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Ce petit livre reproduisant une toile de corde sur fond sombre (bleu et noir) n’attire guère l’attention. L’oeuvre en couverture, un tissage symbolisant le lien social, fait penser à la vogue du macramé des années 1970. Cette représentation d’un patchwork utilisant des fragments de tissu de formes, couleurs et textures diverses, illustre pourtant bien le sujet aux frontières imprécises. Le titre tranche toutefois, comme s’il y avait contradiction dans les termes, et retient le regard : L’invention du bénévolat. S’agit-il vraiment d’une nouveauté ? Et le sous-titre interpelle l’histoire : Genèse et institution de l’action bénévole au Québec. Vaste, ambitieux, difficile sujet !

Sous ces traits anodins, l’ouvrage est un grand livre de sociologie historique, une oeuvre achevée, un travail de longue haleine, une synthèse des recherches comme il s’en publie rarement. L’ouvrage de la collection « Sociologie contemporaine » dirigée par Daniel Mercure est porté par une équipe chevronnée. Tous sociologues de la région de Québec. Éric Gagnon est chercheur au Centre de santé et de services sociaux de la Vieille-Capitale. Il a produit plusieurs travaux originaux sur les soins, l’éthique, le lien social et les phénomènes d’inégalité et d’exclusion. Andrée Fortin est professeure associée au département de sociologie de l’Université Laval. Elle s’est intéressée aux liens entre la culture, l’espace, l’identité et la postmodernité dans l’histoire du Québec, et en particulier aux sociabilités familiales, aux réseaux sociaux et aux banlieues. Amélie-Elsa Ferland-Raymond et Annick Mercier ont toutes deux produit des mémoires et collaboré de longue date avec les deux premiers auteurs ; Ferland-Raymond sur les questions d’identité et d’éthique reliées au bénévolat dans plusieurs associations québécoises pour les années 1900-1960, et Mercier sur le sens de l’engagement bénévole à travers l’analyse des trajectoires de nombreux bénévoles de la région de Québec.

Ce qui est nouveau, de fait, dans l’évolution du bénévolat au Québec, ce ne sont pas les activités bénévoles ou charitables qui existent de longue date, mais l’institutionnalisation, dans la seconde moitié du XXe siècle, d’un secteur d’activités regroupant diverses institutions et pratiques non rémunérées modifiant, dans la foulée, les conditions d’existence, la signification et la place du bénévolat dans la société. Comme l’expliquent les auteurs : « Le bénévolat, comme ensemble spécifique d’activités ou sphère particulière de la vie sociale, et qui se donne des fins communes, reconnu comme tel par des politiques et des discours, doté de ses propres organisations et faisant l’objet de mesures et d’évaluations, est un phénomène relativement récent » (p. 3). L’ouvrage retrace les étapes de cette institutionnalisation. Plus largement, il positionne cette évolution au sein des changements survenus dans la société civile québécoise entre les liens familiaux et sociaux, l’essor du salariat et la professionnalisation de nombreuses sphères d’activités, l’individualisation des pratiques et des identités sexuées, l’attention accordée à la subjectivité individuelle. Ainsi, « […] le bénévolat est une action typiquement moderne en ce sens qu’il est traversé par une forte rationalisation de ses actions, liée à l’institutionnalisation, mais aussi parce qu’il laisse une large part à la subjectivité de ceux et celles qui s’y engagent » (p. 4).

Ces postulats sont étayés sur sept chapitres : les quatre premiers retraçant La genèse du bénévolat et les trois suivants, Le domaine du bénévolat. Cette première partie historique qui occupe pratiquement la moitié du livre (plus d’une centaine de pages) et remonte le temps jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle s’attarde aux « associations charitables et bienveillantes » (chapitre 1), en situant « les oeuvres, entre l’Église et l’État » (chapitre 2), et « les bénévoles, entre sphère publique et sphère domestique » (chapitre 3), et ce, jusqu’à « la Révolution tranquille des bénévoles » (chapitre 4). Les deux premiers chapitres offrent une synthèse inédite et exceptionnellement bien documentée du développement de l’assistance au Québec. Les auteurs s’attardent au contexte dans lequel se retrouvent les laissés-pour-compte, retrace la prégnance de la vision libérale, l’encadrement de la charité, sa dimension confessionnelle, le sens de l’aumône, la variété des oeuvres, des acteurs et des actrices. L’étude se porte sur les deux grandes institutions – l’Église et l’État – qui encadrent le champ des oeuvres, le développement associatif, la coopération et l’action sociale, les loisirs et les oeuvres de jeunesse. On peut y suivre l’évolution des rapports complexes entre ces institutions comme les frontières floues entre groupes, clientèles, secteurs d’activités, etc.

Le bénévolat serait « […] l’un des principaux héritiers des pratiques dites charitables » (p. 172), en s’appuyant sur des valeurs comme le don, la générosité et la solidarité. Mais les manières de faire le bien comme les motifs pour ce faire recouvrent des préoccupations contemporaines comme la liberté, l’égalité, la justice et l’accomplissement personnel. La seconde partie de l’ouvrage nous plonge ainsi au tournant des années 1970-1980 pour nous amener aux portes de l’actualité. Il est question du « secteur bénévole » (chapitre 5), de « l’expérience du bénévolat » (chapitre 6) et des « récits de bénévoles » (chapitre 7). Tous ces chapitres, plus intéressants les uns que les autres, aussi bien pour les historiens et les historiennes que pour toute personne intéressée par la question ou impliquée dans l’expérience du bénévolat, s’appuient sur les résultats d’années de recherche. Qu’y apprend-on ? Que le bénévolat comme secteur d’activités institutionnalisé est le produit d’une culture contemporaine centrée sur le sujet individuel, la recherche identitaire, la quête d’un sens éthique ou moral. Il constitue du même souffle une forme de résistance à l’individualisme ambiant, à la perte de repères familiaux et communautaires.

Cette ambivalence se traduit par de fortes tensions entre la rationalisation des pratiques pour des institutions en quête d’efficacité et les finalités pour les bénévoles en quête de sens. À travers les frontières poreuses avec d’autres secteurs (le secteur étatique, le marché privé, le secteur communautaire) mais aussi d’autres manières de faire (l’entraide, le bénévolat obligatoire, etc.), le bénévolat reste une expérience subjective. À l’heure actuelle, cette expérience mobilise environ le tiers de la population québécoise. L’ouvrage de synthèse, le premier sur la question, s’impose par sa pertinence, la richesse de son propos et sa clarté.