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Au seuil des années 1960, le Québec possédait, du moins si l’on en croit le dernier surintendant de l’Instruction publique, Omer-Jules Desaulniers (OJD), « le meilleur système d’éducation au monde[1] ». Il est vrai que, depuis l’audience privée qu’il avait eue avec le pape Pie XII en septembre de 1949[2], audience au cours de laquelle il avait vanté les mérites de l’organisation scolaire du Québec et le rôle secondaire que l’État y jouait, il ne tarissait pas de superlatifs à l’endroit du modèle québécois qualifié de « merveilleux », « magnifique », « idéal », « exaltant », « le plus parfait qui soit[3] ». Le pape lui ayant répondu qu’un tel système devrait être mieux connu, en catholique obéissant, OJD y avait vu là un « mot d’ordre » et, à son retour, avait glissé, dans plusieurs de ses interventions publiques, un rappel de cet épisode, l’autorité pontificale servant de caution à l’orthodoxie et à la qualité du système éducatif québécois.

L’analyse des interventions publiques d’Omer-Jules Desaulniers, allocutions, discours, causeries et rapports annuels, révèle que l’idéologie catholique traditionnelle en matière d’éducation était largement partagée par une certaine élite nationaliste canadienne-française. Chez le surintendant de l’Instruction publique, cette idéologie l’a amené à justifier à la fois l’histoire et le contenu des structures existantes, de même que les conséquences et les applications qu’on en a tirées dans le fonctionnement de ces mêmes institutions. Cet examen fournit également un éclairage indirect mais intéressant sur le « contrôle » ou le magistère exercé par l’Église catholique dans un domaine fondamental de la culture québécoise. Pour nous, l’idéologie est un ensemble de valeurs, de normes, de croyances, d’idées et de symboles qui légitiment une situation donnée, engagent l’avenir et influencent l’agir[4]. Dans le cas de l’Église catholique, l’idéologie est fondée sur une doctrine ou un corpus théologique fondamental important qui implique la foi en un Dieu trinitaire et qui a nécessairement des incidences sur le comportement religieux et civique.

En ce qui concerne les sources de notre analyse, elles s’inscrivent dans la catégorie de la parole comme instrument de mémoire. Allocutions, discours, causeries et rapports ont la particularité de vouloir informer, justifier et convaincre. Ils veulent renseigner sur une politique à venir, une décision prise ou un programme à compléter. En même temps, ils cherchent à justifier et à défendre les actions entreprises et à en expliciter la rationalité, la pertinence et le bien-fondé. Ce faisant, ils essaient de persuader les divers auditoires auxquels ils s’adressent, tout en légitimant les attitudes et les comportements des acteurs qui en sont responsables, justifiant du même coup la place qu’ils occupent et le rôle qu’ils jouent dans une institution. Le surintendant de l’Instruction publique occupe un poste clé dans l’organisation du système scolaire public québécois et sert de trait d’union ou de tampon entre le pouvoir politique et l’Église catholique.

À titre de surintendant, Omer-Jules Desaulniers a livré des centaines d’interventions. Il n’a conservé que les textes jugés les plus importants. Mais toutes ces prises de parole n’ont pas la même importance ni la même longueur. Pour les cérémonies d’ouverture de nouvelles écoles, il s’appuie, par exemple, sur un canevas préfabriqué et improvise un laïus où il vante généralement la générosité du gouvernement. Il réserve toutefois pour les grandes occasions (discours devant les congrès d’inspecteurs ou de commissaires d’écoles, associations d’éducation ou d’enseignants, clubs sociaux, remises de diplômes honoriscausa, etc.) les interventions plus longues et plus étoffées. En pareil cas, le discours est plus élaboré, tout en comportant des constantes comme les références à l’histoire de l’éducation au Québec, ou encore à l’audience du pape Pie XII cautionnant le système parfait. Le surintendant se fait aussi un devoir de mentionner les investissements financiers considérables, donc la générosité du gouvernement Duplessis. Il se sert également de statistiques sur l’augmentation des effectifs scolaires, du nombre d’écoles et de classes ou d’enseignants, pour apporter la preuve des progrès de l’instruction publique. Il reste toutefois que sur le fond, soit sur la philosophie de l’éducation, le discours est constant, avec deux thématiques principales, l’une concernant les responsabilités respectives de la famille, de l’Église et de l’État, et l’autre sur les objectifs moraux, religieux et intellectuels de l’éducation.

Par définition, les interventions publiques du surintendant sont utilisées pour informer, motiver, persuader et, dans une certaine mesure, contrôler[5]. Elles sont aussi tributaires d’une actualité, voire d’un contexte politique, économique, social et culturel en mutation. Omer-Jules Desaulniers succède à Joseph-Philippe Labarre qui a assumé un intérim de deux ans, à la suite du départ de Victor Doré, qui avait été surintendant de 1939 à 1946. Desaulniers était le huitième titulaire à occuper ce poste névralgique dans l’organisation scolaire du Québec, les deux premiers surintendants de l’Éducation ayant été Jean-Baptiste Meilleur (1847-1855) et le second Pierre-Olivier Chauveau (1855-1867), dans le cadre du Canada-Uni, qui avait prévu l’instauration d’un réseau scolaire unique, mais très rapidement divisé en deux sections autonomes. Après la création du ministère de l’Instruction publique en 1867 et son abolition en 1875, le poste de surintendant de l’Instruction publique est rétabli et celui-ci devient le grand patron du département de l’Instruction publique (DIP) que l’on crée pour protéger l’éducation des « vicissitudes » de la politique. En tant que tel, il est le pilier et le garant du concordat implicite qui est intervenu entre l’Église catholique et l’État québécois, lequel réserve la régie académique du système scolaire public au Conseil de l’Instruction publique. Cet organisme, hérité de la période du Canada-Uni (1856), verra sa composition grandement modifiée par deux lois scolaires provinciales, celles de 1869 et de 1875, avec la création de deux comités confessionnels, l’un catholique et l’autre protestant, tous les évêques catholiques du Québec étant membres d’office du premier. À la suite de plusieurs collisions entre les membres des deux comités, le Conseil de l’Instruction publique entre en hibernation à partir de 1908 et les deux comités poursuivent leur activité séparément. Le divorce durera 52 ans, jusqu’en 1960.

Cela dit, à partir des années 1970, sous l’influence combinée de l’École des Annales, de la sociologie et du mouvement américain d’histoire de l’éducation, l’historiographie de l’éducation au Québec s’est inscrite dans la foulée de la « nouvelle histoire ». Éclatée et fragmentée, celle-ci a exploré plusieurs territoires, dont ceux de l’éducation des filles, de la jeunesse, de l’alphabétisation, des enseignants et de leur formation, de la fréquentation scolaire, de la politique, des institutions et des idées[6]. Au chapitre de la politique, il faut mentionner l’apport de Ruby Heap et de Wendy Johnston qui, sans tomber dans l’anecdote, ont toutes deux mis en lumière les jeux de coulisses et les parades utilisées par les gouvernements libéraux pour riposter aux décisions et aux prises de position de l’adversaire conservateur et ultramontain[7]. Au chapitre de l’histoire des institutions, le Comité catholique a été l’objet de plusieurs études, étant donné le rôle fondamental qu’il a joué dans l’économie générale du système éducatif public québécois[8]. Par ailleurs, du côté de l’idéologie, les travaux publiés jusqu’ici ont mis l’accent sur le courant ultramontain de la deuxième moitié du xixe siècle, sans toutefois toujours souligner l’influence qu’il a eue jusqu’au milieu du xxe siècle et dont le surintendant Desaulniers semble être un représentant[9]. Concernant les surintendants, huit au total, les carrières des deux premiers surintendants de l’Éducation, Jean-Baptiste Meilleur et Pierre Olivier Chauveau, ont amplement été étudiées[10], tandis que celles des six autres, surintendants de l’Instruction publique ceux-là, ont été diversement traitées[11]. Les faits et gestes du dernier surintendant de l’Instruction publique, Omer-Jules Desaulniers, ont été documentés dans la thèse de Bernard Lefebvre et dans la synthèse de Louis-Philippe Audet déjà mentionnées mais c’est la première fois, à notre connaissance, que son discours idéologique est analysé.

