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C’était quelque chose qui était pensé par les planificateurs, les technocrates. C’était eux autres qui avaient la formule qui allait développer l’Est. Avec les Opérations Dignité, on s’est aperçu que développer l’Est, ça pouvait être fermer des paroisses[2].

La Révolution tranquille renouvelle le personnage de l’« expert ». Pour poser le sujet largement : le Québec d’après 1960 attribue un rôle décisionnel croissant aux détenteurs de savoirs peu partagés. Cela est vrai dans l’aménagement du territoire comme dans plusieurs autres domaines.

Le changement est particulièrement visible dans la fonction publique provinciale qui, alors qu’elle ne compte en 1959 ni urbaniste, ni géographe, ni démographe et peu d’économistes[3], embauche brusquement, à pleines portes et à tous les échelons, des milliers de diplômés en sciences administratives et sociales, avec une pointe de croissance entre 1964 et 1967. Modestes rédacteurs de mémos ou puissants mandarins, ces non-élus acquièrent un ascendant qui impressionne les contemporains. En 1963, des journalistes nomment « technocrate » le personnage de l’expert qui façonne désormais les politiques publiques. Ils en parlent d’abord en termes positifs : André Laurendeau loue « l’espèce d’homme » qui assure la maîtrise d’un État fort et dont seul le fédéral donnait jusque-là le modèle ; en 1971, La Vigile du Québec de Fernand Dumont décrit encore le technocrate comme un rouage nécessaire au bien collectif[4].

À cette date, pourtant, l’étoile technocratique a déjà commencé à pâlir. Les travers des « hommes derrière le pouvoir[5] » font les choux gras de diverses tribunes, y compris dans les courses à la chefferie du Parti libéral et de l’Union nationale en 1969. La campagne électorale de 1966 a fait casser beaucoup de sucre sur le dos des « technocrates sans âme » et « athées » du ministère de l’Éducation[6], tandis que la commission Castonguay sur la santé et les services sociaux (1966-1972) met sur la table la question des rapports inégaux entre pouvoir expert et participation citoyenne. Au fil des années 1970, le mot « technocrate » devient peu à peu péjoratif.

Or, les politiques du territoire contribuent largement à cette disgrâce relative. De 1965 à 1975, l’aménagement du territoire québécois devient en effet l’un des fronts les plus visibles de la mise en question du personnage, encore indéfini, de l’« expert ». Dès octobre 1966, le premier ministre Daniel Johnson tient des propos amers sur la direction et les experts d’Hydro-Québec qui le contraignent, dit-il, à signer « le couteau sur la gorge » l’entente sur la mise en valeur des chutes Churchill. C’est dans ce contexte qu’est instituée, le mois suivant, la commission Dorion sur l’intégrité du territoire, qui remettra son rapport en décembre 1968. Le débat sur l’aménagement du territoire s’intensifie par la suite, sous l’effet des travaux du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec et des projets d’exploitation de la Baie James, et devient vite l’un des principaux lieux d’une discussion plus générale sur le rôle de l’expert dans la société québécoise.

Cette discussion se prolonge, et c’est l’objet que j’aborderai ici, sur une autre tribune : la Commission parlementaire spéciale sur les corporations professionnelles, tenue en 1972. L’épisode est méconnu mais il est important, car c’est là que sont jetées les bases du système actuel des ordres professionnels. Y participent de nombreux groupes organisés venus de tous les milieux, de la santé à l’actuariat. Du nombre, six groupes de professionnels (agronomes, arpenteurs, ingénieurs forestiers, ingénieurs, architectes et urbanistes) revendiquent un statut d’expert privilégié en matière d’aménagement du territoire rural et forestier. Les interventions de ces « professionnels du territoire » ouvrent une fenêtre intéressante sur l’état du débat sur l’expertise en aménagement de l’espace, et sur le débat public plus large portant sur le rôle social de l’« expert » au Québec au début des années 1970.

L’histoire de l’expertise au Québec est encore dans ses premiers balbutiements[7]. Cette note de recherche ne propose donc qu’un fragment, un coup de sonde informant d’une histoire encore à écrire. Que devrait raconter cette histoire ? Sans doute devrait-elle contribuer à définir ce qu’un « expert » peut être – ou, plus précisément, à démêler les différents visages de l’expert, tout en notant les liens qui les unissent.

