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Depuis quelques années, le champ de l’histoire intellectuelle se porte plutôt bien au Québec. Les études de qualité se font de plus en plus nombreuses et l’importance accordée aux idées croît progressivement au sein de la communauté historienne. Par ailleurs, après trois décennies où les rares études en histoire intellectuelle avaient tendance à porter sur le libéralisme, les idées conservatrices sont maintenant au coeur des activités de recherche. Sans chercher à retourner au paradigme des « trois dominantes de la pensée canadienne-française », les chercheurs associés à la nouvelle sensibilité historique souhaitent toutefois démontrer l’importance des idées de droite dans la culture intellectuelle du Canada français aux XIXe et XXe siècles[2].

Cet effort doit s’accompagner, à nos yeux, d’un travail de réflexion sur la diversité des droites intellectuelles du Québec et du Canada français. Plusieurs grands débats de société ont divisé une droite traversée historiquement par de nombreuses tendances : ultramontaine, nationaliste, corporatiste, fasciste, créditiste, etc. La présente étude cherche à illustrer la diversité doctrinale des droites intellectuelles en explorant la pensée d’un des principaux représentants du loyalisme canadien-français : sir Thomas Chapais (1858-1946). Cet homme politique et historien s’insère dans une tradition intellectuelle qui puise ses racines dans la fin du XVIIIe siècle, époque où émergent les idées de droite au Canada français. Cette droite sera d’ailleurs marquée par un fort attachement à l’égard de la Couronne et des institutions britanniques pendant plus d’un siècle.

Pourtant, le loyalisme canadien-français n’a pas suscité énormément d’intérêt chez les chercheurs, possiblement parce que cette doctrine qui s’est étiolée au cours du XXe siècle n’a pas laissé de véritable postérité intellectuelle. Le jésuite Jacques Monet, un des derniers représentants du loyalisme canadien-français, fut également un de ses observateurs les plus assidus. Dans The Last Cannon Shot : A Study of French Canadian Nationalism, 1837-1850, il souligne qu’un « unemotional loyalism was weaved into nationalism in the 1840s ». Pour Monet, le rattachement progressif des élites canadiennes-françaises aux institutions britanniques et à la Couronne qui survint durant cette décennie « saved French Canada and the British connection as well ». Le lien impérial ne pouvait durer sans le consentement des Canadiens français, tandis que la survivance nationale, inversement, dépendait de la puissance et de la magnanimité de la Grande-Bretagne[3].

Parmi les historiens plus récents, Yvan Lamonde est sans doute celui qui a accordé le plus d’importance au loyalisme dans ses écrits. Dans le premier tome de son Histoire sociale des idées au Québec, il note que le conservatisme canadien-français de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle était fondamentalement loyaliste. Le clergé, principal vecteur du loyalisme à cette époque, embrasse cette doctrine par conviction, mais aussi, étant donné la précarité de son statut légal, par réalisme. Lamonde souligne également l’attachement de la bourgeoisie libérale canadienne-française aux idées constitutionnelles britanniques au tournant du XIXe siècle. Les rébellions et leurs suites porteront un dur coup aux prétentions loyalistes, mais les élites conservatrices renoueront néanmoins avec l’ancienne admiration pour l’Angleterre dans les années qui suivront l’octroi du gouvernement responsable. Par la suite, sous Laurier, les libéraux canadiens-français embrassent progressivement les idées et les institutions politiques britanniques. L’anti-impérialisme sera cependant de retour dans les années 1890 et la crise des écoles du Manitoba amènera le Québec vers une nouvelle trajectoire intellectuelle. Le loyalisme canadien-français semble alors s’estomper, et Lamonde n’en parle plus vraiment dans le deuxième tome de son ouvrage[4]. Dans un livre publié en 2001, il précise d’ailleurs que « la grande trajectoire du rapport des Québécois à l’Angleterre tombe avec Bourassa et la fin de la Première Guerre mondiale[5] ».

Il existe également une historiographie internationale qui peut nourrir notre compréhension du loyalisme canadien-français. Dans un article qui cherche à démontrer que la montée du multiculturalisme n’a pas contribué au déclin du sentiment d’attachement à la Grande-Bretagne et à la Couronne dans les anciens dominions, l’historien Donal Lowry souligne la présence, avant les années 1960, d’un vigoureux loyalisme chez les divers « ethnic outsiders » de l’Empire britannique. Après avoir examiné les Irlandais catholiques et les Afrikaners, Lowry se penche sur les Canadiens français. Comme Lamonde, il affirme que la crise des écoles du Manitoba a porté un dur coup au sentiment d’appartenance à la Grande-Bretagne, mais estime toutefois qu’une « tradition of loyalty » a persisté au sein de la société canadienne-française pendant une bonne partie du XXe siècle[6].

Il ne faut pas confondre les loyalistes canadiens-français avec ceux du Canada anglais. Ces derniers sont un groupe de réfugiés politiques qui ont fui la tourmente révolutionnaire aux États-Unis et dont les descendants ont perpétué la mémoire en vue d’accroître leur pouvoir politique et leur statut social[7]. Les loyalistes canadiens-français, par contre, adhèrent à une doctrine politique et intellectuelle qui émerge dans la vallée du Saint-Laurent et qui répond d’abord et avant tout à des considérations canadiennes-françaises, notamment à la survie du fait français en Amérique. Proclamant résolument leur fidélité à la Couronne, ils avaient tendance à souligner les « bienfaits » de la Conquête de 1760, la bienveillance des autorités britanniques à l’égard des Canadiens français et la supériorité des institutions politiques de la Grande-Bretagne. Il ne faut cependant pas amalgamer loyalisme et anglophilie. L’anglophilie n’est pas une doctrine comme le loyalisme ; c’est un amour, ou du moins une prédilection, pour ce qui est anglais. Cette prédilection se décline d’abord sur le plan esthétique et culturel. L’anglophile n’est pas nécessairement un loyaliste – Jacques Parizeau nous en fournit d’ailleurs la preuve vivante.

« Loyalty to the Crown encompassed different political traditions[8] », insiste Jerry Bannister. C’est sans doute vrai au Canada français, où libéraux et conservateurs ont proclamé haut et fort leur attachement à la Couronne. Cela dit, le centre de gravité du loyalisme canadien-français se trouvait sur la droite de l’échiquier politique et intellectuel ; c’était d’abord et avant tout une doctrine traditionaliste. Ainsi, sur une foule de questions, dont la place du catholicisme dans la société canadienne-française, l’identité socio-sexuelle, ou les méfaits de la France républicaine, la pensée d’un loyaliste comme Thomas Chapais rejoignait plus ou moins parfaitement les idées de Jules-Paul Tardivel, d’Henri Bourassa ou de l’abbé Lionel Groulx. D’ailleurs, le loyalisme n’est pas une doctrine foncièrement antinationaliste. On peut sans doute l’associer à la lutte antinationaliste que livre le clergé catholique aux rebelles de 1837-1838, mais cet antagonisme s’affaisse dès que le nationalisme cessera d’être arrimé au républicanisme. Par exemple, si Thomas Chapais fut passablement critique par rapport aux prises de position « extrêmes » de certains leaders nationalistes, notamment sur celles d’Henri Bourassa, son loyalisme était toutefois lié à un nationalisme modéré qui cherchait à promouvoir, entre autres, l’autonomie provinciale, la place du français dans l’appareil fédéral et les droits des minorités françaises hors Québec.

Thomas Chapais, intellectuel conservateur et loyaliste

Intellectuel « profondément traditionaliste » selon sa nièce et biographe Julienne Barnard, Thomas Chapais entreprend une carrière de journaliste au Courrier du Canada après avoir complété un baccalauréat au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière et une licence en droit à l’Université Laval[9]. Il est nommé conseiller législatif à Québec en 1892 et siège dans les cabinets conservateurs de Louis-Olivier Taillon et Edmund James Flynn et, éventuellement, dans le cabinet unioniste de Maurice Duplessis. Il siège également au Sénat à partir de 1919. Historien, Chapais publie des biographies de Jean Talon (1904) et du marquis de Montcalm (1911) avant d’être nommé professeur à l’Université Laval où il inaugure son célèbre cours d’histoire du Canada en 1916.

Ce texte se penche sur les postulats et les idées fortes du loyalisme chapaisien ainsi que sur ses fondements intellectuels et sociaux. Il vise globalement à mieux comprendre le loyalisme canadien-français, notamment durant sa phase de déclin, qui s’amorce dans les années 1890 et s’accélère considérablement durant la Première Guerre mondiale. En ce sens, il contribue à une historiographie qui aborde parfois le loyalisme, mais sans trop en définir les contours et les idées fortes.

Pour Thomas Chapais, le loyalisme est une conviction profonde. L’homme politique exploitait parfois un argumentaire loyaliste dans ses textes et ses discours visant un public de langue anglaise, mais cette stratégie était fondamentalement le reflet d’idées fortement ancrées dans sa pensée. Le loyalisme chapaisien, en effet, exprime une série de valeurs traditionalistes imprégnées d’un catholicisme à tendance ultramontaine. Cette pensée émerge à une époque particulière (la fin du XIXe siècle), dans un contexte particulier (la lutte que livre l’Église au républicanisme) et dans un milieu social particulier (l’establishment de l’est du Québec).