Dans les pages qui suivent, nous présenterons tout d’abord les fondements de ce discours basé essentiellement sur l’enseignement traditionnel de l’Église catholique, sur une définition de l’éducation chrétienne ou catholique qui prône la formation intégrale de l’enfant et, en troisième lieu, sur la conviction maintes fois proclamée que tout système d’éducation doit être conforme à la mentalité canadienne-française, donc doit arrimer nécessairement la langue et la foi. Nous verrons ensuite que, parce qu’il est persuadé que le système québécois est idéal, parfait, voire « le meilleur au monde » et dans la foulée de cette approche théorique, le surintendant Desaulniers est d’avis qu’il faut maintenir le système existant et se contenter de l’améliorer, même si l’augmentation de l’aide financière de l’État remet en cause l’un des fondements de ce système, voulant que l’État n’y ait qu’un rôle supplétif. Dans une dernière partie, nous essaierons de montrer comment les principes et les théories invoqués en prémisses se déploient au niveau du Comité catholique, des écoles normales et des instituts familiaux.

Une éducation en accord avec l’enseignement de l’Église et la nation canadienne-française

Pour le surintendant Desaulniers, il ne fait aucun doute que le système d’éducation québécois, en ce qui concerne les catholiques, doit correspondre parfaitement à l’enseignement de l’Église et être conforme à ses directives[12]. Pour appuyer ce constat, il cite deux passages de l’encyclique DivinisIlliusMagistri de Pie XI. Le premier : « L’éducation appartient d’abord à la famille, instituée immédiatement par Dieu pour sa fin propre qui est la procréation et l’éducation des enfants » et « à l’Église, société d’ordre surnaturel et universel, société parfaite aussi, parce qu’elle a en elle tous les moyens requis pour sa fin qui est le salut éternel des hommes » ; et le second : « En matière d’éducation, c’est le droit, ou pour mieux dire, le devoir de l’État de protéger par ses lois le droit antérieur qu’a la famille sur l’éducation chrétienne de l’enfant et, par conséquent aussi, de respecter le droit surnaturel de l’Église sur cette même éducation. » « L’État doit suppléer à ce qui manque » à la famille ; « et compléter cette action lorsqu’elle est insuffisante[13]. » À son avis, l’histoire de l’évolution du système scolaire québécois, de 1789 jusqu’à 1875, démontre que la législation scolaire du Québec est conforme à l’enseignement de l’Église catholique parce qu’elle garantit les droits naturels prioritaires des parents et les droits surnaturels de l’Église, notamment au niveau supérieur, à travers le Conseil de l’Instruction publique et les comités catholiques et protestants, et, au niveau local, à travers les commissions scolaires. Elle éloigne également l’éducation des aléas ou des contingences de la politique, confine l’État dans un rôle de suppléance et assure ainsi une collaboration étroite entre l’Église et l’État, la présence des évêques comme membres exofficio du Comité catholique en étant la preuve évidente.

Un autre constat du dernier « grand patron » du département de l’Instruction publique est que le système scolaire québécois est l’un des meilleurs du monde. Il le justifie par des arguments sociohistoriques : c’est parce qu’il tient compte de la mentalité, des traditions, de l’histoire, du fait français et de la religion catholique, que ce système est le plus parfait qui soit. En effet, à plusieurs reprises, le haut fonctionnaire revient sur le caractère fondamentalement catholique et français du peuple québécois et sur l’amalgame classique entre la langue et la foi. Dans une causerie donnée à l’occasion de la Semaine de la Survivance, il avait proclamé d’une façon péremptoire : « Au Canada français, foi et langue – éléments essentiels de notre culture française – sont intimement liées ; la perte de l’une entraînerait la disparition de l’autre[14]. » L’année suivante, dans le discours de clôture du cinquième congrès de l’ACELF (l’Association canadienne des éducateurs de langue française), il avait déclaré :

Chaque peuple a une manière de penser et de vivre qui lui est propre, le caractérise et le différencie des autres nations. […] Penser et vivre à sa façon est d’ailleurs un droit naturel et la négation de ce droit est l’une des principales causes de mésentente entre les peuples, mésententes qui conduisent à la guerre. De ce droit découle pour tous les membres d’un groupe ethnique le devoir de traduire dans leur vie personnelle l’esprit qui doit animer toute la nation. Cet esprit, c’est en quelque sorte l’idéal qui doit animer, inspirer, orienter et stimuler les pensées, les paroles et les actes. Il a sa source dans les origines, les coutumes et les aspirations de la nation. Or, nous sommes des Canadiens d’origine française et de religion catholique. Toute notre vie doit donc être imprégnée d’un authentique esprit français et d’un catholicisme rayonnant. C’est notre devoir à tous d’agir en Canadiens français et en catholiques toujours et partout. Ainsi, en plus de rester fidèle à nous-mêmes, nous contribuerons à la grandeur du Canada tout entier. Le développement harmonieux en notre pays de deux cultures différentes est en effet une source inestimable d’enrichissement intellectuel et spirituel pour toute la population canadienne[15].

Les buts et les contenus de l’éducation chrétienne sont d’autres arguments invoqués par le surintendant pour justifier l’originalité et la supériorité du système scolaire québécois d’éducation. Pour lui, les véritables contenus de l’éducation ne peuvent être identifiés qu’en fonction de la fin surnaturelle et spirituelle des individus, à l’intérieur d’une perspective ou d’un projet essentiellement catholique, qui préconise une formation intégrale. Il s’en ouvre à son auditoire en 1954 au cours d’une allocution à l’Université de Sherbrooke :

L’éducation suppose deux éléments : l’enfant d’une part ; et le monde où il vit, d’autre part. Or si l’enfant ne change pas, le monde, lui, est en perpétuelle évolution. Celui que nous avons connu dans notre jeunesse était bien différent du monde d’aujourd’hui. Aussi le problème de l’éducation est-il toujours un problème nouveau. C’est pourquoi un effort d’adaptation est constamment nécessaire et ne doit jamais cesser de se renouveler. Mais dans cette transformation continuelle de notre enseignement, il faut tenir compte des vérités immuables qu’il importe de sauvegarder. Parmi ces vérités, la principale consiste dans la nécessité de la formation intégrale de l’enfant[16].

Et pour valider cette affirmation, il recourt au témoignage du pape Pie XII.

