 1940 avec l’écrasement de la France, mais qui dans les faits se prolonge jusqu’à 1941 en raison de la progressivité des contrôles et d’une direction générale timide ; une phase de restrictions plus sévères à partir de 1942, qui s’adoucissent à la fin des opérations, mais persistent longtemps, jusqu’à 1947 ; une phase terminale au cours de laquelle les dernières restrictions disparaissent, non sans que certaines mesures se poursuivent sous une autre forme, comme le contrôle des loyers.

Les freins à la consommation sont appliqués à toutes fins utiles par un seul organisme aux pouvoirs étendus : la Commission des prix et du commerce en temps de guerre, dont l’histoire corporative recoupe à peu près la périodisation précédente. Durant toutes ces années, la Commission articule ses interventions autour de concepts comme le prix maximum et la part juste, mais la lutte à l’inflation (grâce au prix maximum et aux subventions) domine l’esprit de toutes les mesures. Même le rationnement doit être considéré à la lumière de la stabilité des prix.

Au fil du temps et malgré le succès des armées, la vie devient moins confortable. Il est d’ailleurs significatif que l’amélioration des nouvelles du front (le vrai) contraste avec la détérioration relative mais non moins sentie de la consommation interne. Ajoutées à l’inquiétude des familles pour les mobilisés et à la lassitude générale qu’un long conflit entraîne, les restrictions imposées par la guerre suscitent la critique, ce dont se soucie évidemment l’État. Il ne lui suffit pas de brandir le patriotisme ; il faut l’aviver, d’où les campagnes « d’information » ciblant quelques groupes, les consommatrices en premier[118]. Et pour prévenir les controverses, Ottawa tente aussi de connaître le sentiment populaire grâce à des sondages d’opinion publique. Sans toujours y parvenir, comme je l’ai montré dans le cas de la viande.

La Commission des prix et du commerce en temps de guerre compte obstinément sur la collaboration des producteurs, des grossistes, des détaillants et des consommateurs, de même que sur la rationalité de leurs comportements. Pourtant, de multiples exemples, de la laine à la viande en passant par le beurre, montrent que cette anticipation de gestionnaires est souvent fautive.

Cette revue des mesures bridant la consommation durant la Deuxième Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre permet aussi d’observer que l’action gouvernementale canadienne emprunte une logique gestionnaire, à l’américaine, qui se fonde sur une mesure de l’opinion et est sensible aux réactions du public, même si les réponses des experts à ces réactions ne sont pas toujours adéquates.

De fait, les gestionnaires de la WPTB sont prisonniers de leur perception, particulièrement depuis que le ministère des Finances et la Banque du Canada ont imposé leur vision du contrôle des prix. Pour un WPTB fermement pris en main par Donald Gordon, l’ennemi c’est le désordre que pourrait provoquer un emballement de l’économie de guerre, qui serait marqué par l’inflation, dont on craint particulièrement les conséquences.

Paradoxalement, le succès à prévenir l’inflation rassure le public. Observée du dehors de la bureaucratie, elle n’a jamais vraiment menacé. Aussi, l’incompréhension grandit et les gestionnaires anticipent mal les réactions de la population après la fin des opérations militaires. Des mesures de restriction pourtant modérées quand on les considère d’un point de vue mondial sont maintenant devenues intolérables. Cette mauvaise lecture se fait en dépit du raffinement des outils d’enquête sur l’opinion publique.

Les perceptions qu’avaient les gestionnaires du danger d’inflation et du degré d’acceptabilité des sacrifices ont faussé leur lecture du sentiment public. Les tendances étaient bien mesurées, les sondeurs avaient noté les points d’inflexion de la courbe des opinions, mais les conclusions des rapports ont été écrites en fonction des aspirations des hauts gestionnaires. Les ressorts de la consommation sont demeurés mystérieux pour des planificateurs trop déterminés. Il n’était pas sans risque de brider la consommation pendant six longues années.