Son loyalisme s’exprimait autant à travers ses ouvrages historiques qu’à travers ses discours politiques et ses éditoriaux. Nous avons donc choisi de nous pencher sur son oeuvre entière. Les archives Chapais conservées à l’Université Laval et à Bibliothèque et Archives nationales du Québec ont été dépouillées. Nous avons également effectué un dépouillement sélectif du Courrier du Canada et de son édition hebdomadaire, le Journal des campagnes, ainsi que des centaines de chroniques que Chapais a publiées dans La Presse et dans la Revue canadienne. Enfin, ses principaux discours politiques et ses ouvrages d’histoire ont été étudiés.

Cette étude postule que les idées ont des conséquences ; qu’elles peuvent agir de façon autonome sur le processus historique, mais qu’elles peuvent également exprimer et servir des intérêts socio-économiques. Agissante, la pensée ne doit cependant pas être isolée des conditions sociales et matérielles qui ont favorisé son émergence et sa formation. Ainsi, suivant les travaux de Dominick LaCapra, la présente étude ne se limite pas à une analyse interne du loyalisme chapaisien ; elle se penche également sur les divers contextes – social, culturel, matériel – qui ont contribué à façonner ce discours conservateur[10].

L’historiographie entourant la vie et l’oeuvre de sir Thomas est abondante mais diffuse[11]. Au début des années 1960, Julienne Barnard consacre trois volumes à l’histoire de la famille Chapais, mais ses Mémoires Chapais tiennent davantage de la chronique généalogique que de l’analyse scientifique. Les études savantes centrées sur Thomas Chapais sont d’ailleurs peu nombreuses, mais un important nombre de chercheurs a toutefois consacré quelques paragraphes à cet intellectuel prolifique. Dans l’ensemble, l’historiographie semble s’accorder sur deux points. D’abord, Chapais aurait été l’archétype de l’homme de lettres canadien-français de la fin du XIXe siècle[12]. « Attaché au passé, attaché à l’Église, écrit Serge Gagnon, Thomas Chapais était à l’image de l’immense majorité de l’intelligentsia canadienne-française de son temps. » Par ailleurs, poursuit-il, « son interprétation du passé occidental fait la synthèse de la pensée conservatrice de son temps[13] ». À ce titre, certains historiens ont cité des extraits de la célèbre profession de foi conservatrice que Chapais publie lors de sa nomination au poste de rédacteur en chef du Courrier du Canada en mars 1884[14]. Linteau, Durocher et Robert, par exemple, s’en servent pour illustrer leurs propos sur « l’ultraconservatisme » canadien-français.

Ensuite, l’historiographie tend à souligner le caractère désuet de la pensée chapaisienne. Ses tendances ultra et son appui inconditionnel au pacte fédératif n’ont pas eu l’heur de plaire à bien des chercheurs, notamment durant la Révolution tranquille. Denis Vaugeois, qui insiste sur le fait que « Chapais doit être situé dans le contexte où il a vécu pour être présenté avec honnêteté », affirme néanmoins qu’il était un « homme d’une autre époque, d’une époque révolue[15] ». L’historien et géographe Gilles Boileau est beaucoup moins clément. Pour lui, Chapais aurait été « un beau spécimen d’ultramontain », un homme « figé dans un profond conservatisme » auquel il refuse même la qualité d’historien[16]. Certains chercheurs, souvent associés à la droite intellectuelle, échappent toutefois à cette tendance au dénigrement. Jean-Charles Bonenfant, par exemple, souligne le rôle de pionnier que Chapais a joué au sein de l’historiographie canadienne-française. « D’autres générations d’historiens sont venus [sic] plus incarnés dans la terre du Québec et plus désireux d’en faire une patrie unique, écrivait-il en 1974, mais il faut juger les hommes à l’époque où ils ont vécu en tenant compte de leur milieu familial[17]. »

La plupart des chercheurs qui ont étudié Thomas Chapais ont souligné son loyalisme. Ce loyalisme s’exprimait parfois avec ardeur. Lors du décès de la reine Victoria, Chapais rédigea un vibrant hommage à la défunte souveraine dans le Courrier du Canada : « Elle est morte aujourd’hui, cette Reine illustre et justement aimée. Mais notre loyauté la suit au-delà de la tombe, et une dernière fois, nous voulons redire, du fond de l’âme, avec l’accent de la prière et de l’ardente supplication : God save the Queen[18]. » Le loyalisme est une valeur plus ou moins constante chez Chapais, mais elle s’exprime de façon plus subtile à partir des années 1910, alors que son oeuvre devient davantage axée sur l’histoire. Les vibrants hommages aux souverains britanniques sont plus ou moins absents de son Cours d’histoire du Canada, par exemple. Le loyalisme s’y trouve plutôt en filigrane et s’exprime parfois par de subtiles nuances interprétatives. Il n’avait pourtant rien perdu de son intensité. Ainsi, dans une de ses dernières interventions au Sénat, sir Thomas terminera son discours dénonçant le projet de conscription du gouvernement King par ce vibrant appel : « God save the King ! Yes, God save the noble prince who is the worthy head of this Commonwealth of nations ! God save England ! God save our poor France ! God save our beloved country, our dear Canada[19] ! »

La pensée chapaisienne se situe dans la continuité du loyalisme canadien-français. Jeune, Chapais lit et médite les grands sermons et mandements loyalistes de Mgr Briand et Plessis, ainsi que les discours de sir Étienne-Paschal Taché. Dans les années 1880, sir Adolphe-Basile Routhier, ardent loyaliste et ami de la famille Chapais, guide le jeune Thomas dans ses premières activités politiques et journalistiques. Son oeuvre d’historien s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans la tradition loyaliste inaugurée par Jean-François Perrault et poursuivie par de nombreux historiens, dont l’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland. Le loyalisme chapaisien comporte toutefois certaines nouveautés. L’abbé Henri d’Arles, par exemple, souligne que Chapais a été le premier historien canadien-français à prétendre que la Conquête britannique procédait d’un décret providentiel[20]. Selon ce critique proche de l’abbé Groulx, aucun autre historien, pas même Perrault, n’avait poussé la logique loyaliste à cet extrême. L’abbé d’Arles pouvait concevoir, à l’instar de l’abbé Ferland, que Dieu ait pu permettre la Conquête, mais il trouvait théologiquement douteux l’idée voulant que Dieu puisse l’avoir décrétée.

La Conquête et ses suites

« Comme tous les catholiques conservateurs de son époque dans le Québec », écrivait Jean-Charles Bonenfant au sujet de Chapais, « la mention de la Providence était plus qu’un procédé de style[21] ». À l’instar de Bonenfant, nous croyons que le loyalisme de sir Thomas était d’abord tributaire de son providentialisme. L’idée voulant que la Conquête britannique ait été ordonnée par Dieu se trouve ainsi à la base du loyalisme chapaisien. Pour Chapais, deux constatations s’imposaient aux Canadiens en 1763 :

Une chose était frappée de mort : la domination française ; une chose était menacée de mort : la nationalité française. La domination française avait vécu. Dans les conditions où se trouvait l’Europe à l’issue de la guerre de Sept ans, rien ne pouvait faire concevoir la possibilité de sa résurrection. Nos destinées avaient fait un pas irrévocable. La Providence, qui gouverne les événements suivant de mystérieux desseins, avait décrété ce changement de souveraineté contre lequel nous ne pouvions nous insurger. Force nous était de nous incliner devant le fait accompli, et d’essayer de nous adapter au régime nouveau[22].

Il existait donc, à la base, une légitimité divine à la domination britannique du Canada. Comme nous le verrons, ce fondement de légitimité sera renforcé, aux yeux de Chapais, par les actions conciliatrices du gouvernement britannique. Dans la pensée chapaisienne, il est primordial de reconnaître et de prêter allégeance aux institutions et aux autorités légitimes. C’est là une des manifestations les plus profondes du conservatisme chapaisien qui s’inspire sur cette question, comme sur tant d’autres, des doctrines de l’Église catholique. Chapais revient d’ailleurs souvent sur l’idée que le loyalisme est sanctionné, voire mandaté, par l’Église. Ainsi, en tentant d’expliquer l’ultraloyalisme de Mgr Plessis, qui « peut étonner ceux qui ne savent pas entrer dans la mentalité d’une époque pour en juger les hommes et les événements », l’historien insiste sur le fait que « les paroles du prédicateur, dans leur inspiration, n’étaient que l’application de la doctrine invariable de l’Église sur le devoir des sujets envers l’autorité établie d’un État[23] ».

La Conquête aurait instauré un ordre politique sanctionné par Dieu. Comme tous les penseurs traditionalistes, Chapais accorde une grande importance à l’ordre dans son oeuvre. Le peuple canadien-français y est d’ailleurs fréquemment associé. Dans son Cours d’histoire du Canada, le désordre provient à peu près toujours de l’extérieur, surtout de la France et des États-Unis[24]. Le loyalisme est présenté comme le reflet d’une société où règnent l’ordre et la stabilité. Chapais insiste souvent sur le loyalisme inné du peuple canadien-français (surtout de ses classes dirigeantes) et en compile les preuves avec enthousiasme.