S’adapter à l’âge, au tempérament, au caractère, à la capacité, aux justes besoins et aux justes aspirations de l’élève, s’adapter à toutes les circonstances des époques et des lieux, s’adapter au rythme du progrès de l’humanité. Cependant, ce qui caractérise, dans une telle adaptation, la véritable éducation chrétienne, c’est que celle-ci vise constamment à la formation totale de l’enfant et de l’adolescent, afin d’en faire un homme, un citoyen et un catholique complet et équilibré[17].

Dans l’esprit et le discours du surintendant, cette formation intégrale de l’enfant et de l’adolescent est loin d’être un handicap. Bien au contraire. Prenant la parole lors des célébrations du Centenaire du Conseil de l’Instruction publique, le surintendant Desaulniers ne craint pas de dire :

Notre système scolaire est bien différent de celui des autres provinces et des autres pays, mais il ne leur est inférieur en rien. C’est pourquoi nous voulons à tout prix conserver ce régime qui constitue, à mon sens, la partie la plus riche de notre patrimoine national. Il importe donc d’accorder au Conseil de l’Instruction publique, et à ses comités, gardiens et animateurs de ce système, notre confiance toute entière. Puisse-t-il toujours posséder les moyens d’accomplir sa haute mission[18].

Il envisage même, si nécessaire, d’élargir son champ d’action.

Mais l’environnement dans lequel ce système évolue n’est pas de tout repos. Il est nord-américain et, en tant que tel, il représente aussi l’ennemi par excellence pour la survivance française et la vie en français. Au banquet d’ouverture du Ve congrès de l’ACELF, à Trois-Rivières, il avait fait remarquer qu’en raison de la pression des influences étrangères, plus spécifiquement anglo-saxonnes et états-uniennes, la vie en français devenait de plus en plus difficile collectivement et individuellement. Et il avait ajouté :

Nous sommes littéralement envahis par la réclame commerciale des firmes états-uniennes, par le cinéma américain et anglais, et aussi par une certaine littérature étrangère de bas étage. Notre éducation elle-même, familiale et scolaire, n’est pas à l’abri de cet envahissement. Ces influences se présentent parfois sous des dehors si déguisés qu’il faut une grande perspicacité pour les découvrir et un supplément d’énergie pour les combattre[19]

Utiliser le système, non le changer

Ce système idéal et idéalisé, « le meilleur au monde », « le plus parfait qui soit », le surintendant ne croit pas qu’il faille l’abandonner ou le transformer radicalement, mais plutôt l’améliorer, le perfectionner, bref en exploiter toutes les possibilités. Là-dessus le message est clair, voire répétitif. Dans un discours prononcé devant des instituteurs de la Côte de Beaupré, il commence par dénoncer les « critiques formulées contre notre système scolaire inspirées par un désir de destruction plutôt que dans un esprit constructif[20] ». Puis, après avoir noté que les gens du Québec vivent dans le voisinage de provinces à majorité anglaise et d’États américains ayant une population dépassant trente fois celle du Québec, et que ceux-ci ont des régimes scolaires conformes à la mentalité anglo-saxonne et protestante, il déclare :

Notre système à nous, nous l’avons construit de toutes pièces pour qu’il convienne à notre mentalité, à notre langue et à notre foi. Pour ce faire, nos ancêtres ont lutté et ont souffert. Ainsi, à certaines périodes de notre histoire, nos pères ont préféré garder leurs enfants dans une ignorance relative plutôt que de les laisser angliciser et protestantiser dans les seules écoles qu’ils auraient pu fréquenter. Dites-moi, pères et mères de famille, s’il peut exister une douleur comparable à cette douleur de voir ses propres enfants croupir dans l’ignorance ! Cette résistance nous a valu des récits aussi touchants qu’héroïques. Ainsi, vous connaissez sans doute l’histoire de cette glorieuse grammaire française des Ursulines des Trois-Rivières, la seule qui restait alors au Canada, que l’on plaçait précieusement sur un lutrin et que seule la maîtresse avait le privilège de feuilleter, de peur d’user ses pages déjà vieillies[21].

En possession de la vérité et à la tête d’un système parfait, le surintendant Desaulniers n’a que faire de ceux qui voudraient le critiquer. C’est tout juste s’il ne les excommunie pas. Ainsi, au cours de la même intervention, il s’en prend aux

[…] gens se targuant de culture, qui, parce qu’ils ont un peu voyagé en pays anglo-saxons, ou parce qu’ils ont lu des ouvrages sur les systèmes scolaires de ces États, voudraient implanter ici, en territoire catholique et français, les même régimes scolaires, les mêmes plans d’études et parfois les mêmes programmes scolaires ! Je suis d’opinion que ces gens sont dans l’erreur, qu’ils se sont laissés gagner par une philosophie qui n’est pas la nôtre ; qu’ils oublient que nous avons ici des valeurs spirituelles qui nous sont plus précieuses que la prunelle de nos yeux ; que notre mentalité catholique et française exige, pour survivre, un milieu, une ambiance, des cadres qui nous soient particuliers[22].

À la question, que peut-on reprocher de grave à notre régime scolaire actuel ?, il répond en rappelant tout d’abord certaines innovations et initiatives prises au xviiie siècle (la participation de l’État à la création et au maintien des écoles dans les années 1830, l’analphabétisme plus important en France qu’au Canada au début du xixe siècle), mais il insiste surtout sur le caractère juste et équitable de la législation scolaire à l’endroit de la minorité anglaise et protestante, la reconnaissance des droits prioritaires des parents et de l’Église en matière d’éducation et du rôle supplétif de l’État et, finalement, la sanction officielle de l’autorité romaine accordée au système lors de l’audience papale de septembre 1949[23]. Sa conclusion :

Je suis le premier à reconnaître que le rendement de notre régime scolaire peut et doit sans cesse être amélioré. Il nous faut y travailler ensemble, sans pour cela sacrifier des principes ou des valeurs essentielles. […] D’ailleurs les progrès considérables accomplis au cours des dernières années prouvent à l’évidence que les cadres actuels permettent toutes les initiatives et tous les progrès qui ne sont pas incompatibles avec notre mentalité et nos traditions[24].

Dans un autre discours, il avait conseillé d’utiliser le système au maximum, non de le changer :

Notre système possède en germe tout ce qu’il faut pour atteindre cet idéal (la formation morale indispensable au bon citoyen, au patriote éclairé et au chrétien agissant). Il ne nous reste qu’à l’utiliser à fond. Mais pour cela nous devons tous mettre l’épaule à la roue. Il faut d’abord que nous connaissions ses possibilités et que nous nous employions non à tenter d’en modifier la structure profonde ou à la démolir, mais à l’utiliser au maximum. Il m’arrive parfois, lorsque je brosse ainsi un tableau de notre système scolaire, de [le] comparer à une luxueuse limousine, qui pour nous rendre à bon port dans le confort et la sécurité, ne demande qu’à être bien conduite. Les bons conducteurs nous les avons dans les membres du Conseil de l’Instruction publique, d’abord, plus spécialement dans les membres du Comité catholique, dont les évêques font partie exofficio. Nous les avons encore dans les dirigeants de notre province qui n’ont rien de plus à coeur que l’avancement culturel de notre peuple dans le sens de ses origines et de ses traditions. Dans de telles conditions nous réussirons à atteindre notre idéal si, à la suite des autorités, l’opinion publique est maintenue en éveil sur l’importance de ses problèmes et bien disposée à accomplir les sacrifices pécuniaires nécessaires. Les progrès intellectuels et spirituels d’un peuple ne sont pas seulement la responsabilité de quelques hommes mais de toute la population. Il faut que sous la direction de ses chefs elle réagisse favorablement et les appuie de tout son coeur et de toutes ses énergies[25].

