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En 2004, dans les pages de la revue Mens, l’historien Pierre Trépanier s’émerveillait devant « la luxuriance des études groulxiennes ». En effet, au tournant du millénaire, la vie et l’oeuvre de Lionel Groulx suscitèrent un vif intérêt chez plusieurs historiens et firent l’objet de nombreux mémoires, thèses et monographies. Cet engouement n’était pas étranger au contexte post-référendaire, où les questionnements entourant l’avenir et, surtout, la nature du mouvement souverainiste ont amené plusieurs historiens à se pencher sur le personnage marquant que fut l’abbé Groulx. Déjà, en 1992, la polémique entourant Le traître et le juif d’Esther Delisle avait lié la figure de l’abbé aux controverses entourant le souverainisme.

Le boom des études groulxiennes a permis de mieux comprendre le Canada français de l’entre-deux-guerres et a contribué à l’essor de l’histoire intellectuelle au Québec. Mais il a vraisemblablement aussi eu ses mauvais côtés. Par exemple, ce boom a peut-être amené certains chercheurs à surestimer l’importance et l’originalité du groulxisme. Par ailleurs, alors que les études sur l’abbé Groulx se multipliaient, l’autre grande figure du nationalisme canadien-français, Henri Bourassa, paraissait plutôt susciter l’ennui chez les chercheurs.

Fédéraliste avant la lettre et loyaliste sous certains égards, Bourassa avait tout pour ennuyer, semble-t-il. Pourtant incontournable sur le plan politique et intellectuel – l’homme a fait l’objet de plusieurs études en langue anglaise dans les années 1960 et d’une biographie signée Robert Rumilly en 1953 – les historiens québécois l’ont néanmoins boudé pendant des décennies.

Heureusement, cette tendance semble se renverser, notamment grâce à l’excellente biographie de Réal Bélanger. Destiné au grand public, l’ouvrage porte sur la jeunesse et l’ascension de l’homme politique et intellectuel et couvre les années 1868 à 1914. Un deuxième volume se penchera éventuellement sur la seconde phase de sa vie.

Notons d’emblée que l’appareil savant de cette biographie est plutôt mince. L’auteur discute de ses sources dans une assez longue note bibliographique, mais le recours aux notes de bas de page n’est pas systématique. Pourtant, Bélanger a effectué des recherches archivistiques approfondies. Il a scruté les fonds Bourassa à Ottawa et à Montréal et s’est entretenu à de nombreuses reprises avec Anne Bourassa, la fille de l’homme politique et pendant longtemps la gardienne de sa mémoire. Les recherches que Bélanger avait effectuées auparavant sur Paul-Émile Lamarche et sur Wilfrid Laurier ont également contribué à enrichir son récit bourassien.

La biographie repose en bonne partie sur cette recherche en archives, ainsi que sur un important dépouillement des journaux québécois de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. L’auteur dialogue avec l’historiographie bourassienne, notamment avec Rumilly, qu’il corrige à plusieurs occasions, mais la biographie ne contient pas de chapitre historiographique, ce qui est un peu malheureux, parce que les travaux portant sur Bourassa s’inscrivent souvent dans un contexte intellectuel intéressant. Songeons notamment aux travaux en langue anglaise qui concourent, dans les années 1960, à un questionnement plus large sur « What does Quebec want ? ».

Le récit de Bélanger est minutieux, parfois un peu trop. Ses temps forts ne surprendront pas les historiens du Québec et du Canada français : l’entrée au Parlement, la guerre des Boers, la crise des écoles du Nord-Ouest, le discours de Notre-Dame, la Loi navale, l’élection de 1911, le Règlement XVII, le déclenchement de la Première Guerre mondiale. L’auteur se penche longuement sur l’indépendance d’esprit du jeune Bourassa. Cet esprit est fortement ancré dans sa pensée, mais elle reflète également sa situation financière, que Bélanger scrute avec intérêt. Il conclut que Bourassa, « sans être riche », dispose toutefois, « le plus souvent, de l’argent qu’il faut pour assumer ses choix politiques, quels qu’ils soient » (p. 48).