Chapais ne célèbre pas la Conquête britannique, qu’il présente volontiers comme un événement douloureux, mais il a tendance à en souligner les bienfaits. À ce titre, sans pour autant noircir le Régime français, il n’hésite pas à en souligner les tares, qu’il attribue surtout à l’absolutisme et au gallicanisme. « Notre ancien régime colonial n’était pas un régime de liberté », insiste-il dans le premier chapitre de son Cours d’histoire du Canada[25]. L’Église, en premier lieu, n’était pas libre. Dans sa biographie de Jean Talon, Chapais revient constamment sur le gallicanisme qui constituait, à ses yeux, « l’une des grandes faiblesses et l’un des grands fléaux de l’ancien régime en France et au Canada[26] ». Cette doctrine reflétait un absolutisme plus large qui fit en sorte que « le Canada était vraiment administré à outrance ». En effet, écrivait Chapais en 1908, sous le Régime français, la

sollicitude officielle s’étendait aux plus petites comme aux plus grandes choses. Ainsi on trouve dans nos archives des règlements pour déterminer la place que tel fauteuil ou tel carreau devra occuper à l’église, pour fixer les rangs dans les processions, pour déterminer à quelle distance de l’église les chevaux devront être attachés le dimanche ; et ainsi de suite[27].

Les entraves au commerce étaient encore plus lourdes de conséquences pour la Nouvelle-France, où un insidieux paternalisme d’État aurait « engourdi les énergies du peuple canadien[28] ». Chapais ne regrette pas la perte des institutions politiques du Régime français. Dans son Montcalm et dans plusieurs de ses chroniques d’histoire dans La Presse, il dénonce vertement la corruption qui gangrénait l’élite coloniale et minait l’action de l’État, notamment durant la guerre de la Conquête. À ce titre, la défaite militaire apporte une certaine destruction salvatrice dans son sillage : « Les hautes sphères de notre société canadienne avaient besoin d’être purifiées par l’épreuve. Elles le furent. Le cataclysme qui coupa en deux notre histoire, s’il parut désastreux à nos pères, nous sauva de bien des déchéances[29]. »

La survie du fait français en Amérique est au coeur des préoccupations chapaisiennes. Cette survivance avait sans doute été menacée par la Conquête de 1760, mais la domination britannique qu’elle engendra est également et paradoxalement présentée comme ayant contribué, dans une certaine mesure, au maintien et même à l’épanouissement du fait français. Dans le schéma loyaliste de Thomas Chapais, cette domination aurait préservé le Canada français contre la révolution et l’accaparement américain.

Le rejet chapaisien de la Révolution de 1789 et de la France républicaine est sans appel. Selon Chapais, à la fin du XVIIIe siècle, « la Révolution française exerçait sur nous à travers l’océan son action perturbatrice ». Les élites canadiennes-françaises et les autorités coloniales avaient heureusement empêché la contagion révolutionnaire. Pourtant, Chapais insiste assez peu sur l’idée que la Conquête britannique aurait préservé le Canada des atrocités de la Révolution française. Sur ce point, il préfère laisser la parole à d’autres, citant parfois Mgr Briand, Hubert et Plessis dans son oeuvre et soulignant, dans une note de bas de page de son Cours d’histoire du Canada, que « les horreurs de la Révolution française rendaient plus tangibles les bienfaits de la tranquillité et de la paix sociale dont nous jouissions ici[30] ». Chapais est plus direct lorsqu’il s’agit de la menace américaine. Pour lui, c’est en partie grâce à son intégration à l’Empire britannique que le Canada français a su résister à « l’afflux irrésistible du yankéisme triomphant ». En bout de ligne, la Conquête a fourni « trois quarts de siècle d’isolement tutélaire […] pendant lesquels nous pourrions compléter à loisir notre bloc ethnique, étendre notre domaine, et consolider indestructiblement notre emprise sur le bassin du Saint-Laurent[31] ».

Notons toutefois que l’américanisation est une préoccupation plutôt secondaire pour Chapais. Il s’intéresse peu aux États-Unis, ne consacrant qu’un espace assez restreint à l’actualité américaine dans le Courrier du Canada, puis dans ses chroniques mensuelles dans la Revue canadienne. Plus tard, dans l’entre-deux-guerres, Chapais ne partage guère l’intensité des inquiétudes du mouvement nationaliste par rapport à l’américanisation. Son loyalisme est donc très différent de celui des dirigeants de la United Empire Loyalist Association of Ontario, organisation qui, au tournant du XXe siècle, trouve sa raison d’être dans la lutte antiaméricaine. Chapais n’est d’ailleurs pas un des diffuseurs zélés de la thèse – courante chez les impérialistes – voulant que le lien impérial et la puissance militaire de la Grande-Bretagne constituaient les principaux remparts du Canada contre l’accaparement américain. Pour lui, si le dominion est resté un « pays britannique », c’est surtout grâce « au loyalisme clairvoyant et résolu de nos classes dirigeantes » qui ont refusé l’annexion à maintes reprises[32].

Il existait, aux yeux de Chapais, un éthos britannique foncièrement libéral et magnanime. Celui-ci s’était notamment exprimé à travers une sollicitude à l’égard des Canadiens français. Selon Ronald Rudin, Chapais « interprétait tous les gains constitutionnels comme des preuves de la bonne volonté britannique[33] ». Chapais présente le régime militaire qui suit immédiatement la Conquête britannique comme étant foncièrement conciliateur, et il cherche ainsi à réfuter le jugement de Garneau sur les premières années du règne de Murray. « Un régime qui faisait participer nos capitaines de milice à l’administration de la justice, qui nous donnait des greffiers et des procureurs canadiens-français, qui maintenait les lois et les coutumes françaises, n’était pas aussi tyrannique qu’on l’a représenté », écrit-il en 1919. Le gouvernement civil de 1763 « était de nature à faire regretter vivement le règne militaire ». Pourtant, étant donné le caractère autoritaire du Régime français, la forme de gouvernement imposée par la Proclamation royale ne présentait pas de discontinuité politique fondamentale, ce qui amène l’historien à insister sur le fait que « l’adaptation de nos ancêtres au gouvernement nouveau ne leur imposa pas un effort excessif ». Par la suite, en dépit des velléités assimilationnistes des autorités coloniales, une série de mesures allant de la nomination de Mgr Briand au siège épiscopal de Québec à l’Acte de Québec révélèrent la magnanimité fondamentale du gouvernement britannique. D’ailleurs, la « législation libératrice et réparatrice » de 1774 sera d’abord le résultat d’une évolution des mentalités au sein de l’élite politique de la Grande-Bretagne avant d’être une réponse pragmatique aux troubles grandissants dans les Treize Colonies. C’est d’ailleurs avec l’Acte de Québec que se terminera, pour le Canada français, « la période des luttes » et que s’amorcera « la période des expansions » marquée d’abord par l’octroi du parlementarisme et, éventuellement, par l’avènement du gouvernement responsable et de la Confédération. L’Union des Canada brouille évidemment ce schéma, mais Chapais souligne néanmoins, dans son Cours d’histoire du Canada, que plusieurs des hommes politiques les plus éminents de la Grande-Bretagne, dont lord Wellington et lord Gosford, ont refusé d’appuyer l’Acte d’Union. De toute façon, insiste-t-il, « la constitution de 1841 ne serait pas le tombeau de nos libertés, mais, grâce à une évolution providentielle, elle allait devenir le berceau de notre puissance politique[34] ».

On ne peut évidemment pas discuter de Chapais sans parler de son principal rival, l’abbé Lionel Groulx. Pour Groulx, l’émancipation politique des Canadiens français fut surtout le résultat de luttes acharnées contre un conquérant hautain et méprisant ; Chapais, pour sa part, attribue d’abord cette émancipation à une volonté de conciliation présente non seulement chez la plupart des élites politiques du Canada français, mais aussi chez une bonne partie des hommes d’État britanniques. Il insiste d’ailleurs souvent, dans son oeuvre historique, sur la magnanimité et le bon sens des classes dirigeantes de la Grande-Bretagne. Après avoir salué, dans son Cours d’histoire du Canada, la fermeté, la loyauté, la prudence et la pondération de Mgr Briand et des élites canadiennes-françaises de la fin du XVIIIe siècle, il salue également « ces Anglais éclairés », « Murray, Cramahé, Carleton, Burke, Rockingham », dont la droiture et le sens politique « déterminèrent à seconder les efforts de nos chefs[35] ». Il est important toutefois de noter que Chapais est loin d’être complaisant à l’égard de tous les administrateurs et hommes d’État britanniques. James Craig, par exemple, mérite de sévères remontrances, mais il s’empresse cependant de noter que les autorités coloniales à Londres n’approuvèrent guère la conduite du gouverneur[36].