Non content de dénoncer vigoureusement les gens qui sont tentés de critiquer les failles de l’organisation éducative existante, le surintendant insiste aussi sur un autre phénomène qui l’inquiète et qui risque d’anéantir le système idéalisé qu’il défend en réduisant le droit prioritaire des parents à l’intérieur de la triade Parents-Église-État. En effet, la participation sans cesse plus importante de l’État au financement du système scolaire brise, selon lui, l’équilibre établi. Il s’en ouvre aux représentants des commissions scolaires urbaines :

Nous ne voulons pas de l’étatisation de l’enseignement chez nous. À nous, donc, d’agir en conséquence. Incitons tous les contribuables à faire les sacrifices nécessaires, de sorte que l’État n’ait que sa fonction supplétive à remplir. Nous savons les autorités très bien disposées à aider et nous nous en réjouissons, mais nous souhaitons vivement que les commissions scolaires puissent disposer, un jour, des revenus suffisants pour faire face à toutes leurs obligations[26].

Entre 1940 et 1953, d’après le surintendant, la contribution financière des commissions scolaires avait triplé, tandis que celle du gouvernement avait été multipliée par 11.

Deux mois auparavant, dans une autre intervention publique, il avait fait part de la même crainte :

[…] dans le passé on a pu parfois nous accuser d’être arriérés au point de vue de l’éducation. S’il y avait quelque fondement à ce reproche, c’est qu’il nous manquait le nerf de la guerre. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur la participation de l’État au maintien des écoles au cours du dernier siècle pour constater que cette participation n’a pas toujours été suffisante pour suppléer à l’incapacité des parents. Mais depuis un certain nombre d’années les choses ont bien changé, à tel point que nous sommes parfois portés à nous demander si cette suppléance n’a pas atteint son point culminant, et si un régime de subventions plus généreuses ne mettrait pas en péril la responsabilité des parents pour nous qui sommes persuadés que l’aide gouvernementale doit se borner à son rôle de suppléance[27].

Les progrès et les problèmes de l’éducation dans les années 1950

En défenseur acharné d’une idéologie conservatrice de l’éducation et d’un système qu’il estime parfait, Omer-Jules Desaulniers profite de toutes les occasions qui lui sont offertes d’en vanter les mérites et de proclamer les progrès qui en résultent. Tous ses rapports annuels sur une période de quinze ans comprennent des développements sur le sujet : le genre littéraire qu’est le rapport officiel le veut ainsi. Il se comporte de la même façon dans ses discours. Un exemple parmi d’autres. En 1954, devant les membres de l’Association canadienne des éducateurs de langue française (ACELF), il passe en revue les progrès matériels, les progrès pédagogiques et les progrès spirituels et moraux de l’éducation au Québec[28]. Au chapitre des investissements financiers, les progrès ont été, d’après lui, prodigieusement rapides. Sur une période de 7 ans, de 1947 et à 1954, les budgets du Département de l’Instruction publique sont passés d’environ 5,5 millions à près de 40 millions de dollars et, sur une période de 10 ans, on a construit 2500 écoles nouvelles contenant 10 000 classes « confortables, hygiéniques et modernes », entraînant des investissements dépassant les 150 millions, dont environ 60 % du total a été assumé par le gouvernement[29]. Juste pour l’année 1953, 375 écoles ont été construites, pour un total de 2000 classes, au coût de 40 millions de dollars, 26 millions étant fournis par le DIP[30].

Au sujet des salaires des professeurs, il estime qu’ils ont grimpé en flèche et affirme que, depuis une quinzaine d’années, le montant des subventions aux commissions scolaires affectées à ce poste a été multiplié par 9 ou 10. Et il précise : « S’ils [les salaires] ne comblent pas encore tous les désirs, c’est qu’on ne peut en quelques années augmenter davantage un même poste du budget[31]. »

Si les progrès matériels, s’empresse-t-il d’ajouter, ont été aussi extraordinaires, les progrès pédagogiques n’ont pas été moins sensibles. En effet depuis quelques années nous avons inauguré un nouveau programme d’études élémentaires qui constitue un petit chef-d’oeuvre de pédagogie et qui, dans cette science, nous place sur un pied avantageux en face des nations les plus avancées[32].

Le surintendant n’hésite jamais à user du superlatif quand il s’agit de son meilleur système du monde. En ce qui concerne le nouveau programme des Écoles normales, que l’on vient tout juste de mettre en application, il invoque le témoignage d’un de nos éducateurs les plus éminents (sans le nommer) voulant qu’il s’agisse là de l’un des plus grands progrès depuis la loi organique de 1846. Dans la même foulée, il mentionne l’introduction récente des quatre premières années du cours classique dans le secteur public et la préparation d’un nouveau programme du primaire supérieur, « inspiré des données les plus modernes de la pédagogie », qu’il espère pouvoir introduire dans les écoles en 1955. Et, dernier progrès digne de mention : la transformation des écoles ménagères en instituts familiaux, des institutions qui, au dire du principal intéressé, « continuent de faire l’orgueil de notre province et attirent les plus grands éloges[33] ».

Et, en tant qu’ardent défenseur de l’éducation chrétienne, le surintendant se sent probablement obligé de terminer cette énumération des progrès par cette réflexion :

Mais c’est notre plus ferme espoir que, grâce à la compétence, au savoir-faire et à la valeur de notre personnel enseignant, les progrès spirituels et moraux ne sont pas moins grands. Sans cela, en effet, rien ne servirait d’avoir des écoles confortables, modernes et hygiéniques, des budgets décuplés et des salaires accrus ; rien ne servirait d’avoir de nouveaux manuels attrayants et les plus beaux programmes au monde si, en même temps qu’ils dispensent l’instruction, nos maîtres ne donnent pas à la génération de demain cette formation morale indispensable au bon citoyen, au patriote éclairé et au chrétien agissant[34].

Malgré sa volonté évidente d’insister sur les progrès enregistrés par son système parfait, le surintendant ne peut toutefois pas éviter totalement d’évoquer les problèmes rencontrés pendant les années 1950. Retiennent alors son attention l’explosion des effectifs scolaires, et les incidences qu’elle a sur l’effort financier à consentir pour la construction des écoles, ainsi que le recrutement, la formation et la rémunération des enseignants. À de rares occasions, il lui arrive également d’aborder le dossier capital de la coordination de l’enseignement.

Pour lui, le problème majeur semble être celui de l’explosion des effectifs scolaires. Il aborde la question devant un auditoire de commissaires d’écoles. Des prévisions du Service de statistiques du Département de l’Instruction publique fixant l’augmentation des élèves à 250 000 entre 1955 et 1960, le surintendant déclare :

[…], j’ai la vague impression qu’il [le Service] est encore en-dessous de la vérité. Alors, Messieurs les Commissaires, vous devez donc prévoir dans votre administration que dans 5 ans, puisque l’année scolaire actuelle est l’année scolaire 1954-1955, vous devrez admettre dans vos écoles 250 000 nouveaux élèves, c’est-à-dire un quart de million d’enfants. Inutile de vous dire que nous autres au Département nous essayons de prévoir ce développement[35].