La sociologie fourmille à ce sujet de distinctions préalables. La sociologie des organisations, par exemple, associe la notion d’expertise au personnage du « technocrate », c’est-à-dire à ce spécialiste anonyme et incorporé aux administrations, publiques ou privées, dont il assoit l’autorité cognitive[8]. Une autre branche de la sociologie se préoccupe de la relation entre expertise et participation démocratique : là, l’expert n’est pas agent de l’État, mais se veut plutôt un expert-médiateur, souvent un chercheur ou un consultant, qui entend faire interface entre le politique, la science et le citoyen, pour réguler, de façon plus ou moins autonome, plus ou moins ponctuelle et plus ou moins heureuse, une délibération publique à géométrie variable[9]. Enfin, la sociologie des professions, elle, s’intéresse aux groupes détenteurs d’un savoir non partagé et qui utilisent, suivant le modèle des médecins et des avocats, cette asymétrie pour se tailler une place enviable sur le marché des services grâce à l’obtention de monopoles légaux sur certaines tâches (seul un médecin a le droit légal de prescrire des médicaments, par exemple)[10]. Cette problématique demeure peu employée dans l’historiographie québécoise sur le territoire, qui privilégie plutôt l’étude des relations économiques (entre bûcherons et patrons, par exemple) [11] ou qui aborde surtout l’expertise sous l’angle du lien entre les disciplines scientifiques et les administrations publiques[12]. L’évocation de l’aménagement du territoire à la Commission spéciale sur les professions de 1972 nous montre cependant la pertinence d’une approche centrée sur les professions pour compléter ce tableau.

C’est donc la sociologie des professions qui servira ici de cadre théorique privilégié, plutôt que les sociologies de la technocratie ou de la participation. Empiriquement, toutefois, tous ces visages de l’expertise s’enchevêtrent plus souvent qu’autrement. Il est donc intéressant de constater cet enchevêtrement à un moment, le début des années 1970, où les différentes figures de l’expert, c’est-à-dire du détenteur d’un savoir non partagé et de son rôle social, commencent à peine à se préciser dans le débat public. On constatera ainsi que les vives discussions du temps sur la technocratie ou sur le lien entre expertise et participation en aménagement du territoire influencent les débats sur la création d’ordres professionnels, et que la réforme des ordres professionnels influence en retour l’attitude des représentants des agronomes, des ingénieurs forestiers ou des urbanistes envers l’État, les cultivateurs ou les communautés rurales[13]. Bref, on verra que se croisent et s’influencent les différents visages de l’expertise, alors en construction.

Après un bref rappel de l’état du débat public sur l’expertise et l’aménagement du territoire au Québec vers 1970, puis après avoir détaillé le contexte et les enjeux propres à la commission parlementaire de 1972, j’analyserai les interventions devant cette commission des six groupes professionnels (agronomes, arpenteurs, ingénieurs forestiers, ingénieurs, architectes et urbanistes) qui y revendiquent un rôle exclusif d’« expert » dans la gestion du territoire rural et forestier, et proposent leur définition de ce que devrait être cet expert. Ce faisant, j’utilise la commission parlementaire comme prétexte[14] pour ouvrir une fenêtre sur la formulation d’une figure de l’expert en aménagement, d’une manière toute provisoire, mais qui puisse être utile tant à l’historiographie du territoire qu’à une future histoire de l’expertise au Québec, dont les débats sur l’aménagement de l’espace constituent un jalon important.

Débattre de l’expertise et du territoire au Québec

La Révolution tranquille, on l’a dit, voit se renouveler le personnage de l’expert, du détenteur d’un savoir non partagé, et croître la place de l’expertise dans la vie publique. Les contemporains le constatent et discutent amplement le phénomène, de diverses manières. L’une est la discussion, évoquée en introduction, sur le personnage du « technocrate », une topique commune dans les années 1960 et largement reprise dans l’historiographie actuelle[15]. Or, la figure du technocrate, visage d’une autorité étatique agissante et centralisée, hante les débats sur l’aménagement du territoire. Et ces débats, même si l’historiographie à ce sujet demeure morcelée, parsèment l’actualité des années 1965-1975[16].

L’épisode le plus connu est l’aventure du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ), qui pose dans l’espace public le problème de la relation entre expertise et participation citoyenne en aménagement du territoire – dès 1963, mais de façon plus médiatisée de l’automne 1970 au printemps 1972. On peut rappeler brièvement les faits. Prenant le relais d’initiatives locales, l’État québécois (avec l’aide de fonds fédéraux) finance à travers le BAEQ, de 1963 à 1966, le travail d’« animateurs sociaux » et de planificateurs chargés de formuler un plan pour l’économie d’une vaste zone qui s’étend de Rivière-du-Loup aux Îles-de-la-Madeleine. Malgré l’idéal participatif affiché au départ, la distance culturelle entre la population locale et de jeunes universitaires aux idées bien arrêtées transforme la concertation en une vaste « entreprise de persuasion sociale[17] » par des planificateurs « experts » qui s’aliènent la population.