Les institutions et la culture politique britanniques

Chapais n’hésite pas à souligner les défauts de la culture politique britannique, notamment en ce qui concerne son hostilité au catholicisme. Les catholiques anglais, écrit-il en 1901, ont été courbés sous le joug de « lois draconiennes » pendant près de trois siècles. D’ailleurs, en cette même année, alors qu’il est président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec, il fait parvenir une adresse à Joseph Chamberlain, ministre des Colonies de la Grande-Bretagne, le pressant, sans succès, d’éliminer les passages insultant le catholicisme dans le serment que doit prêter Édouard VII devant le parlement de Westminster. À l’avènement du roi George V, cependant, les passages offensants furent éliminés. Chapais jubile : « nous nous applaudissons que l’esprit de tolérance et d’équité ait fait depuis dix ans d’aussi grands progrès en Angleterre[37] ». À cette époque, il note d’ailleurs avec amertume que les droits accordés aux catholiques « sous l’égide du drapeau anglais » sont plus étendus que ceux qui leur sont accordés par la France républicaine[38].

Chapais est loin d’approuver en bloc les politiques coloniales et étrangères du Royaume-Uni. Dans le contexte de la dispute entourant la frontière de l’Alaska, par exemple, il note que les intérêts du Canada ont souvent été sacrifiés « dans les traités conclus pour nous par l’Angleterre avec les États-Unis[39] ». Historien, Chapais critique, parfois avec véhémence, une foule de mesures britanniques allant de l’établissement de l’Institution royale pour l’avancement des connaissances à l’Acte d’Union. Cela dit, il pouvait adoucir son jugement sur les politiques britanniques en les relativisant. Par exemple, il note quelquefois que l’ingérence britannique en matière ecclésiastique était en continuité avec les politiques du Régime français, où le pouvoir civil manifestait de néfastes velléités gallicanes[40]. Et même lorsque les politiques britanniques sont jugées méprisables, comme ce fut le cas des instructions transmises par Londres au gouverneur anglais au sujet des nominations ecclésiastiques, Chapais constate que leur mise en application révèle un vieux fond de magnanimité. À ce titre, il citera Mgr Plessis dans son Cours d’histoire du Canada : « C’est en même temps un effet visible de la protection divine et une preuve frappante de la modération britannique si ces instructions n’ont pas été exercées jusqu’à présent à la rigueur[41]. »

Le loyalisme chapaisien ne procède pas uniquement d’un providentialisme sincère et d’un sentiment de reconnaissance à l’égard d’une soi-disant libéralité britannique, il exprime également un profond royalisme et, plus généralement, une admiration pour les institutions politiques de la Grande-Bretagne. En effet, les maux associés à la Conquête ont été atténués par l’introduction du parlementarisme et des libertés politiques britanniques dans la vallée du Saint-Laurent.

Au XIXe siècle, les traditionalistes canadiens-français s’intéressent vivement à la nature des institutions politiques. Les débats de société de l’époque gravitent d’ailleurs souvent autour des prétendus mérites et défauts des régimes monarchiques et républicains. Or, la pensée chapaisienne s’est plus ou moins cristallisée dans les années 1870 et 1880, époque où les idées laïques et démocratiques étaient portées, au Canada français, par un mouvement républicain en perte de vitesse, mais disposant toujours d’une certaine influence. Selon Chapais, les institutions monarchiques constituent un rempart essentiel contre les idées subversives, notamment contre le laïcisme. En ce sens, son conservatisme perpétue au-delà du XIXe siècle les grands thèmes de la lutte antirépublicaine des ultramontains canadiens-français. Pour sir Thomas, qui a été initié très tôt à la politique par son père, Jean-Charles Chapais, les libéraux resteront plus ou moins toujours des rouges anticléricaux. « Ce sont des révolutionnaires », écrit-il à sa nièce, Hectorine Barnard, au cours du débat portant sur la loi navale du gouvernement Borden. « Privez-les du pouvoir et ils deviennent enragés et sont prêts à tout chambarder pour le reprendre[42]. »

Avec le déclin de la menace républicaine, surtout après 1900, le loyalisme perd une partie de sa raison d’être au Canada français. Ce ne fut cependant pas le cas chez Chapais, pour qui la monarchie, surtout sous sa forme constitutionnelle, constituera toujours un rempart essentiel contre la subversion. Par exemple, dans une chronique portant sur l’abolition de la monarchie portugaise, il souligne que « la chasse aux prêtres a suivi de près le triomphe de la nouvelle république ». « Née sous l’égide des sectes maçonniques », cette république ne promettait « que la tyrannie, l’ostracisme et la spoliation »[43]. En ce sens, selon Chapais, le Portugal ne faisait que suivre l’exemple français. Au tournant du XXe siècle, son opposition à la France républicaine atteint un niveau d’intensité féroce. Le rejet chapaisien de la France républicaine est d’ailleurs plus vigoureux que celui de l’abbé Groulx, par exemple, parce qu’il se fonde non seulement sur des principes religieux, mais aussi sur un royalisme positif. Il faut noter, toutefois, que le royalisme chapaisien était en partie spirituel dans ses fondements, puisque le sénateur considérait que la légitimité des souverains britanniques, nonobstant leur protestantisme, venait de Dieu.

Pour Chapais, la monarchie constitue la clef de voûte d’un ordre constitutionnel qui assure la stabilité sociale et morale. Le souverain, en ce sens, incarne une série de principes conservateurs. Dans une chronique célébrant le couronnement de George V, Chapais développe davantage ce concept :

En acclamant avec l’enthousiasme d’un loyalisme ardent l’empereur et le roi qui s’avançait vers la vieille et illustre abbaye de Westminster, les foules qui se pressaient sur le parcours de cette procession prestigieuse n’acclamaient pas simplement un homme, quelque populaire qu’il soit. Elles acclamaient un principe, une institution, une idée. Elles acclamaient la souveraineté, la loi, l’ordre social[44].

Auparavant, lors de sa célèbre éloge funèbre d’Édouard VII – la maladie ou la mort d’un souverain provoquent toujours de profondes émotions chez Chapais –, il insista sur le caractère presque mystique de la monarchie :

C’est que celui qui vient de disparaître n’était pas seulement roi, mais qu’il était royal par l’âme, et que dans notre âge démocratique on voyait en lui comme la personnification la plus haute de cette antique et auguste institution : la Royauté. Édouard VII ne fut pas seulement un occupant du trône ; il fut un roi ; il fut « le roi »[45].

Le souverain est ainsi doté d’un leadership quasi surnaturel. Dans un travail collégial portant sur l’exécution de Charles 1er d’Angleterre, le jeune Chapais médite les conséquences d’une rupture de l’autorité royale : « maintenant la nation marche, comme une aveugle, à l’aventure, côtoyant les abîmes, et cherchant, au milieu de la confusion universelle, la voie qui peut la conduire à la gloire et au bonheur[46] ».

Chapais n’était toutefois pas insensible aux aspects plus « étincelants » de la monarchie. Dans une lettre à sa soeur Georgette – les références à la Grande-Bretagne et à la monarchie sont assez rares dans sa correspondance – le sénateur octogénaire relate sa participation aux célébrations entourant la visite au Canada de George VI et de la reine Élisabeth en 1939 :

Le roi, avec sa dignité affable, son sens du devoir royal, sa bonté manifeste, fait la plus profonde impression. Et la reine soulève partout sur son passage non seulement le plus extraordinaire enthousiasme mais la plus sincère affection. Elle captive littéralement tous les coeurs. Son sourire est tout simplement irrésistible. Nous comprenons maintenant pourquoi le peuple anglais aime tant ses souverains. La Providence a été bonne pour l’Empire britannique en écartant du Trône le pauvre Édouard pour y faire monter un tel roi et une telle reine[47] !

Le souverain incarne la continuité sociale et institutionnelle chez Chapais. Les institutions britanniques reposent d’ailleurs sur une tradition de continuité, les « principes traditionnels » étant « l’une des forces du peuple anglais[48] ». Cette continuité institutionnelle est tout aussi importante pour les Canadiens français, puisqu’ils n’ont connu que la monarchie au cours de leur histoire. D’ailleurs, dans un discours de jeunesse, Chapais insiste sur l’idée que le « tempérament social » des Canadiens français de la fin du XVIIIe siècle était profondément monarchique[49].

Chapais est partisan de la monarchie constitutionnelle, la Couronne britannique constituant, à ses yeux, un modèle de pondération et de stabilité. La monarchie absolue, par contre, fait l’objet de remontrances. Chapais en critique les excès, notamment en France et en Nouvelle-France, où « l’école césarienne tenait pour incontestable que l’État avait le droit de contrôler le pouvoir spirituel ». Liberticide, l’absolutisme mène fatalement à la révolution. En discutant des réprobations officielles dont fit l’objet la convocation des états généraux par le gouverneur Frontenac, l’historien note que l’effondrement de la monarchie française avait été le résultat de son absolutisme :

Ce que voulait Louis XIV, ce que voulaient les légistes césariens, c’était qu’il n’y eût rien, aucun corps, aucune forme de représentation, aucun intermédiaire entre le roi et ses sujets, entre le pouvoir et les particuliers, entre l’État et l’individu. Erreur funeste, dont les conséquences devaient être désastreuses pour la monarchie !