Concrètement, cette projection signifie que l’on devra arrimer l’offre à la demande, soit augmenter le nombre d’écoles et d’enseignants. Elle signifie également une augmentation des dépenses, pour les Commissions scolaires, le département de l’Instruction publique et le gouvernement de la province[36].

Au sujet de la coordination de l’enseignement, le surintendant estime que l’intégration des sections classiques dans le secteur public complète adéquatement le cours secondaire qui comprend désormais trois divisions : une section générale (avec trois options), une section commerciale et une section classique, permettant ainsi d’atteindre, dans une large mesure, l’objectif que l’on recherchait, soit la coordination horizontale et verticale de l’ensemble du cours[37]. Les collèges classiques ne pouvaient plus suffire à la demande depuis 1940 et l’ouverture des sections classiques dans les écoles des commissions scolaires, même si elles ne le sont qu’à titre expérimental, a reçu l’aval du sous-comité de coordination de l’enseignement qui a fait rapport en 1953.

Le surintendant tient d’ailleurs en haute estime le cours classique et la formation gréco-latine. Devant les membres de la Fédération des collèges classiques, il qualifie celle-ci d’incomparable et essaie de le prouver à l’aide de divers témoignages, dont celui du médiéviste Étienne Gilson. Rappelant que sa fonction l’amène à rencontrer des milliers d’éducateurs et d’administrateurs, il affirme que le cours classique « forme des hommes équilibrés, souples, capables de s’adapter à toutes les situations, à tous les problèmes, à toutes les fonctions. Leur sens de l’observation, la sûreté de leur jugement, leur tact, en font des hommes qui tranchent sur la masse[38]. »

L’homme qui a appris à réfléchir, qui est rompu au travail d’analyse et de synthèse, qui respecte la hiérarchie des valeurs, est plus apte qu’un autre à trouver des solutions rapides et justes, ceci même dans des activités qui ne semblent avoir aucun rapport avec les matières étudiées dans le cours classique[39].

Il se demande ensuite si le cours classique traditionnel répond aux exigences de notre époque. Les transformations récentes des programmes notamment en sciences et mathématiques ayant selon lui entraîné une surcharge qui risque de nuire aux études gréco-latines proprement dites, il s’en remet aux dirigeants actuels du soin de prendre les décisions qui s’imposent dans les circonstances[40].

Comment peut-il concilier cette défense du cours classique et le fait que de plus en plus d’étudiants du secondaire entrent à l’Université sans être munis du baccalauréat ès arts ? Le surintendant prend acte de cette réalité, mais du même souffle, il s’empresse de réclamer la sollicitude de ses auditeurs pour les étudiants du secteur public désavantagés, à son avis, par trois ans de moins d’études préparatoires que les bacheliers[41].

Le Comité catholique : un sénat efficace

Si, dans le discours officiel d’Omer-Jules Desaulniers, les critiques, les progrès et les problèmes de l’éducation québécoise des années 1950 sont, dans le premier cas, rejetés, dans le second, vantés parfois démesurément et, dans le troisième, quelque peu bémolisés, d’autres éléments du « meilleur système d’enseignement au monde », tels les instituts familiaux, les écoles normales sont présentés sous un jour tout à fait favorable, voire privilégié. Le Comité catholique est de ce nombre.

En tant que surintendant de l’Instruction publique, Desaulniers préside les réunions du Comité catholique du Conseil de l’Instruction publique. De toute évidence, la présence de l’ensemble des évêques du Québec et d’un nombre équivalent de laïques, notaires, avocats, juges et anciens hommes politiques, l’impressionne beaucoup. En tout cas elle garantit, selon lui, la légitimité démocratique de l’institution. Dans une longue causerie qu’il prononce devant le Club Richelieu de Montréal et qu’il utilise par la suite en plusieurs versions[42], une fois mentionnées quelques réalisations récentes, il ajoute :

Toutes ces réalisations sont dues, dans une large mesure, à l’action des dirigeants de notre enseignement, surtout du Comité catholique du Conseil de l’Instruction publique. Ce comité est un peu un sénat qui ratifie, modifie ou écarte les suggestions qui lui sont faites par divers organismes chargés par lui d’étudier telle question en particulier. Il peut être considéré comme l’organisme directeur de l’enseignement catholique dans la Province. En effet, tout ce qui touche à la pédagogie, à la morale, et à l’organisation disciplinaire relève de ses attributions. Il lui appartient par conséquent d’élaborer les programmes d’études et d’établir les règlements relatifs aux examens, aux manuels et à la formation du personnel enseignant. La présence des évêques au Comité catholique montre combien dans la Province la collaboration est complète entre l’Église et l’État[43].

De l’avis du surintendant, le fonctionnement du Comité catholique constitue aussi un bon exemple de démocratie en action. Il explique alors que le Comité catholique ne siège en principe que quatre fois par année, mais qu’entre-temps un travail important s’effectue dans des commissions, des sous-commissions et des sous-comités « dont font partie nos meilleurs pédagogues[44] ». Au niveau des sous-comités, constitués généralement de six spécialistes, le travail porte sur une matière en particulier et des projets de programmes ou de manuels. Le sous-comité fait rapport à une sous-commission composée d’une quinzaine d’éducateurs non spécialisés, laquelle fait rapport à une commission composée d’un certain nombre de membres du Comité catholique. Cette commission

situe la question dans l’ensemble de l’éducation et l’examine sous ses aspects philosophiques, social et administratif avant de formuler ses suggestions au Comité catholique. Ainsi rien n’est laissé au hasard et la moindre partie d’un de nos programmes comme le plus humble de nos manuels font l’objet d’une étude approfondie par des dizaines de nos éducateurs et de nos dirigeants les plus compétents[45].

Le discours qu’il prononce lors de la dernière session du Comité catholique, le 26 février 1964, l’amène à faire un survol des soixante-quinze ans d’activité de l’institution et à dégager ce qu’il considère comme trois faits marquants[46]. Il soutient tout d’abord que « l’influence du Comité catholique s’est fait sentir davantage par son autorité morale que par ses pouvoirs juridiques véritables[47] » ; deuxièmement, que « toute extension de la juridiction du Comité catholique a toujours eu un succès rapide et décisif sur l’évolution du système d’enseignement du Québec[48] » et, troisièmement, que « toute loi facilitant davantage la fréquentation des écoles ou le financement de l’éducation par les commissions scolaires a toujours eu pour effet des progrès sensibles et immédiats[49] ». La relation de cause à effets de ces « faits marquants » est toutefois loin de s’imposer.

Pour justifier la première affirmation, le surintendant déclare que, jusqu’en 1956, le Comité catholique n’avait pas juridiction sur l’enseignement secondaire, même si le nombre de classes de cet ordre augmentait et que la qualité de l’enseignement proposé s’améliorait. Ce qui est vrai, puisque la Loi de l’Instruction publique prévoyait l’existence d’un cours primaire complémentaire et d’un primaire supérieur, mais non celle d’un cours secondaire. Cependant, sur le plan de l’évolution concrète du système, le secondaire n’était fondamentalement qu’une nouvelle appellation mieux contrôlée du primaire complémentaire et du primaire supérieur.