L’enquête inspire la mise en oeuvre, en 1968, d’un plan d’aménagement de trois ans et de 250 millions de dollars sous la houlette d’une nouvelle structure provinciale, l’Office de développement de l’Est du Québec (ODEQ). L’application du plan, toutefois, tourne court : le projet correspond mal aux propositions des comités locaux, court-circuite les élites régionales et intensifie l’exode rural, au grand désarroi de la population. Une résistance s’organise et culmine, en septembre 1970, avec l’« Opération Dignité », un mouvement social animé en partie par des curés et qui revendique la réalisation de véritables projets locaux, axés sur la transformation du bois et l’aménagement de la forêt. Des sorties publiques de prêtres, dont le manifeste des « curés en colère » d’octobre 1970, et la mise sur pied des Opérations Dignité II et III entre l’été 1971 et le printemps 1972 (qui inspirent des actions analogues au Nouveau-Brunswick), suscitent la sympathie et jettent les bases de projets alternatifs. Elles contribuent aussi à faire dérailler le travail de l’ODEQ : en septembre 1971, à peine le tiers des sommes avancées ont été dépensées et l’entente fédérale-provinciale qui assure son financement n’est pas reconduite. L’épisode ternit le blason des planificateurs provinciaux – y compris dans le discours du premier ministre Bourassa qui, dès août 1970, blâme les « technocrates » pour l’échec annoncé du plan[18]. Des films comme Les Smattes (1972) de Jean-Claude Labrecque et Gens d’Abitibi (1980) de Pierre Perrault véhiculent aussi une critique acide des planificateurs de l’État.

Cette faillite apparente de l’État alimente, au début des années 1970, des mouvements en faveur de la participation populaire et de l’autogestion des communautés locales, afin de réduire la part de décision aliénée à des « experts ». Ces mouvements participationnistes ou autogestionnaires, même s’ils sont eux-mêmes critiqués et connaissent leur part d’ennuis, marquent leur époque et influencent d’autres débats liés au territoire[19]. C’est le cas de la forêt : quelques années après que l’Union catholique des cultivateurs (UCC) eut proposé un régime d’autogestion des travailleurs de la forêt, des communautés opposées à l’ODEQ suggèrent à leur tour, après 1970, des projets sylvicoles autogérés pour assurer la pérennité de leurs villages, influençant sur certains points la politique de la forêt adoptée par Québec en 1974[20]. De même, l’agriculture, où s’imposent depuis 1940 la concentration des terres et la production intégrée, inspire aussi le projet de rattacher, plus qu’avant, l’avenir des cultures à un aménagement plus global du territoire – un virage partiellement confirmé, en 1972, par le transfert de responsabilités aménagistes du ministère de l’Agriculture vers l’Office de planification et de développement du Québec (OPDQ)[21]. Le projet d’un « développement global » de la Baie James, annoncé en avril 1971, de même que l’environnementalisme naissant et l’émergence du dossier amérindien[22], s’ajoutent au même moment à la liste des chantiers qui inscrivent l’aménagement de l’espace régional dans le débat public.

À l’époque comme dans l’historiographie, ces débats présentent surtout la question de l’expertise sous l’angle des tensions entre technocrates, experts-médiateurs et communautés locales[23]. Il reste que la réforme des professions, alors en cours, ne peut être qu’influencée elle aussi par ces débats sur le rôle du savoir non partagé, qu’elle influencera en retour.

Le « système professionnel » et la commission de 1972

L’aménagement du territoire constitue donc vers 1970 un enjeu politique d’importance, bien visible, et qui donne libre cours aux critiques sur le rôle attribué aux « experts » dans la vie publique. Les débats sur le rôle social de l’expertise animent toutefois bien d’autres secteurs durant ces années. En éducation, par exemple, la centralisation du pouvoir dans un nouveau ministère (depuis 1964) et l’affirmation des sciences pédagogiques posent la question avec acuité – les « experts » en cause étant là aussi des « technocrates » intégrés à l’État et divers experts-médiateurs issus des sciences de l’éducation[24]. C’est toutefois dans le domaine de la santé que la figure de l’« expert » s’impose à l’ordre du jour et suscite des débats d’une intensité telle qu’elle se compare aux discussions orageuses qui entourent l’aménagement du territoire.