Au niveau interprétatif, la biographie que nous livre Bélanger se démarque des oeuvres précédentes à trois niveaux. D’abord parce que l’auteur insiste non pas sur la rupture entre Bourassa et les libéraux, mais plutôt sur les liens qui persistent entre l’homme politique et son parti après sa démission en 1899. Bourassa fait toujours partie du caucus libéral et c’est Laurier lui-même qui le convainc de rester à Ottawa en 1904. En effet, en combattant l’impérialisme, Bourassa sert en quelque sorte les intérêts de Laurier, qui est loin d’épouser cette cause. Même après 1905, alors que ses rapports avec Laurier se détériorent progressivement, Bourassa clamera toujours sa fidélité au libéralisme. D’ailleurs, comme le souligne avec justesse l’auteur, « cet admirateur des institutions britanniques est beaucoup plus près de Laurier qu’il ne l’admet » (p. 537).

Ensuite, soulignons que Bélanger insiste beaucoup sur le réseautage effectué par Bourassa et sur le pragmatisme du personnage. Bourassa flirte parfois avec l’idée de fonder un tiers parti, mais ce qui l’intéresse surtout, c’est la conscientisation de l’électorat et la formation d’un véritable esprit national. Pour ce faire, il fonde un journal, Le Devoir, et bâtit un réseau de partisans. Avant Bourassa, il n’y avait pas à proprement dire de mouvement nationaliste au Québec. En effet, ce mouvement naît grâce en partie aux efforts de réseautage bourassiens, notamment grâce à la formation de la célèbre Ligue nationaliste.

Bourassa sait en effet comment tisser des alliances et, « loin d’être un rêveur », écrit Bélanger, c’est un « homme de principe avec les pieds chevillés au sol » (p. 113). L’auteur signale les diverses stratégies bourassiennes pour faire avancer la cause nationaliste, mais se désole néanmoins de l’alliance « indécente » que l’homme politique conclut avec le Parti conservateur en 1911 et qui contribuera à la défaite du gouvernement Laurier.

Enfin, Bélanger souligne à quel point la réflexion bourassienne sur les relations internationales était développée. Bourassa serait en effet un des Canadiens à avoir le plus pensé et écrit sur le sujet. Son initiation aux questions internationales se fait en 1898, alors que Laurier lui confie un des postes de secrétaire à la commission mixte anglo-américaine. La commission est appelée à régler divers conflits canado-américains, dont la question de la frontière de l’Alaska, et Bourassa étudiera à fond les dossiers en litige. Autodidacte, il effectuera également plusieurs voyages d’études à l’étranger. Grâce à ses brochures, souvent traduites en anglais, et à ses conférences à l’étranger, Bourassa s’est taillé une « place enviable » sur la scène internationale, selon Bélanger. Lors d’un voyage à Londres, par exemple, l’homme politique « suscite un réel intérêt dans la capitale de l’Empire » (p. 522).

Dans l’ensemble, Bélanger nous présente une biographie davantage politique qu’intellectuelle. Ainsi, il s’attarde surtout aux interventions politiques de Bourassa et se penche assez peu sur l’agencement des notions fondamentales chez l’intellectuel. L’auteur conserve un sens de la mesure par rapport à son objet d’étude. Bourassa n’a jamais réussi à détrôner Laurier et à s’imposer comme la figure politique dominante de son époque. Toutefois, Bélanger n’a pas tort de souligner que Bourassa « a été, en quelque sorte, le premier à oeuvrer à la mise en place réfléchie et ordonnée d’une philosophie politique capable d’éclairer les problèmes canadiens au début du XXe siècle » (p. 536).

Bélanger possède un style enlevant et sa biographie est peut-être dans l’air du temps. En effet, à une époque où la politicaillerie, l’hyper-partisanerie et la langue de bois rebutent de plus en plus les électeurs, le combat bourassien contre l’esprit de parti n’a rien perdu de sa pertinence.