Il affirme également que le Comité catholique n’a jamais eu de pouvoirs de coordination entre les écoles sous sa juridiction et l’enseignement privé, qu’il soit classique ou universitaire. Encore là, la chose est techniquement vraie et juridiquement exacte. Mais les évêques siégeant au Comité catholique portaient deux chapeaux, étant aussi les ultimes responsables du réseau de collèges classiques et d’universités. S’ils avaient eu la moindre volonté de coordonner l’enseignement public et l’enseignement privé, quelques démarches auprès des autorités politiques auraient suffi pour changer la situation assez rapidement. Le blocage était ailleurs, plutôt au niveau de l’idéologie. Les décisions prises dans les années 1950 relativement à la coordination de l’enseignement n’ont jamais réglé le problème pour de bon et il faudra attendre la parution du rapport de la commission Parent et la création d’un ministère de l’Éducation pour que l’on puisse procéder à une révision en profondeur des structures, donc à une véritable coordination de l’enseignement à ses divers degrés.

La vogue des sections classiques et l’expansion prise par l’enseignement secondaire dans le système public sont pour le surintendant la preuve que toute extension de la juridiction du Comité catholique a toujours eu une influence rapide et décisive sur l’évolution du système d’enseignement québécois. En 1964, les sections classiques n’accueillaient que 10 428 étudiants, ce qui est plutôt marginal. Et la progression des effectifs du cours secondaire qui, en quinze ans, étaient passés de 43 000 à 255 000 étudiants, résultait plutôt de la conjonction de trois phénomènes : l’explosion démographique, les besoins du marché de l’emploi et la nouvelle philosophie de l’éducation. Les législations ont suivi des tendances lourdes plutôt que généré les changements.

D’après le surintendant Desaulniers, la loi de la fréquentation scolaire obligatoire jusqu’à 14 ans (1943), de même que celles assurant la gratuité des manuels et la suppression de la rétribution (1944) ont entraîné des progrès sensibles et immédiats sur la fréquentation scolaire, tandis que les deux lois pour assurer le progrès de l’éducation sous Duplessis en 1946 et 1956 « nous ont valu ces augmentations vertigineuses des traitements des instituteurs et cette multitude de constructions d’écoles qui sont venues métamorphoser le visage scolaire de la Province de Québec[50] ».

Par ailleurs, les effets des lois adoptées en 1960 (juridiction du Comité catholique sur l’enseignement secondaire, subventions au transport des écoliers, création des écoles secondaires régionales) et de celles contenues dans la Grande Charte de l’éducation, pendant les premiers mois de Paul Gérin-Lajoie au ministère de la Jeunesse, auraient favorisé, en prévoyant un nouveau mode de financement, le libre choix des parents entre les institutions indépendantes et les écoles publiques, et contribué à l’amélioration du financement des commissions scolaires[51]. La réalité est probablement plus prosaïque : toutes ces mesures ont plutôt corrigé ponctuellement et en catastrophe des problèmes de structures, de financement et de programmes, dans le cadre du système public existant.

Au cours de ce même bilan rétrospectif, le surintendant Desaulniers recourt à la même technique utilisée précédemment dans ses interventions publiques, la citation de statistiques, relatives à la fréquentation scolaire, au nombre d’écoles et d’enseignants, au transport scolaire, tout en soulignant la disparition graduelle des écoles de rang, la centralisation des écoles en milieu rural et urbain, de même que la liste des programmes améliorés ou transformés. Et, en guise de conclusion, il déclare :

Si l’on tient compte des limites de ses pouvoirs et des sommes affectées à l’éducation par les divers Gouvernements qui se sont succédé au cours de cette longue période [88 ans], je crois que l’on peut affirmer, sans crainte d’erreur, que le Comité catholique a rempli avec succès la tâche de diriger l’instruction publique qui lui avait été confiée par la Législature, en 1875[52].

Et après avoir remercié les membres présents et ses collaborateurs immédiats, il reconnaît qu’une « […] époque de l’histoire de l’éducation de la Province de Québec est révolue » et souhaite à ceux qui prennent la relève « […] de réaliser la formule idéale d’éducation vers laquelle nous tendons tous[53]. »

L’enseignement : une vocation et une profession

Les écoles normales et la formation des enseignants figurent au premier plan des préoccupations du Comité catholique dans l’accomplissement de son mandat. En 1948, au moment de l’entrée en fonction d’Omer-Jules Desaulniers, le Québec comptait 42 écoles normales de filles, 3 de garçons, 15 scolasticats-écoles normales de religieux et 27 scolasticats-écoles normales de religieuses, soit 86 institutions. Des 5462 élèves qui les fréquentaient, 2644 avaient obtenu un brevet d’enseignement[54]. Au nombre de 106 en 1954-1955, les Écoles normales accueillaient 5644 élèves et, en 1962, 12 500[55].

Le surintendant, qui voit dans les écoles normales des foyers de culture où se développe l’esprit de dévouement et d’abnégation[56], met la barre très haute pour le personnel enseignant et devient même lyrique lorsqu’il écrit dans l’un de ses rapports annuels :

Quelle que soit la valeur du programme et des manuels, le succès de l’éducation ne sera assuré qu’avec le concours de maîtres à la hauteur de leur tâche. Le titulaire de classe est la pierre angulaire de l’édifice scolaire ; il est l’âme de l’éducation. Il doit poursuivre et parfaire ce qui a été commencé dans le milieu familial, la formation de l’école se conjuguant avec l’éducation familiale. De la compétence du maître dépend le bon fonctionnement du mécanisme scolaire. Il est un artisan qui, de matériaux divers, produit une oeuvre d’art. Nous admirons cet artisan qui modèle une figure dans la glaise. Plus admirable encore est l’instituteur qui pétrit des intelligences. Dans l’éducation plus qu’ailleurs, le devoir de se surpasser incombe[57].

Pierre angulaire de l’édifice scolaire, âme de l’éducation, artisan ou artiste c’est selon, l’enseignant, qui a besoin non seulement de formation professionnelle, mais aussi de formation morale et religieuse, doit surtout et avant tout avoir la vocation. Dans un discours à l’École normale Laval, évoqué précédemment, le surintendant reprend à son compte l’argument longtemps utilisé pour justifier le dévouement et les bas salaires des instituteurs : « […] l’enseignement est une vocation : la première après le sacerdoce. Ceux qui s’y dévouent, corps et âme, ont droit à la reconnaissance de la population[58]. » Pourtant, dix ans plus tôt, dans son Rapportannuelde 1952-1953, il s’était montré plus terre à terre : « […] l’un des agents les plus importants du succès de l’enseignement, sinon le plus important, est le maître. Le vieil adage “tant vaut le maître, tant vaut l’élève” reste toujours d’actualité. » Et il avait enchaîné :

Pour être à la hauteur de sa tâche, l’instituteur et l’institutrice de notre temps doivent posséder, en plus d’une solide formation intellectuelle et morale, une connaissance approfondie de la psychologie de l’enfance et de l’adolescence. Des notions justes sur la transformation de la société et l’évolution des idées leur sont également nécessaires. La valeur personnelle est en outre très importante, car il est reconnu que le maître influence plus ses élèves par ce qu’il est que par ce qu’il dit[59].