À pied d’oeuvre de 1966 à 1972, la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (CESBES), aussi appelée commission Castonguay, pose vite la question de la participation populaire et de l’expertise dans le système de santé, et on peut d’ailleurs suivre le fil d’une réelle généalogie d’idées à cet égard entre les travaux du BAEQ et ceux de la CESBES, notamment sous l’influence du sociologue Gérald Fortin qui contribue à chacun de ces chantiers[25]. La CESBES aborde cependant le personnage de l’expert sous un angle différent : celui de la réécriture des lois et privilèges consentis à ceux que l’on appelle des « professionnels » – au sens légal du terme – et à leurs corporations. Quoique plus restreint en apparence, cet angle d’approche lance une vaste réforme législative concernant la place de l’expert dans la Cité.

Le mode d’organisation de l’expertise scruté par la commission Castonguay est celui de la corporation professionnelle. Datant du XIXe siècle, ce modèle concerne un vaste éventail de « professions », allant de la médecine au droit, de la comptabilité à l’agronomie. Son principe est une délégation de puissance publique à des cercles d’experts fermés : un groupe de métier reçoit le monopole légal sur la réalisation de certaines tâches (prescrire des médicaments, valider une comptabilité, etc.), et obtient aussi la charge de s’autoréguler lui-même dans l’application de ce monopole (par exemple, seul le Collège des médecins peut juger de la pratique de ses membres). Il s’agit là d’une importante délégation de pouvoir, qui n’est justifiée que par la rareté des compétences en cause (on présume que seul un médecin peut en évaluer un autre) et qui repose donc sur l’idée d’une radicale asymétrie entre l’expert et l’ignorant, l’opinion de ce dernier étant jugée carrément dangereuse pour le bien public.

Ce modèle, fondé sur l’exclusion légale du non-expert, reste jusqu’à l’entre-deux-guerres peu répandu, limité pour l’essentiel à des professions libérales masculines comme la médecine et le notariat. Après 1940, cependant, la société qui émerge de la guerre voit se multiplier les demandes, et l’attribution, de tels privilèges légaux. Le phénomène est nord-américain et, entre 1945 et 1961, on voit doubler le nombre des « professions » reconnues dans plusieurs provinces canadiennes, dont le Québec. Le monopole professionnel cesse de constituer une rareté pour devenir la stratégie usuelle de corps de métier associés aux classes moyennes, tout particulièrement dans des secteurs comme la santé, le travail de bureau et l’aménagement du territoire[26].

La question est donc d’actualité quand la commission Castonguay la soumet, en 1967, à un groupe de travail, le comité Sheppard, qui étend sa réflexion à tous les corps de métier et dépose, en mars 1970, un rapport de près de 3000 pages[27]. Donnant suite à ses recommandations, le gouvernement libéral dépose, en novembre 1971, le projet d’une loi-cadre baptisée « Code des professions », qui doit moderniser mais également valider le modèle professionnel, « corporatiste », de l’expert et de sa place dans la société. Le projet de loi est aussitôt confié à une commission parlementaire ad hoc consacrée à ce seul sujet. C’est cette commission qui reçoit, durant toute l’année 1972, des centaines de mémoires et des porte-parole de tous horizons, avant de recommander l’adoption d’un Code des professions amendé, finalement adopté par l’Assemblée nationale en juillet 1973. Toujours en vigueur aujourd’hui, le Code fixe alors les monopoles d’admission ou d’exercice dans trente-huit professions regroupant des dizaines de milliers de travailleurs qualifiés, experts de divers domaines allant du génie au droit, et de la santé à l’aménagement de territoire.

La commission parlementaire de 1972 tient vingt-trois séances publiques, au cours desquelles elle entend 295 délégations et étudie 104 mémoires, dans un contexte où, on l’a vu, les questions de l’expertise et de la participation pèsent d’un poids non négligeable sur le débat public. Moins spectaculaires que les aventures du BAEQ et de l’ODEQ, les débats entourant la commission, qui par son format inaugure par ailleurs un nouvel emploi des commissions parlementaires[28], attirent tout de même l’attention de la classe politique et, plus ponctuellement, des médias.

Tel que je l’ai indiqué, je me bornerai ici aux interventions des six groupes de métiers qui revendiquent des monopoles légaux sur des tâches relatives à l’aménagement du territoire rural et forestier, soit les interventions des associations d’agronomes, d’arpenteurs, d’ingénieurs forestiers, d’ingénieurs, d’architectes et d’urbanistes[29]. Ce coup de sonde permet de constater trois choses : d’une part, que les revendications de ces groupes, en 1972, étendent considérablement le champ des activités qui seront réservées à des experts ; d’autre part, que ces revendications s’appuient sur une définition de l’expertise qui exclut l’apport de non-professionnels et renforce l’asymétrie entre l’expert et le profane, ce qui constitue en soi une prise de position lourde de sens de la part de professionnels qui sont en étroite relation avec l’actualité qui secoue alors l’aménagement du territoire ; enfin, que ces revendications sont aussi influencées par cette actualité dans la mesure où les associations professionnelles prennent soin de mobiliser, à des fins stratégiques, certains vocabulaires de la participation et de l’autogestion. Provisoires et limitées, ces observations n’en suggèrent pas moins des pistes utiles pour mieux apprécier l’écologie politique dans laquelle surviennent, de 1965 à 1975, les nombreux débats relatifs à l’aménagement du territoire et au rôle social de l’expertise au Québec.