Chapais note également, en ce qui concerne l’économie de la Nouvelle-France, que les doctrines absolutistes « constituaient une dangereuse négation du droit de propriété individuelle ». « Cette théorie, que l’on aurait pu qualifier de socialisme royal, ne contenait-elle pas en germe le collectivisme dont nous voyons de nos jours s’affirmer avec violence les menaçantes prétentions[50] ? »

Les institutions britanniques, notamment le gouvernement représentatif, constituaient autant d’outils pour défendre et promouvoir la survivance canadienne-française. En ce sens, l’octroi du gouvernement responsable marquait aussi bien une étape vers l’émancipation nationale que vers la liberté politique. Dans ses écrits, Chapais encense le gouvernement responsable et, plus généralement, le gouvernement représentatif, mais il se méfie toutefois de la volonté populaire. « La loi doit descendre d’en haut et non pas remonter d’en bas. C’est une absurdité criminelle que de vouloir en livrer l’élaboration ou la sanction aux délibérations tumultueuses des foules », écrivait-il en 1913[51]. C’est pour cette raison qu’il insiste sur l’importance d’un contrepoids constitutionnel au pouvoir électoral du peuple. Or, la Constitution britannique, avec sa Couronne et sa chambre haute, possède un tel contrepoids. Chapais voue d’ailleurs une grande admiration à « ce régime de pondération et d’équilibre politique, où les pouvoirs se balancent, où la Couronne, la chambre haute et la chambre populaire se soutiennent, s’éclairent, et se limitent mutuellement, pour le plus grand bien de la nation ». Citant le célèbre juriste anglais, James Bryce, il souligne, dans un discours dénonçant un projet de loi libéral visant à abolir le Conseil législatif de Québec, que

la tendance naturelle d’une assemblée à devenir précipitée, tyrannique et corrompue, a besoin d’être contrebalancée par la co-existence d’une autre chambre investie d’une autorité égale. […] Le système des deux chambres peut opposer une utile barrière à ces mouvements soudains, à ces excès de pouvoir et à ces explosions de préjugés qui se produisent parfois au sein des sociétés politiques[52].

La « vraie démocratie » n’a rien à craindre des institutions non électives, puisque leur but premier est d’assurer une stabilité sociopolitique garante de la liberté[53]. Mais la Couronne et les chambres hautes fournissent non seulement un rempart constitutionnel contre les « mouvements populaires, violents et excessifs », ils protègent également la société aussi contre le pouvoir séducteur des grands tribuns[54]. L’attrait pour les « hommes forts », qui marque la pensée groulxiste, est d’ailleurs plus ou moins absent de la pensée chapaisienne. Chapais se méfie des tribuns, notamment de Louis-Joseph Papineau, qualifié de « dictateur » dans le Cours d’histoire du Canada, mais aussi de son petit-fils, Henri Bourassa, un adversaire politique dénoncé pour son « extrémisme[55] ».

Chapais n’encensait pas seulement la Constitution britannique parce qu’elle établissait un système « de pondération et d’équilibre », mais aussi parce qu’elle fournissait, grâce à ses fonctions non électives, une caution institutionnelle et morale à l’élitisme et à la hiérarchisation sociale. L’élitisme était une des valeurs fondamentales de la droite intellectuelle canadienne-française au tournant du XXe siècle. Issu de l’establishment, Thomas Chapais possédait cependant un élitisme à tendance aristocratique. Le passage suivant du Cours d’histoire du Canada, qui porte sur la Proclamation royale de 1763, illustre bien sa conception du rôle des élites dans la société :

La masse de notre peuple comprenait confusément que notre nationalité courait des dangers. Mais c’étaient naturellement nos classes dirigeantes, notre clergé, nos légistes, nos hommes d’affaires, qui discernaient surtout les périls dont nous étions menacés et les écueils sur lesquels pourrait sombrer notre avenir national. Ils prévoyaient, ils agissaient, ils parlaient, ils luttaient pour notre peuple dont ils étaient les naturels et légitimes représentants.

Plus tard, lors de l’invasion américaine de 1775-1776, « ce furent nos classes dirigeantes qui sauvèrent la situation » :

Nos autorités sociales, notre clergé, nos seigneurs, nos professionnels, nos négociants notables, notre bourgeoisie, furent nettement et décidément loyalistes. Nos classes populaires, les habitants des campagnes, furent, de prime abord, ou activement sympathiques aux Américains, ou abstentionnistes. Phénomène vraiment digne d’étude ! D’un côté l’élite, de l’autre la foule ; et entre les deux groupes, discordance très accentuée. N’allons pas en chercher trop loin l’explication. L’élite était clairvoyante, la foule était aveugle.

Pour Chapais, les événements de 1775-1776 comportent deux grandes leçons. D’abord, que le « loyalisme le plus indéniable » se conjugue parfaitement au « patriotisme le plus éclairé » et, ensuite, que le peuple peut être séduit par la subversion même lorsque ses chefs la récusent[56].

Chapais voue une admiration sincère aux classes dirigeantes de la Grande-Bretagne et, surtout, à son aristocratie. Pour lui, les actions des élites britanniques ont souvent révélé un vieux fond de libéralité. Dans un pays où la culture politique a longtemps été marquée par un anticatholicisme virulent, l’élite est par contre restée plutôt tolérante. Edmund Burke, par exemple, est présenté comme étant sympathique aux catholiques dans le Cours d’histoire du Canada. Par contraste, dans ce même ouvrage, la plèbe de la Grande-Bretagne est dépeinte comme étant intolérante, inculte et violente. C’est cette « foule ameutée » qui « proférait le cri de no popery » lorsque George III, « un roi honnête, de moeurs pures », se rendit au palais de Westminster pour accorder la sanction royale à l’Acte de Québec[57]. Déjà, dans un de ses cahiers d’exercice collégiaux, le jeune Chapais avait imaginé les « cris de rage et d’aveugle fureur » poussés par la « populace fanatique » qui réclamait l’exécution de Charles 1er[58].

« It is important to distinguish between loyalism and reactionism », insiste Jerry Bannister dans un article sur la « loyalist order framework » du Canada anglais. Pour lui, « the loyalist order stood against republicanism, not liberalism[59] ». Dans une certaine mesure, cette distinction tient aussi pour le loyalisme canadien-français, notamment pour celui de Thomas Chapais. La liberté est une des notions fondamentales dans la hiérarchie des valeurs chapaisienne. Il s’agit cependant d’une liberté burkéenne, d’inspiration britannique, qui ne peut exister sans le contrepoids de l’ordre[60]. Voilà pourquoi Chapais soulignait en 1901 que la Couronne avait été « la gardienne fidèle et la plus sûre garantie des libertés publiques » sous le règne de la reine Victoria[61].

Loyalisme et modération

Il y avait, chez Thomas Chapais, une propension à la conciliation et à la modération. Réformiste, il avait tendance à miser sur des stratégies circonspectes pour régler les problèmes politiques et sociaux du Canada. L’étapisme figure d’ailleurs parmi les valeurs fondamentales du loyalisme chapaisien. Pour Chapais, une des principales forces du système politique britannique réside dans sa capacité d’adaptation, de réforme. Ce système se prête bien, selon lui, à l’étapisme, à la modération, ce qui n’aurait pas été le cas pour celui de la France d’Ancien Régime. L’avènement du gouvernement responsable, qui révolutionna le système politique canadien sans toutefois en chambarder les structures institutionnelles, illustre bien la flexibilité de la Constitution britannique.

L’étapisme s’imbrique cependant d’une deuxième façon dans le loyalisme chapaisien. Selon Chapais, les véritables architectes de la survivance nationale furent ceux qui, comme Mgr Briand et Plessis, surent lutter de façon patiente et réaliste. Leur loyalisme était sincère, mais il reflétait également une appréciation pragmatique du rapport de force existant entre le Canada français et la Grande-Bretagne. Historien, Chapais souligne fréquemment que la loyauté et la conciliation avaient apporté l’élargissement des libertés religieuses et politiques des Canadiens français, alors que les revendications intempestives ou chimériques avaient invariablement produit l’effet inverse. La meilleure illustration de cette règle, à ses yeux, se trouve dans l’agitation patriote des années 1830. Chapais se désole des patriotes qui, ayant repoussé les « dispositions bienveillantes de ce gouverneur éclairé », lord Gosford, ont préféré suivre la voie de l’intransigeance. « Malheureusement, la sagesse était, à cette heure, absente de nos conseils », écrit-il dans son Cours d’histoire du Canada, et « à la politique de conciliation on va voir succéder la politique de coercition, qui va achever de précipiter dans l’outrance nos chefs inconscients du péril de leur attitude et du cataclysme vers lequel ils vont nous entraîner[62] ». Le Bas-Canada sombra alors dans une rébellion dont la conséquence funeste fut l’Union avec le Haut-Canada.