Dans le même document, le surintendant rappelait que le nouveau programme des écoles normales préparé par des spécialistes mettait l’accent sur la formation professionnelle et tenait compte des données les plus récentes de la pédagogie et des besoins particuliers de notre milieu. Le nouveau programme comprenait l’ajout d’une année de scolarité au niveau des études et était complété par une nouvelle politique de prêts – bourses pour les élèves des écoles normales, les montants variant entre 50$ et 200$ par année[60]. Trois ans plus tard, ces réformes effectuées dans le secteur des écoles normales l’incitaient à bémoliser le problème récurrent des enseignants sans brevet officiel :

Aujourd’hui, nous pouvons affirmer avec fierté que nos écoles normales ne le cèdent en rien à celles des autres provinces et des autres pays. En vertu de la loi scolaire, les membres des congrégations religieuses instituées pour fins d’enseignement, de même que les prêtres et les membres du culte, peuvent enseigner dans les écoles publiques sans être munis d’un diplôme officiel. Je suis heureux de proclamer à leur louange que plus de 85 % d’entre eux possèdent un brevet d’enseignement sans cependant y être légalement tenus. Du côté des laïcs, il y avait en 1945, 1381 instituteurs et institutrices sur 19 380 n’ayant pas qualité pour enseigner, et en 1956-57, 2869 sur 33 717. Toutefois, plusieurs centaines d’instituteurs, quoique ne possédant pas les qualités requises au sens de la loi, détiennent des titres universitaires ou des certificats d’études supérieurs à la 11e année[61].

Pendant ses quinze ans de surintendance, le commandeur Desaulniers réclamera, au moins à deux reprises, l’élaboration d’une pédagogie canadienne-française[62]. Pour lui, cela consiste en une « pédagogie moderne, sans doute, c’est-à-dire basée sur les plus récentes découvertes des sciences humaines, mais pédagogie adaptée à notre culture et à nos traditions[63] ». À Sherbrooke, il met en garde les éducateurs contre les théories pédagogiques de John Dewey sur l’école active et l’apprentissage par projets (learningbydoing)[64]. Les théories de Dewey ne laissent pas de lui être suspectes. La raison en est que « […] sous le couvert de la démocratie, qu’il considère comme le souverain bien en éducation, sa philosophie est franchement matérialiste, utilitaire, même amorale, et se traduit le plus souvent par des exposés confus qui répugnent à notre génie latin[65] ».

Je vois un grave péril pour nos jeunes éducateurs, qui n’ont pas encore acquis une solide culture générale, de s’abreuver à de telles sources. J’y vois d’abord un danger pour les idées qu’ils propageront dans leur milieu respectif et qui, par leur nouveauté, ne manqueront pas de faire de nombreux prosélytes. Je vois aussi une menace à la pureté de notre langue dans la fréquentation d’un auteur dont les écrits sont le plus souvent imprécis, par surcroît mal traduits, et répugnent à notre désir bien français de clarté[66].

L’éducation des filles, futures épouses, mères et femmes au foyer

Tout comme les écoles normales, l’enseignement ménager occupe également une place de choix dans le mandat privilégié par le Comité catholique. Desaulniers ne manque pas de rappeler d’ailleurs que cet enseignement qui, « dans ses cadres actuels, fait l’admiration de tous ceux qui considèrent la famille comme le fondement de la société » et qui « […] est tout orienté vers l’exaltation de la vie familiale[67] » comptait, en 1937, 16 écoles ménagères régionales. Quinze ans plus tard, les écoles ménagères avaient changé de nom pour devenir des « instituts familiaux » et elles étaient au nombre de 43. En 1937, elles ne recevaient que 225 élèves, quinze ans plus tard les inscriptions totalisaient 2570[68]. Dans l’optique du surintendant Desaulniers, elles étaient beaucoup plus que des écoles techniques féminines :

Il y a quinze ans, nos écoles ménagères étaient, dans l’ensemble, des institutions d’éducation féminine où les jeunes filles recevaient, en plus de la culture générale, un entraînement pratique aux travaux domestiques, mais auquel on n’avait pas encore pensé d’insuffler l’âme qui les caractérise aujourd’hui. Mgr [Albert] Tessier a vite compris que les écoles ménagères ne doivent pas se limiter à jouer le rôle d’écoles féminines techniques. Ce serait trop peu. Elles doivent être et sont réellement, grâce au souffle que leur a communiqué celui que nous fêtons aujourd’hui, des sanctuaires où se préparent à remplir dignement leur rôle de femmes, d’épouses et de mères, les jeunes filles qui les fréquentent. Et dans ce but, elles cultivent leur esprit par les disciplines intellectuelles ; elles acquièrent ces belles manières caractéristiques à la race française ; elles apprennent à manier l’aiguille et à composer de succulents menus. Mais cela, non pas comme une fin, mais seulement comme moyen d’entretenir au foyer la lumière de l’affection, la chaude atmosphère et la cohésion familiale. Nos écoles ménagères ont trouvé une âme qui vivifiera nos foyers de demain[69].

Le surintendant, qui véhicule des stéréotypes partagés par une partie de la classe bourgeoise et cléricale, justifie l’existence de ces « sanctuaires » féminins, en invoquant la différence de nature entre l’homme et la femme, le fait que, d’après les statistiques, près de 80 % des femmes contractent mariage et deviennent maîtresses de maison et que les carrières féminines sont généralement de courte durée. Pour illustrer son premier argument, il propose un collage de citations empruntées à Alexis Carrel et à Pierre Dufoyer[70] : « […] si l’homme et la femme sont différents l’un de l’autre, (ils) sont complémentaires. Les « activités [de la femme] ne sont pas moins élevées que celles des hommes, mais d’un caractère différent ». Et « leurs psychologies restent fondamentalement différenciées jusqu’à l’extrême vieillesse[71] ».

Non seulement les rôles de la femme et de l’homme sont-ils complémentaires, ajoute le surintendant, mais encore « […] vouloir préparer [la femme] à mener une vie d’homme et lui faire compétition dans son domaine propre, serait agir contre la nature[72] ». « La science moderne proclame de plus en plus ces vérités en nous apprenant que non seulement la constitution physique et psychologique de la femme et de l’homme diffèrent [sic], mais que leurs cellules, leurs humeurs, leur sang même portent l’empreinte anatomique et chimique de leur sexe[73]. » Se fondant encore sur l’opinion de Carrel, il n’hésite pas à affirmer : « Dans les circonstances, vouloir donner la même formation à la jeune fille et au jeune homme, c’est tenter de faire dévier le but du Créateur. C’est, nous dit Carrel, une conception surannée ; une survivance de l’ère préscientifique de l’histoire de l’humanité[74]. »

D’après lui, la pédagogie à la base du nouveau programme d’études élémentaire respecte ces aspirations diverses lorsqu’elle demande de tenir compte des différences individuelles. Et il poursuit :

Si, dans l’éducation, il ne faut pas perdre de vue les différences entre individus, à plus forte raison doit-on tenir compte des différences fondamentales entre les deux sexes. Pour former une femme, il ne suffit donc plus de lui apprendre à confectionner ou à repriser des vêtements et à préparer de bons repas. Beaucoup d’hommes peuvent le faire avec autant d’habileté. Mais il s’agit de faire épanouir son âme féminine, de l’entraîner à exécuter ses travaux en leur imprimant le cachet de sa personnalité féminine, en les spiritualisant, en les vivifiant de son âme faite pour aimer, se dévouer et répandre la joie autour d’elle[75].