Les prétentions professionnelles sur l’aménagement du territoire

Les six associations professionnelles étudiées ici présentent des profils divergents. La plupart sont des corporations bien établies, qui jouissent de monopoles légaux depuis des décennies. C’est le cas de la Corporation des arpenteurs-géomètres de la province de Québec, née en 1882, dont les membres jouissent depuis cette date du droit exclusif de réaliser des cartes à portée légale. C’est aussi le cas de la Corporation des ingénieurs forestiers de la province de Québec, née en 1921 et dont les membres jouissent d’un monopole relatif, précisé en 1949, sur l’inventaire et la cartographie des forêts, et sur les tâches de génie nécessaires à leur entretien. L’Association des architectes de la province de Québec, garante de privilèges depuis 1898, entre aussi dans cette catégorie même si ses membres ne profitent d’un monopole que sur leur titre d’architecte (et non sur des tâches concrètes). Les membres de la Corporation des ingénieurs du Québec, eux, disposent d’un monopole clair sur diverses tâches depuis le XIXe siècle. En fait, seules deux associations sont moins bien établies. La Corporation des agronomes de la province de Québec est née en 1937 et ses membres ne jouissent que depuis 1942 de privilèges légaux sur le service-conseil en matière de « grande culture » végétale. Enfin, la Corporation des urbanistes du Québec, à l’existence encore précaire, n’existe que depuis 1963 et ne regroupe que 108 membres, sur un potentiel, affirme-t-elle, d’environ 200 diplômés et praticiens de l’urbanisme, et qui ne jouissent encore d’aucun privilège légal. Outre ce dernier cas, toutes ces corporations regroupent plusieurs centaines de membres (l’association étant de facto obligatoire pour exercer leur métier) – d’un peu moins de 500 dans le cas des arpenteurs à près de 1300 chez les agronomes, et environ 14 500 dans le cas des ingénieurs, dont tous ne sont toutefois pas préoccupés par l’aménagement du territoire[30].

Jeunes ou vénérables, riches ou indigents, ces regroupements se présentent en commission parlementaire avec un même objectif : l’obtention pour leurs membres de nouveaux monopoles légaux, justifiés par un savoir non partagé, et qui rehausseraient l’attrait de leur profession. Mises bout à bout, ces prétentions à un monopole sur telle ou telle activité en viennent à recouvrir des pans importants de l’aménagement du territoire.

Plus qu’avant, les corporations se réclament de la science pour demander un déplacement des frontières séparant ce qui se délibère (ce sur quoi le profane peut se prononcer) et ce qui ne se délibère pas (qui relève du savoir non partagé de l’expert). C’est le cas, par exemple, de la corporation des arpenteurs-géomètres, qui invoque la complexité croissante de la mesure et de l’étalonnage pour demander que l’on étende son monopole à de nouveaux gestes techniques, que l’on clarifie son monopole existant sur la représentation du territoire à des fins légales et que l’on ajoute le terme « géomètre » au titre légal de la profession pour mieux marquer son caractère « scientifique »[31]. La corporation des ingénieurs évoque elle aussi « le progrès technologique » pour exiger « une définition plus exhaustive du champ [exclusif] de pratique du génie »[32]. La corporation des agronomes estime également que ce sont « les nouvelles sciences » qui font que « le champ d’action de l’agronome s’est considérablement agrandi »[33]. De manière générale, toutes ces corporations entendent tirer parti du poids croissant des sciences et de la recherche dans les pratiques du territoire[34].