Quelques historiens ont souligné que Chapais était un bon-ententiste. Pour Michel Bock, le ministère Balwin-Lafontaine « gave proof, in Chapais’ narrative, that when English and French Canadians chose to unite their efforts for the common good, progress was never very far behind[63] ». Pourtant, Chapais possède un certain mépris pour les Anglo-Canadiens qui découle, en partie, de son élitisme. Il avait tendance à croire que les Anglo-Canadiens étaient issus des classes populaires du Royaume-Uni ; c’est-à-dire d’une plèbe ignare marquée par un profond fanatisme anticatholique. Dans son Cours d’histoire du Canada, Chapais prend d’ailleurs un malin plaisir à contraster le bilinguisme et l’ouverture à la culture française d’une certaine élite britannique avec l’unilinguisme inculte des colons anglais du Canada.

Dans son oeuvre historique, Chapais associe fréquemment les Canadiens anglais au fanatisme et à l’intolérance. Les Anglo-Québécois de la fin du XVIIIe siècle sont une cible de choix : « Arrogants, avides, pétris de préjugés, ils étaient incapables de comprendre la situation, et considéraient comme une injustice à leur égard la moindre mesure équitable adoptée en faveur des Canadiens[64]. » Les protestants du Haut-Canada y font également l’objet de commentaires négatifs. Certains chefs hauts-canadiens auraient préféré l’annexion aux États-Unis à l’égalité entre les deux principaux groupes linguistiques du Canada-Uni[65]. Chapais contraste souvent la bienveillance des élites britanniques à l’égard des Canadiens français avec la malveillance des Anglo-Canadiens. Il tend à blâmer ces derniers pour les abus du système colonial et les mauvaises décisions du gouvernement métropolitain. Ce sont les « chefs du haut commerce montréalais », par exemple, qui auraient mis en oeuvre le projet d’union de 1822 ; projet qui aurait par la suite avorté à Londres[66].

Chapais aimait également signaler les actes déloyaux commis par les colons anglais du Canada, les contrastant souvent avec la loyauté des Canadiens français envers la Couronne. En discutant de l’invasion américaine de 1775-1776, il souligne « la trahison d’un grand nombre d’anciens sujets, c’est-à-dire de sujets anglais d’origine, qui, après avoir commencé par protester contre l’Acte de Québec, avaient fini par pactiser avec les rebelles et étaient devenus des fauteurs de déloyauté[67] ». Chapais insinue parfois que la loyauté des Anglo-Canadiens à l’égard de la Couronne était intéressée et aléatoire, tandis que celle des Canadiens français était sincère et fiable. À titre d’exemple, il contraste le faux loyalisme des tories de 1849-1850 (« ils étaient le parti de l’ordre et de la loi seulement lorsque la loi protégeait leurs privilèges et que l’ordre signifiait leur domination ») avec le véritable loyalisme des élites canadiennes-françaises qui proclamèrent haut et fort leur attachement à la Couronne et s’élevèrent contre la menace annexionniste[68].

Chapais ne cherche pas à minimiser les conflits entre Canadiens français et Canadiens anglais dans son oeuvre historique, comme le fera par la suite le prêtre et historien Arthur Maheux, dont le bon-ententisme était quasi increvable. D’ailleurs, dans la pensée chapaisienne, l’antagonisme entre les « hommes appartenant à des races et professant des religions différentes » est une constante historique[69]. Notons également que Chapais n’a jamais vraiment esquissé de rapprochement racial entre les Anglais et les Canadiens français, filiation que cherchaient pourtant à établir certains impérialistes à travers un discours sur l’origine normande des Canadiens français[70].

Auteur prolifique et bilingue, Chapais dialogue cependant assez peu avec le Canada anglais. À part quelques mises au point publiées dans des journaux anglophones, il ne destine que quatre textes d’envergure, tous de nature historiographique, à un public de langue anglaise[71]. Nous sommes donc bien loin d’un Henri Bourassa qui, en publiant un total de treize brochures en anglais entre 1902 et 1918, cherchait activement à dialoguer avec les milieux intellectuels du Canada anglais et même avec ceux de la Grande-Bretagne. Chapais se rend souvent à Ottawa, politique oblige, mais il voyage très peu dans le reste de l’Ontario et dans les autres provinces. Il n’a d’ailleurs visité la Grande-Bretagne qu’une seule fois, à soixante-douze ans, dans le cadre d’une mission diplomatique.

En pratique, dans la mesure où l’on peut parler de bon-ententisme chapaisien, celui-ci exprimait surtout un réalisme assez froid face à la situation sociodémographique du Canada. Puisque l’indépendance du Québec n’était ni possible ni souhaitable, il fallait donc s’entendre et coopérer avec les Canadiens anglais, sans toutefois compromettre l’intégrité nationale du Canada français. En fait, pour Chapais, le ministère Baldwin-La Fontaine marquait moins le triomphe de la bonne-entente que celui de la modération chez les élites canadiennes-françaises et de la libéralité chez les autorités britanniques. Il est d’ailleurs très prompt à critiquer le bon-ententisme de Laurent-Olivier David et de Wilfrid Laurier, des adversaires politiques qu’il accuse d’aplaventrisme[72]. De plus, malgré son âge avancé, il s’oppose avec vigueur, en 1944, à une des plus importantes initiatives bon-ententistes, la rédaction d’un manuel unique d’histoire du Canada, projet appuyé par l’abbé Maheux[73].

Le contexte socioculturel du loyalisme chapaisien

De par sa naissance et ses fonctions, Thomas Chapais est un membre de l’establishment canadien-français. Plusieurs chercheurs ont d’ailleurs noté qu’il était favorable au pouvoir, tendance qui, selon Serge Gagnon, découlait de ses attaches familiales[74]. En effet, le loyalisme est une affaire de famille chez les Chapais. Le grand-père maternel, Amable Dionne (1781-1852), est un loyaliste convaincu qui épouse la nièce et fille adoptive du seigneur de la Rivière-Ouelle. En dépit de son appui initial aux 92 Résolutions, cet officier de milice et futur seigneur de La Pocatière s’oppose avec vigueur au mouvement insurrectionnel et, dans la foulée des troubles de 1837, il facilite le passage des troupes britanniques à travers sa région natale du Bas-Saint-Laurent avant d’accepter de siéger au Conseil spécial de lord Colborne[75]. L’autre grand-père, Jean-Charles Chapais (1782-1848), est lieutenant-colonel de milice. Lors des désordres de 1838, il organise le logement dans le comté de Kamouraska de troupes britanniques en transit vers le district de Montréal[76]. Également officier de milice, le paternel de sir Thomas, Jean-Charles Chapais (1811-1885), est Père de la Confédération et siège au conseil des ministres à Ottawa, tout comme son beau-père, sir Hector Langevin (1826-1906). Pour Ronald Rudin, « cette croyance quant aux effets providentiels de la Conquête n’étonnait guère chez un homme dont le père et le beau-père avaient, tous deux, été des “Pères de la Confédération”[77] ».

Si le loyalisme chapaisien exprime un parti pris pour l’ordre et l’establishment, c’est en partie parce que sir Thomas devait sa carrière politique non pas à l’électorat, au peuple, mais plutôt au pouvoir établi et aux institutions non électives. Sa famille a sans doute bénéficié du caractère non démocratique du système politique britannique. Amable Dionne siège au Conseil législatif du Canada-Uni, alors que Jean-Charles Chapais est nommé au Sénat peu après la Confédération. Pour sa part, le jeune Thomas est nommé secrétaire du lieutenant-gouverneur du Québec, Théodore Robitaille, peu après son admission au Barreau, en 1879. Chapais n’a d’ailleurs brigué les suffrages qu’une seule fois, sans succès. Défait dans le comté de Kamouraska à l’élection fédérale de 1891, il sera par la suite nommé au Conseil législatif de Québec par Charles-Eugène Boucher de Boucherville, puis au Sénat par Robert Borden. Un des rares hommes politiques canadiens à avoir siégé simultanément dans une chambre haute provinciale et au Sénat, Thomas Chapais eut brièvement comme collègue au Conseil législatif son oncle maternel, Élisée Dionne (1828-1892).

Chapais a par ailleurs été fait compagnon de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges (sir) par George V en 1935. Il ne faut cependant pas exagérer l’attrait du pouvoir et des honneurs comme facteur motivant le loyalisme chapaisien. Chapais savait refuser les récompenses, surtout lorsque ses principes étaient en jeu. Il refusa d’être fait compagnon de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges en 1914, prétextant qu’on interpréterait cet honneur comme une récompense pour son appui à la politique navale du premier ministre Borden, et faillit refuser en 1935[78]. En 1917, Chapais déclina une nomination au Sénat, qu’il convoitait d’ailleurs depuis longtemps, et un poste de ministre dans le cabinet Borden parce qu’il ne pouvait appuyer la conscription[79].