À l’occasion d’une autre intervention devant les représentants des instituts familiaux, le surintendant soutient que, parmi toutes les écoles qui s’adressent aux femmes, les instituts familiaux seront celles qui influenceront l’avenir du peuple « parce que la formation que l’on y donne n’a pas tant pour but la préparation immédiate à une carrière souvent éphémère, mais la préparation à toute la vie normale de la femme[76] ». D’après lui, la durée de la carrière d’une femme est courte. Il donne comme exemple la carrière des institutrices qui ne dépasse pas six ans. En admettant que les progrès de l’hygiène et de la science médicale ont fait grimper la durée moyenne de vie de 60 à 65 ans, il importe donc beaucoup plus de « préparer les femmes de demain à leur vie active, qui durera encore de 40 à 50 ans, plutôt qu’à une carrière qui, en moyenne, ne dépassera pas 7 ou 8 ans[77] ».

Ce jugement sur la brièveté des carrières féminines est basé, en partie, sur les statistiques officielles du dernier recensement fédéral, voulant que

[…] près de 80 % des femmes contractent mariage et, par conséquent, deviennent des maîtresses de maison. Comme c’est le devoir de l’État et des éducateurs, poursuit-il, de travailler d’abord pour la masse de la population, vous voyez tout de suite la grandeur et l’importance du rôle joué par nos Instituts familiaux, qui visent à former avant tout des femmes dans toute l’acception du terme, des épouses et des mères. C’est le cas de dire, nos Instituts familiaux ne prennent pas l’accessoire pour l’essentiel, et ne se laissent pas induire à considérer comme permanent ce qui n’est que passager[78].

De toute façon, le réseau des instituts familiaux a occupé une place somme toute marginale dans l’ensemble des différents réseaux éducatifs québécois. Dans la conclusion de son étude sur l’enseignement ménager-familial, Nicole Thivierge estime que les statistiques montrent « avec assez de justesse que la publicité faite autour du mouvement [des instituts familiaux] donne une fausse impression de son importance[79] ». Pour sa part, la Commission Parent estimera, dans son Rapport, que la filière des instituts familiaux était trop étroite et elle recommandera tout simplement de l’intégrer à l’enseignement secondaire polyvalent[80].

Conclusion

Chez le dernier surintendant de l’Instruction publique, Omer-Jules Desaulniers, l’idéologie en matière d’éducation est basée sur la conception chrétienne de l’éducation qui privilégie le rôle des parents et de l’Église et la formation totale de l’enfant, mais où, en fait, la formation intellectuelle et la socialisation sont subordonnées à la formation morale et religieuse. Elle s’appuie sur trois arguments principaux : le modèle fourni par la doctrine catholique, le témoignage de l’autorité pontificale et, en troisième lieu, le fait qu’au Canada français tout système éducatif doit être conforme à la mentalité, à l’histoire et aux aspirations d’une population à la fois catholique et française. En plus d’être triomphante et triomphaliste, le premier intéressé considérant que le système éducatif québécois est idéal, parfait, voire le meilleur au monde, cette idéologie ne souffre d’aucune contestation.

Dans son ensemble on peut dire également que le discours idéologique porté par Desaulniers ne voit pas d’un très bon oeil l’environnement anglo-saxon et américain, toujours perçu comme menaçant. Il fait voir le système scolaire québécois comme largement démocratique en évoquant la représentativité des élites civiles et religieuses, hypostasie les humanités gréco-latines, montre peu d’enthousiasme pour l’éducation complète des filles, présente de la condition féminine une vision étriquée qui cantonne la très grande majorité des femmes dans le rôle d’épouse, de mère et de femme au foyer, et se montre réticent par rapport à la pédagogie nouvelle. Tout en reconnaissant que le monde change et évolue, mais s’appuyant simultanément sur une histoire presque séculaire et sur la tradition, interprétées du reste à la lumière du discours nationaliste et providentialiste de l’abbé Groulx relayé par Gérard Filteau, la vision du monde de Desaulniers soutient que l’enfant ne change pas et qu’en éducation il existe des valeurs et des méthodes éternelles qu’il faut respecter et préserver.

Face à l’explosion des effectifs scolaires, dont il est incapable d’évaluer toutes les conséquences, et aux remises en question du système d’éducation québécois, dont il ne semble pas en mesure de déterminer l’envergure et les enjeux, en porte-à-faux par rapport à la nouvelle philosophie de l’éducation centrée sur l’individualité de l’enfant et qui voit dans celle-ci un outil de progrès économique, technologique et social, en même temps qu’un droit démocratique des individus, Desaulniers se trouve peu outillé et surtout peu inspiré pour trouver des solutions globales aux défis qui s’annonçaient et qui étaient déjà en gestation depuis plusieurs décennies.

Face à ces défis, le bref passage au pouvoir des libéraux entre 1939 et 1944 avait représenté une certaine rupture avec l’idéologie véhiculée par l’Église et reprise par Desaulniers ensuite, indiquant par le fait même que la vision catholique de l’éducation, traditionaliste et conservatrice, était loin d’être généralisée. Bref, cette rupture avait montré qu’une autre approche était possible, moins doctrinaire et plus pratique, réformiste « managériale » ou pédagogique qui débouchait sur d’autres solutions. Non seulement ces solutions étaient-elles souhaitables, mais, parce qu’elles étaient marquées au coin de l’interventionnisme de l’État, elles étaient réalisables sur le plan financier, philosophique et structurel. C’est dans cette optique qu’il faut interpréter les différentes mesures prises par le surintendant Victor Doré fortement épaulé par Hector Perrier et le premier ministre Godbout, en particulier la fréquentation scolaire obligatoire jusqu’à 14 ans, qui a fini par recevoir l’aval du Comité catholique.

Parce qu’il se considère comme la courroie de transmission des décisions des membres du Comité catholique, et parce qu’il conçoit son rôle comme celui d’un exécutant, au service d’un gouvernement préoccupé presque uniquement par le financement de l’éducation et la construction d’écoles, le surintendant Desaulniers s’est privé du pouvoir d’initiative attaché à son poste que certains de ses prédécesseurs (Gédéon Ouimet et Victor Doré, par exemple) ont su utiliser avec entêtement, adresse et subtilité, dans le cadre du « concordat » implicite passé en 1875 entre le pouvoir politique et l’Église catholique. Il est vrai qu’il n’avait ni la préparation intellectuelle ni l’étoffe d’un réformateur.

Duplessis étant mort[81], le Parti libéral ayant repris le pouvoir avec un programme de changement et la Commission Parent ayant puissamment contribué à baliser l’avenir immédiat, « le meilleur système d’éducation au monde » a été transformé en quelques années, entraînant du même coup le recul de l’idéologie éducative catholique et son remplacement par une idéologie plus ouverte, plus pragmatique, plus démocratique et plus en accord avec l’évolution récente de la société québécoise et de la société canadienne.

Cette nouvelle vision de l’éducation reconnaissait le rôle primordial de l’État en matière d’éducation publique mais, en même temps, conservait une place légitime à l’idéologie catholique, qu’elle essayait toutefois de cantonner dans les limites de l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Il faudra attendre l’amendement de l’article 93 (1997), la création de commissions scolaires linguistiques (1998), l’abolition des structures confessionnelles (2000), la décision du gouvernement du Québec en 2005 de ne plus avoir recours aux clauses dérogatoires prévues dans la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et, finalement, l’adoption du projet de loi 95 au cours de la même année pour que la confessionnalité juridique de l’ensemble du système scolaire québécois soit chose du passé[82]. Cette abolition est entrée en vigueur en 2008.