Plusieurs des monopoles ainsi revendiqués concernent le fonctionnement des fermes et l’aménagement des terres agricoles. La corporation des agronomes demande l’élargissement de son monopole vers le service-conseil non seulement sur la production végétale, dont elle dispose déjà, mais aussi sur les procédés d’élevage et de transformation, pour faire de l’agronome « le seul capable d’appliquer les sciences à l’agriculture », légalement habilité à écarter d’autres acteurs comme les vendeurs d’intrants et les représentants de l’industrie, pour conseiller seul les fermiers sur des sujets aussi vastes que l’alimentation des bêtes, l’exploitation des boisés, la délimitation et la vocation des lots, l’« embellissement du territoire » et l’« écologie agricole »[35]. La corporation des ingénieurs revendique aussi de vastes monopoles, qui incluent la conception des bâtiments agricoles et « la protection du milieu écologique[36] ». Ces demandes sont lourdes de conséquence : les revendications des agronomes, entre autres, effraient des cultivateurs et sèment l’effroi chez les vendeurs d’intrants, dont les membres de l’Association canadienne des manufacturiers de moulée, qui craignent qu’on ne leur interdise de conseiller les cultivateurs sur l’achat et l’emploi de leurs produits[37].

D’autres revendications s’étendent au-delà de la ferme et embrassent l’aménagement plus général du territoire rural. Ambitieuse, la jeune corporation des urbanistes revendique un monopole sur tous les « travaux de développement et de réaménagement urbains et régionaux », et sur la préparation des « plans d’utilisation et de vocation du sol » et des « schémas directeurs d’aménagement », incluant le zonage, le tracé des voies de circulation et le lotissement[38]. Dans le même esprit, la corporation des ingénieurs veut étendre son monopole à la conception des « systèmes de transports » et des « travaux relatifs à l’utilisation des eaux »[39]. Les architectes entendent aussi jouer un rôle clé dans tout ce qui touche « l’écologie » humaine et la « protection du milieu écologique », tandis que l’ingénieur forestier demande un monopole sur l’entretien, l’exploitation et l’aménagement des forêts[40].

Certaines de ces prétentions sont contestées et débattues. Ces débats, tenus pour l’essentiel en commission parlementaire, cohabitent en 1972 avec les discussions d’actualité sur l’ODEQ et les Opérations Dignité, et mettent aussi sur le tapis le « problème de l’expert » en aménagement du territoire, en prolongeant les tensions ambiantes. Le lieu est cependant différent. La commission parlementaire, guidée par les principes du professionnalisme légal, infléchit différemment la discussion en consacrant d’emblée, plus clairement et explicitement qu’auparavant, le principe d’une inégalité radicale entre l’expert et le grand public.

L’asymétrie entre l’expert et le public

Le projet de code des professions nourrit en effet, dans son esprit comme dans sa lettre, l’idée d’une opposition de principe entre expertise et participation populaire. Le principe même de la profession (l’article 22 du code prévoit « qu’en vue de la protection du public, certains actes ne peuvent être réalisés de façon exclusive que par les professionnels ») est d’emblée basé sur l’asymétrie entre l’expert et le public, et ne prévoit guère l’idée d’un dialogue significatif entre les deux. Or, cette asymétrie est renforcée au fil des discussions de 1972, y compris dans les échanges portant sur l’aménagement du territoire, en dépit des nuances ou des contre-propositions que suggèrent alors les débats en cours.

L’asymétrie est renforcée de deux manières. D’une part, le débat parlementaire oriente vers la voie professionnelle les défenseurs d’expertises neuves qui étaient parfois nées, en partie, des idéaux participatifs des années 1960. C’est le cas à la corporation des ingénieurs forestiers, qui admet le droit des cultivateurs à gérer seuls leurs propres boisés, mais qui demande que l’on retire cette liberté aux cultivateurs « réunis en associations de propriétaires forestiers dans lesquelles le gouvernement est impliqué », et ce, en raison de « l’importance grandissante que ces associations prendront dans l’économie »[41]. Explicitement, la corporation souhaite limiter l’autonomie des organismes de gestion en commun de la forêt, dont le principe avait émergé sous l’effet des coups de butoirs des Opérations Dignité pour permettre aux « bûcheux » de « devenir des sylviculteurs »[42]. Mue par un souci analogue, la corporation des urbanistes affirme que les récentes initiatives populaires pour un « aménagement harmonieux et rationnel de nos territoires » ne prendront un sens que si elles sont finalement déléguées à des experts – en l’occurrence aux urbanistes eux-mêmes[43]. Ce parti pris en faveur d’un monopole expert sur l’aménagement reconduit certes l’idéal d’une dépolitisation de la planification exprimé depuis le début du siècle par les pionniers de l’urbanisme ; il suggère néanmoins que l’entrée des urbanistes, comme groupe, dans le club des professions dotées de privilèges légaux n’est pas sans effet sur les positions plus souples sur la participation qu’avaient jusque-là formulées des urbanistes et d’autres professionnels de l’aménagement à titre d’experts-médiateurs[44]. Sur ce point, il est d’ailleurs intéressant de voir que si les autres groupes de métiers, comme l’association des architectes, jugent nécessaire de contester le vaste appétit des urbanistes, ils le font en n’invoquant que des motifs contingents ou temporaires, comme la jeunesse de la communauté urbanistique (« une discipline relativement récente » qui ne peut « à l’heure actuelle » assumer cette charge), et non des arguments de fond en faveur de la participation publique en matière d’aménagement[45].