Dans une certaine mesure, la pensée chapaisienne reflétait la culture politique et intellectuelle de l’est québécois, notamment celle de la ville de Québec. Né à Saint-Denis-de-la-Bouteillerie, dans le Bas-Saint-Laurent, Chapais passa la majeure partie de sa vie à Québec. Or, la présence anglaise dans cette ville a toujours été moins importante, proportionnellement, qu’à Montréal et les élites de langue française ont eu tendance, historiquement, à mieux s’y accommoder. « Dès la Conquête, écrit Ronald Rudin, Québec avait été le siège de l’administration britannique et les élites francophones, laïques et religieuses, avaient compris l’importance de la coopération avec leurs nouveaux maîtres[80]. » Cette tradition de loyalisme et de bon-ententisme imprégnait l’Université Laval, où Chapais avait fait ses études universitaires et où il enseignera pendant de nombreuses années. Université catholique, Laval possède pourtant quelques professeurs protestants dès le XIXe siècle. Au XXe siècle, l’université tisse des liens privilégiés avec Toronto et un système d’échanges pour les étudiants et les professeurs est établi. « Plusieurs professeurs, écrit Jean Hamelin, ont propagé l’idéologie de la bonne entente qui imprègne l’enseignement en lettres et en sciences sociales, pousse des échanges savants avec les anglophones et oriente les prises de position de certains universitaires[81]. »

L’éducation que reçoit le jeune Thomas au Collège de Saint-Anne-de-la-Pocatière et à l’Université Laval a sans doute renforcé les tendances loyalistes héritées de sa famille et de son milieu social. Dans les cours de philosophie donnés dans les collèges classiques du Québec, on a longtemps enseigné que la monarchie constituait la meilleure forme de gouvernement[82]. Un des cahiers d’exercice collégiaux du jeune Chapais contient d’ailleurs un passage signalant que « un roi est le représentant de Dieu même, le dépositaire de sa puissance[83] ». Par la suite, dans ses cours de droit à l’Université Laval, Chapais reçoit un enseignement qui exalte les institutions britanniques[84].

L’importance des idées britanniques dans la vie intellectuelle canadienne-française a sans doute été sous-estimée par une historiographie qui consacre beaucoup d’attention au rapport du Canada français à la France, mais qui s’intéresse assez peu à son rapport à la Grande-Bretagne. L’influence des idées politiques britanniques, notamment celles d’Edmund Burke, « l’un des parlementaires les plus éloquents et le plus grand écrivain politique de son siècle », est évidente chez Thomas Chapais[85]. Durant sa longue carrière de journaliste, Chapais fut un lecteur assidu de divers journaux et revues publiés en Grande-Bretagne, dont le Times de Londres et The Tablet, organe de l’archevêque de Westminster. Un peu moins du cinquième des ouvrages de son impressionnante bibliothèque personnelle étaient de langue anglaise. Parmi ceux-ci, les livres britanniques, principalement d’histoire, dominaient[86]. « L’étude approfondie de l’histoire anglaise, écrivait-il en 1919, est indispensable […] pour l’intelligence parfaite des évolutions de la nôtre sous le nouveau régime auquel nous fûmes soumis après 1760[87]. » Il possédait d’ailleurs une connaissance approfondie de l’historiographie entourant le parlementarisme britannique. Son Cours d’histoire du Canada est rempli de passages inspirés des oeuvres de Thomas Macaulay, mais aussi de celles de David Hume et de William Edward Hartpole Lecky.

Il reste néanmoins que les références françaises et gréco-romaines dominaient l’univers mental de Thomas Chapais. Pour lui, Shakespeare ne saurait faire ombrage à Corneille ou à Racine et Newman ne pourrait jamais déclasser Bossuet. Même l’illustre Burke était talonné de près par de Maistre – le royalisme chapaisien s’inspirait également d’auteurs français[88]. Et dans la chronique mensuelle des événements européens et internationaux que Chapais publie dans la Revue canadienne, la section consacrée à l’actualité britannique, à laquelle il accorde généralement préséance, repose parfois sur des dépêches françaises. Il est à noter, par ailleurs, que si ses fonds de correspondance font état d’un certain nombre de contacts avec la droite française, notamment avec François Veuillot, ils ne contiennent par contre aucun échange significatif avec les milieux intellectuels de la Grande-Bretagne.

Loyalisme, impérialisme et nationalisme

En dépit d’un réel attachement à l’Empire britannique, Chapais n’était pas un impérialiste. Il n’entretenait aucune relation importante avec le mouvement impérialiste au Canada ou en Grande-Bretagne. Ses fonds de correspondance font, tout au plus, état de contacts avec cette mouvance. Et ces contacts étaient surtout de nature historiographique, comme en témoigne sa correspondance avec George W. Wrong et William Lawson Grant. Imprégnée de loyalisme, l’oeuvre historique de Thomas Chapais a plu aux historiens qui, comme Wrong et Grant, étaient associés au mouvement impérialiste. Chapais sera d’ailleurs appelé à collaborer à deux des grands projets fondateurs de l’historiographie canadienne-anglaise, Canada and Its Provinces et The Chronicles of Canada ainsi qu’au prestigieux Cambridge History of the British Empire.

Dans les pages du Courrier du Canada, Chapais s’oppose avec vigueur à l’impérialisme, notamment aux divers projets de fédération impériale formulés à la fin du XIXe siècle. Il est peu enthousiaste par rapport à la participation du Canada à la guerre d’Afrique du Sud, qu’il qualifie de « guerre ruineuse » dans la Revue canadienne, et aurait souhaité que le Parlement canadien ait été consulté avant l’envoi de troupes[89]. De façon générale, il s’oppose à l’établissement d’un système de défense impérial, même s’il a néanmoins appuyé le projet de loi navale du gouvernement Borden, qui aurait accordé un financement ponctuel à l’amirauté britannique. Des considérations partisanes pesaient sans doute dans la balance sur cette question, mais Chapais était tout de même favorable au principe d’un don « consenti librement » à la Grande-Bretagne et qui aurait témoigné « de notre désir de faire quelque chose pour la puissance dont le pavillon nous protège[90] ». Le resserrement des liens impériaux l’inquiète néanmoins et il préconise essentiellement le statu quo en matière de relations impériales au tournant du XXe siècle[91]. Plus tard, il appuiera la participation canadienne à la Première Guerre mondiale tout en refusant la conscription. Il s’opposera de nouveau à cette mesure durant la Seconde Guerre mondiale et s’opposera au prêt-don d’un milliard de dollars accordé par le Canada à la Grande-Bretagne en 1946[92].

Chapais est peu enclin à considérer les Canadiens français comme étant partie prenante des aventures coloniales de l’Empire britannique. Pourtant, comme Wilfrid Laurier, il se considère « britannique », du moins au sens politique du mot. Lors d’une réception en l’honneur du comte de Paris offerte en 1890 par la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec, il précisera sa conception du caractère britannique du Canada : « Le Canada est une jeune confédération de provinces britanniques, unies sous un même drapeau, s’inclinant sous le sceptre d’une même souveraine, ayant trois océans pour frontières naturelles, et jouissant de la plus large liberté sous l’égide des institutions politiques octroyées par la monarchie anglaise[93]. »

Quelques historiens ont laissé entendre que Chapais s’opposait à l’indépendance du Canada, se fiant, plus souvent qu’autrement, au seul témoignage de l’abbé Lionel Groulx[94]. En effet, dans un portrait peu flatteur de Chapais publié peu après sa mort, puis dans ses Mémoires, Groulx présente son rival comme l’incarnation de « l’infantilisme de pensée » qui affligeait le Canada français avant le renouveau nationaliste du début du XXe siècle :

De passage à Paris, en 1931, les étudiants de la Maison canadienne me rapporteront, à ce sujet, une exclamation éplorée de ce brave homme que fut Thomas Chapais. Le vénérable sénateur revenait de Genève où il avait siégé à la Société des Nations, à titre de délégué du Canada. 1931, c’était l’année du Statut de Westminster, document pourtant assez inoffensif. Mais le cher homme ne contenait plus ses alarmes devant cette grave évolution de l’Empire britannique. « Où allons-nous ? », s’était-il écrié devant les étudiants les bras levés au ciel. Exclamation révélatrice. Si même en 1931 des hommes intelligents en politique pensaient ainsi, que pensaient les autres[95] ?

Nous n’avons pas pu confirmer les paroles rapportées par l’abbé Groulx dans la presse d’époque ou dans les fonds d’archives que nous avons consultés à l’Université Laval et à Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

Il reste, selon Serge Gagnon, que Thomas Chapais « envisageait l’indépendance politique canadienne avec une certaine inquiétude[96] ». Il ne s’opposait pas à l’indépendance en tant que telle, mais son rapport à cette mesure était assez ambigu. Au début du XXe siècle, son point de vue rejoint sensiblement celui de Wilfrid Laurier : « cette indépendance n’est pas souhaitée dans l’immédiat : il s’agit d’un idéal à atteindre au moment où les deux peuples fondateurs du Canada seront disposés à en accepter les conséquences[97] ». Plus tard, lorsque l’indépendance canadienne se concrétise, Chapais note que « la rupture du lien impérial, dont la pensée attristait lord Elgin et Robert Baldwin, est assurément dans l’ordre des choses possibles, si l’on ne peut dire des choses probables ». En effet, cette indépendance « serait un événement beaucoup moins surprenant que plusieurs de ceux dont notre âge a été le témoin. Il n’est pas téméraire d’y penser, de le prévoir, d’aviser longtemps d’avance à tout ce qui serait nécessaire pour qu’il pût donner satisfaction à nos plus légitimes aspirations nationales ». Pourtant, l’indépendance n’est pas une tâche urgente :

S’il m’était permis d’exprimer ici une pensée personnelle, j’ajouterais que, pour ma part, la perspective d’un statu quo prolongé ne me semblerait de nature à inspirer aucun sentiment de hâte ni d’impatience. Ce statu quo pourrait, il devrait être rempli par bien des oeuvres préparatoires ; oeuvres de concentration, de consolidation et d’harmonie nationale ; oeuvres de progrès moral, social et économique. Les tâches à accomplir, avant que sonne l’heure de la transformation ultime, si elle doit sonner un jour, sont assez grandes, assez urgentes et assez nobles, pour satisfaire les plus généreuses ambitions, et mériter l’effort des plus ardents patriotismes[98].