Le principe d’asymétrie entre l’expert et le public se trouve aussi confirmé, justement, par ces inflexions de la concurrence interprofessionnelle. L’inflation des prétentions de chaque groupe alimente la concurrence entre les corporations, dont les revendications s’entrechoquent[46]. Cette concurrence aurait pu fournir une occasion pour relativiser les prétentions de chacun, en accordant un certain rôle à l’arbitrage ou à la participation du public, notamment en aménagement du territoire où cette éventualité est fréquemment soulevée sur d’autres tribunes. Les débats parlementaires de 1972 mènent toutefois dans une autre direction. Les corporations, parfois après des années de conflit plus ou moins larvé[47], finissent plutôt par adhérer à un oecuménisme « multidisciplinaire » entre professionnels, qui promet la paix corporative tout en confirmant leur fermeture à l’endroit du grand public.

Cette fermeture paraît prioritaire aux yeux des corporations. La corporation des agronomes, même si elle craint des empiétements sur ses privilèges de la part « des médecins vétérinaires, des ingénieurs, des arpenteurs, des ingénieurs forestiers et des chimistes professionnels », accepte de mettre de l’eau dans son vin à ce sujet et de vanter la « complimentarité [sic] »[48] entre les agronomes et les autres professionnels, mais elle n’en continue pas moins, en parallèle, de multiplier les attaques contre les intrusions des « profanes », qu’il s’agisse du public ou des représentants de l’industrie. De même, si les représentants des architectes, à couteaux tirés avec les urbanistes et les ingénieurs, finissent aussi par admettre le caractère « pluridisciplinaire » de certaines tâches, convenant par exemple que la planification « fonctionnelle [et] esthétique des espaces urbains et régionaux[49] » peut impliquer d’autres experts (« l’architecte, l’ingénieur, le paysagiste, l’économiste, le sociologue, l’animateur social et même le juriste[50] »), ils n’envisagent aucunement d’y ajouter la participation du public. De la même manière, les corporations des urbanistes et des ingénieurs admettent l’idée d’un partage des monopoles entre professionnels, mais sans atténuer leur méfiance à l’endroit du public[51]. Surmontant leurs divergences, les professions de l’aménagement en viennent donc à se définir collectivement par leur opposition aux « charlatans » et à l’ignorance du grand public, en évitant toute référence à l’idée de participation citoyenne pourtant prégnante à cette époque.

Bref, le débat parlementaire de 1972 consolide l’asymétrie de principe entre l’expert et le public. Bien qu’en rupture avec les propositions autogestionnaires ou participationnistes articulées après 1970, cette inflexion dans la représentation de l’expertise paraît surtout en phase avec les politiques officielles de développement régional des années 1960, souvent formulées elles-mêmes en opposition au traditionalisme présumé des populations rurales[52]. Ce n’est pas prendre position que de le constater et d’y voir un trait de l’époque : les délibérations sur le secteur de la santé, tenues sous l’égide de la commission Castonguay, connaissent de semblables tangentes[53], en dépit, là aussi, des pétitions de principe en faveur de la participation.

Les vocabulaires de l’autogestion et de la participation

Il n’empêche qu’à l’occasion de la commission parlementaire de 1972, les vocabulaires de l’autogestion et de la participation n’en sont pas moins mobilisés de façon ponctuelle par quelques acteurs pour contester des dispositions du projet de loi. Ces acteurs, cependant, ne sont pas nécessairement ceux auxquels on aurait pu s’attendre.

La Société Saint-Jean-Baptiste (SSJB) se présente ainsi devant la commission en employant le lexique de la participation, afin d’exiger la nomination de délégués des « corps intermédiaires », comme elle-même, pour « représenter le public » aux conseils exécutifs des corporations professionnelles[54]. Même si cette disposition avait été évoquée par la commission Castonguay, le projet de loi de 1972, en effet, attribue plutôt au ministre le soin de surveiller l’administration des corporations. La SSJB exige donc un retour en arrière en se présentant comme la candidate naturelle au rôle de représentante de la population – une position qui sort un peu du champ gauche, la commission n’ayant vu défiler aucune autre association de citoyens, de patients ou d’usagers à proprement parler. Dans un contexte de reconfiguration de la société civile[55] et de relative marginalisation des anciens « corps intermédiaires », peut-on voir comme un combat d’arrière-garde cette tentative de la SSJB de se substituer d’office à ce que la CESBES appelle « le public[56] » ?