Les inquiétudes chapaisiennes face à l’indépendance du Canada ne traduisent cependant pas un désir de subordination perpétuelle. Il y a, chez Chapais, un profond parti pris en faveur de la continuité, surtout au niveau des institutions politiques. La peur du républicanisme imprégnait sa pensée et il craignait que l’indépendance ne mène à l’établissement d’une république canadienne. De plus, le contrôle britannique des affaires constitutionnelles du Canada tendait à protéger les Canadiens français contre les volontés assimilatrices et centralisatrices du Canada anglais. Comme plusieurs leaders politiques québécois au début du XXe siècle, il accorde une plus grande confiance au Comité judiciaire du Conseil privé qu’à la Cour suprême du Canada en ce qui concerne les droits des minorités françaises et la sauvegarde de l’autonomie provinciale[99]. Chapais s’inquiétait au fond de voir l’avenir constitutionnel du Canada dépendre d’abord et avant tout du bon vouloir des Canadiens anglais. Notons, toutefois, que le sénateur était enthousiaste par rapport à plusieurs expressions concrètes de l’indépendance du Canada. Il appuya vivement la participation du Canada à la Société des Nations et a par ailleurs été membre de la délégation canadienne à Genève en 1930. Par ailleurs, comme nous l’avons souligné précédemment, Chapais était peu enclin à croire que le contrôle britannique des affaires extérieures du Canada, du moins en ce qui concernait ses relations avec les États-Unis, avait donné d’heureux résultats.

Loyalisme et ultramontanisme faisaient bon ménage chez l’historien, mais également chez d’autres intellectuels canadiens-français. Pensons, par exemple, à Adolphe-Basile Routhier et à Joseph-Charles Taché, mais aussi à Mgr Louis-François Laflèche, dont les Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille (1866) contiennent d’importants passages louant les régimes monarchiques, notamment celui de la Grande-Bretagne. Pour sa part, Jules-Paul Tardivel applaudissait les charges antirépublicaines de Chapais, mais l’accusait toutefois de céder trop facilement à l’esprit de parti. Pierre Savard notait à ce titre que Tardivel n’avait jamais pardonné à Chapais son appui au Parti conservateur lors de l’affaire Riel, mais que ces deux admirateurs de Louis Veuillot faisaient « toujours front commun sur les affaires extra-québécoises[100] ».

Les relations de Chapais avec Henri Bourassa et son mouvement nationaliste étaient un peu moins cordiales. Les deux hommes furent sans doute des adversaires politiques, mais Bourassa n’était cependant pas un critique acharné des doctrines chapaisiennes. En fait, Bourassa avait une conception de la Conquête et d’un certain éthos britannique qui pouvait rejoindre, sous quelques égards, celle de Chapais[101].

La critique nationaliste de l’oeuvre chapaisienne s’accentue au cours des années 1920. Pour les intellectuels de la Ligue d’Action française, Chapais est un symbole de l’ordre ancien et un homme à abattre. Dans un article anonyme publié en 1925 dans L’Action française, l’auteur situe Chapais « au premier rang des écrivains canadiens », mais lui reproche son loyalisme (« il est possible qu’il soit à son insu un allié des “impérialistes” ») et ses tendances partisanes (« comme les légitimistes de France, il continue de servir les princes qui sont morts »)[102]. Le mouvement nationaliste transigeait cependant avec le sénateur dans les années 1920. Il est invité à la Semaine d’histoire du Canada organisée en 1925 par l’abbé Groulx et la Bibliothèque de l’Action française offrait les quatre premiers volumes du Cours d’histoire du Canada[103].

C’est au cours des années 1930 que Chapais devient irrécupérable aux yeux du mouvement nationaliste. À une époque où la droite intellectuelle canadienne-française adhère au corporatisme, à l’achat chez nous et à l’idéal de l’État français, la pensée chapaisienne paraît surannée, voire dangereuse, aux yeux des nationalistes. Intellectuel foncièrement victorien, Chapais ne subit aucune influence significative de la droite européenne de l’entre-deux-guerres. De plus, par sa naissance et son milieu de vie, il était assez peu conscient des problèmes entourant l’industrialisation et, par conséquent, ne s’intéressait pas vraiment à la question de l’infériorité économique des Canadiens français. Sous certains égards, le discours sur la Conquête et le Régime anglais formulé par Chapais, voire l’ensemble de son loyalisme, découlaient d’un certain aveuglement face à la condition économique des Canadiens français, condition dont était pleinement conscient son principal rival et détracteur, l’abbé Lionel Groulx.

Conclusion

Dans un article sur la participation des Canadiens français à la guerre d’Afrique du Sud, John MacFarlane suggère que le loyalisme était une stratégie choisie par certaines élites pour se concilier les bonnes grâces de leurs concitoyens de langue anglaise[104]. Le loyalisme chapaisien avait sans doute un côté instrumental, mais il s’agissait d’emblée d’une pensée sincère et vécue. Chez Chapais, le loyalisme était d’abord tributaire d’un providentialisme catholique – le catholicisme structure la pensée chapaisienne –, puis de considérations d’apparence plus temporelles, notamment d’un attachement profond aux institutions politiques britanniques. Celles-ci favorisaient la survivance nationale et la perpétuation de valeurs traditionnelles, dont le catholicisme et l’élitisme. Chapais était loyaliste parce qu’il était catholique et conservateur, mais aussi parce que sa pensée s’est forgée dans un milieu socioculturel particulier et à une époque particulière. Son loyalisme émerge en effet des luttes antirépublicaines de la fin du XIXe siècle et au sein de l’establishment canadien-français de l’est du Québec.

Colin Coates insiste sur le fait que « French Canadians used the British connection in ways that provided them with as much autonomy as possible » et que « the language of loyalty could mask a discourse of defiance »[105]. C’est sans doute vrai pour le loyalisme chapaisien, qui se voulait au service de la nation. Chapais insistait assez souvent sur le fait que l’élargissement des droits concédés aux Canadiens français favorisait leur loyauté et leur attachement aux institutions britanniques. Son loyalisme cherchait à promouvoir la survivance canadienne-française, tout en exprimant un désir d’étapisme et de modération. « Ce n’était pas un “vendu” [106] », souligne Denis Vaugeois.

Selon Jean-Charles Bonenfant, Chapais pratiquait, « comme la plupart des hommes publics de son temps, un culte profond et sincère pour la Couronne[107] ». Le loyalisme était monnaie courante au sein de l’élite politique canadienne-française au tournant du XXe siècle. Si Chapais a été tant critiqué à partir des années 1920, c’est en partie parce que, comme bien des intellectuels, il a vécu assez longtemps pour voir ses idées tomber en désuétude. Pourtant, selon Gilles Boileau et Réginald Hamel, son oeuvre avait toujours la cote dans plusieurs collèges classiques dans les années 1940[108]. Il était un des intellectuels canadiens-français les plus importants de sa génération. Dans les années 1880 et 1890, c’est un des chefs de file du journalisme québécois. Plus tard, à l’aube de la Première Guerre mondiale, ses chroniques bimensuelles d’histoire publiées dans La Presse et les succès de librairie que furent ses biographies de Talon et de Montcalm le hissent au sommet de la profession d’historien qui émerge alors au Canada français. Son oeuvre jouera d’ailleurs un rôle important dans la diffusion des idées loyalistes au Canada français. C’est pour cette raison que l’abbé Groulx a tant critiqué son vénérable collègue. Ses attaques contre l’interprétation providentielle de la Conquête visaient surtout Chapais et son oeuvre[109].

La diffusion des idées chapaisiennes démontre que la Grande-Bretagne était loin de servir uniquement de repoussoir pour la droite intellectuelle du Canada français. Celle-ci est en effet traversée par plusieurs courants, dont le loyalisme. Cette doctrine, qui tend à légitimer le statu quo politique et social, déclinera cependant de façon significative à partir des années 1890. En ce sens, sir Thomas Chapais sera le dernier grand intellectuel loyaliste du Canada français. Ses successeurs, l’abbé Maheux et le père Monet, n’atteindront jamais sa stature ou son influence intellectuelles.