Le vocabulaire de la participation est aussi utilisé, de manière encore plus inusitée, par les corporations professionnelles elles-mêmes. Représentées par un bon avocat (et sous l’égide du Conseil interprofessionnel du Québec, une table des corporations créée en 1964), les corporations présentent leur propre privilège d’autorégulation comme le véritable paradigme de l’autogestion démocratique. Les corporations exploitent alors le vocabulaire autogestionnaire afin d’exiger de l’État qu’il atténue le contrôle du ministre sur leurs exécutifs :

À une époque où on parle d’autogestion et de démocratie de participation, nous croyons qu’on pourrait peut-être commencer par préserver la participation là où elle existe déjà. Et un domaine par excellence d’autogestion et de participation, c’est l’organisation professionnelle [par laquelle] des professionnels s’administrent eux-mêmes[57].

Soutenu par les députés d’opposition, le Conseil interprofessionnel dit ainsi défendre « l’autogestion tempérée » contre « l’ingérence » de la « bureaucratie » d’État[58]. Avec succès, puisque le législateur réduira effectivement l’autorité et la surveillance de l’État sur les corporations[59]. A priori, l’argument peut surprendre, tant le professionnalisme paraît antinomique à la participation du public. Dans les faits, il montre comment les corporations s’abreuvent opportunément aux critiques formulées à l’endroit de la technocratie, y compris en s’inspirant du virage antiétatique que prend à cette époque l’idéal participatif, justement à travers le mouvement autogestionnaire – dont le rapport à l’expertise et à la démocratie n’est d’ailleurs pas, lui non plus, dénué d’ambiguïté[60].

Conclusion

En 1972, la saga du BAEQ et de l’ODEQ n’est donc pas le seul front du débat sur le rôle de l’expertise dans l’aménagement du territoire québécois. Alors que les Opérations Dignité émaillent encore l’actualité, la commission parlementaire sur les professions met elle aussi en scène des prétentions expertes. Des corporations y revendiquent un monopole d’expertise sur de vastes pans de l’aménagement de l’espace, en se fondant explicitement sur le principe d’une radicale asymétrie entre l’expert et le public.

L’épisode aide à mieux saisir l’écologie politique de l’expertise en matière d’aménagement au début des années 1970. D’une part, la commission de 1972 montre en quoi le débat sur l’aménagement du territoire ne se limite pas à une critique de la technocratie ou à l’affirmation d’un idéal participatif, mais que ces discours trouvent aussi dans les positions des corporations professionnelles un contrepoids sérieux. D’autre part, ce coup de sonde incite à insérer l’histoire de l’aménagement rural et forestier à une histoire plus générale de l’expertise qui rassemblerait les multiples visages de l’expert, en y incluant une histoire des groupes professionnels partagée avec d’autres secteurs, comme celui de la santé. De fait, l’épisode de 1972 témoigne du poids non négligeable des politiques du territoire sur la mise en débat plus générale de l’expertise au Québec, les thèmes et préoccupations envisagés à la commission se mêlant aux questions déjà mises à l’avant-scène par les débats sur l’aménagement.

En retour, l’épisode parlementaire de 1972 et la réforme des pouvoirs consentis aux professionnels ont des effets non négligeables sur l’aménagement du territoire, et sur le visage public de l’expertise en général. Alors qu’en 1970-1972, l’avenir post-BAEQ semblait passer par l’appropriation d’expertises par les communautés locales, notamment en ce qui concerne la forêt, la profession s’impose par la suite comme un lieu de plus en plus décisif de discussion sur l’expertise en aménagement : de 1973 à 1976, au moment où le débat public sur la technocratie ou la participation tend à s’estomper, l’Office des professions reçoit les demandes de nouveaux groupes organisés qui revendiquent, au nom de milliers de travailleurs, la création de monopoles légaux pour des « techniciens d’aménagement » ou des « mesureurs de bois »[61]. Les corporations existantes, elles, consolideront ou étendront leurs propres prétentions, dans une « société du savoir » où la profession fermée devient une itération de plus en plus centrale de l’expertise, c’est-à-dire du rôle du savoir non partagé et des tensions qui y sont associées. On ne peut que souhaiter, pour y voir clair, d’autres études sur l’évolution des discours, des stratégies, mais aussi des pratiques concrètes et quotidiennes, des différents acteurs qui cherchent dès lors à trouver leur place d’« expert », quelle qu’elle soit, en aménagement du territoire[62].