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Cet ouvrage se situe dans la lignée des écrits socio-anthropologiques publiés ces dernières décennies autour du phénomène et de l’intérêt généalogiques. Son auteure, Caroline-Isabelle Caron, y explore de manière toute particulière les conditions de production, d’invention, de réactualisation d’un récit généalogique, en se basant sur l’analyse d’un vaste corpus de textes généalogiques publiés par les descendants de deux frères wallons ayant vécu fin xvie – début xviie siècle : Jesse et Gérard Forest. La descendance dont il est question ici est implantée en Amérique du Nord où elle s’est constituée en association en 1994, et c’est précisément toutes les archives qu’elle a produites qui fournissent à Caroline-Isabelle Caron les données nécessaires à sa recherche. L’ouvrage, écrit au demeurant dans un style plutôt agréable, comporte cinq chapitres.

Le premier s’intitule « Comment et pourquoi écrire sa généalogie ». Dans un premier temps, l’auteure questionne le sens que l’on prête traditionnellement au terme même de « généalogie ». Perçue à la fois comme une lignée, c’est-à-dire une suite d’ancêtres ou plus encore, une liste d’engendrements, la généalogie est aussi une science qui a pour objet la recherche d’ascendant. Cette recherche suppose la manipulation d’archives orales et écrites, d’instruments et de savoir-faire. Par conséquent, la généalogie ne peut se comprendre indépendamment des outils, des matériaux et des connaissances qu’elle mobilise. Ayant ainsi défini l’univers de la généalogie, Caroline-Isabelle Caron démontre, dans un second temps, que la constitution d’écrits généalogiques suit un ensemble de règles, de normes, socialement et culturellement construites. En Occident, cette écriture repose en effet sur l’usage de marqueurs temporels – comme la référence explicite à l’ancêtre fondateur ou le décompte générationnel – et de topos – énonciation d’une unité temporelle, d’un schème héréditaire, de la survivance des traditions familiales. Pour conclure ce chapitre, Caroline-Isabelle Caron se demande, dans un troisième temps, qui sont précisément les sujets de la généalogie. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité d’ailleurs que bon nombre de parutions sont le fait de personnes rattachées à des mouvements associatifs comme le sont d’ailleurs les Forest. Engagées dans un certain nombre d’activités collectives mais ô combien singulières (à l’instar des rassemblements patronymiques par exemple), ces personnes revendiquent par ailleurs une parenté commune, en dépit du caractère flou et flexible des contours pris par cette parenté. De sorte que, lorsque l’un des membres de ce cercle s’exprime, c’est toujours pour et au nom du groupe. Le nous – en l’occurrence les Forest, Foret et/ou de Forest – devient alors tout à la fois sujet de son récit, sujet d’un « rapport collectif au passé », et marqueur d’une spécificité forte – celle qui unit chaque membre du groupe à ses ancêtres les plus héroïques, c’est-à-dire à ses ancêtres fondateurs, ceux-là même qui les ont enracinés dans le Nouveau Monde et dont on se plaît à sacraliser et à réinventer l’existence.

« Seuls devant ses ancêtres », le deuxième chapitre met en avant l’histoire généalogique des Forest, telle qu’elle a été reconstituée par le romancier américain John William De Forest (1826-1906). Elle permet à Caroline-Isabelle Caron de souligner, une nouvelle fois, combien ce type de récits reflète le contexte idéologique de son temps. Par exemple, s’y trouvent affirmées des idées sur la supériorité de la race blanche. L’autre intérêt qu’il y a à étudier cette production généalogique, c’est qu’elle révèle un mécanisme de valorisation, fréquent chez tous ceux et celles qui sont en quête constante tantôt de référents patrimoniaux, tantôt de reconnaissance sociale. En l’occurrence, ici, la volonté de faire d’un de ses ancêtres (Jesse de Forest) le fondateur de New York. Cette affirmation ne résiste ni à la relecture des matériaux archivistiques ni à l’analyse historique. Mais elle permet à Caroline-Isabelle Caron d’illustrer toute la singularité de l’oeuvre généalogique : une oeuvre hybride, mêlant le vrai et le faux, le prouvé et l’espéré, et qui se veut aussi en constante évolution.

Avec le troisième chapitre, intitulé « Les nombreux tricentenaires de New York », Caroline-Isabelle Caron s’engage au-delà des débats rebattus sur les enjeux individuels de la généalogie pour s’intéresser cette fois-ci à la dimension politique voire économique que cet exercice recouvre aussi parfois. L’auteure montre aussi comment, en voulant se réapproprier mutuellement la fondation de New York, les communautés wallonne et huguenote ont cherché à récupérer l’histoire des de Forest. Ce faisant, elles ont aussi profondément transformé l’image que l’on se faisait de ses représentants les plus illustres. Ainsi en est-il de Jesse de Forest, perçu et louangé comme un héros-fondateur par le romancier John William de Forest, mais qui devient, à l’issue des vagues commémoratives du début du XXe siècle, un personnage reflétant simplement la grandeur de certaines ambitions politiques et religieuses.

Dans le quatrième chapitre de l’ouvrage, « Naissance d’une invention généalogique », Caroline-Isabelle Caron explore les mutations à l’oeuvre dans le secteur de la généalogie québécoise, de la fin du xixe siècle jusqu’en 1965. À ce titre, elle décrit comment Mgr Cédric Tanguay puis les avocats Pierre-George Roy et Joseph Drouin se sont successivement imposés comme des pionniers en matière de généalogie québécoise. À travers l’analyse de leurs engagements et de leurs publications, c’est tout l’enjeu de la généalogie – perçue comme un véritable élément de consolidation sociale, politique et culturelle – que l’auteure parvient à démontrer. Quant aux lignées d’ascendance et de consanguinité retracées par des généalogistes québécois et acadiens, descendants de Michel de Forest, elles sont utilisées ici pour souligner une fois encore le souci propre à chacun de s’approprier et de faire sienne une histoire, quitte pour cela à manipuler, détourner et réévaluer certains éléments du passé.

Le cinquième chapitre, intitulé « Les ancêtres dans la tête », questionne les pratiques et enjeux de la généalogie depuis les années 1970. Plus encore, Caroline-Isabelle Caron y interroge les défis que représentent tant la popularisation de la généalogie que la médiatisation et la féminisation de cette pratique. Depuis quelques décennies, on assiste, en Amérique du Nord comme en Europe occidentale, à une multiplication des écrits généalogiques. Cette surproduction de récits coïncide avec de nouvelles façons de se représenter non seulement la famille, au sens large, mais aussi le poids des lignées maternelles et paternelles. Elle concorde aussi avec une certaine individualisation de la généalogie. En effet, si elle suit une trame historique et narrative cristallisée par ses prédécesseurs, chaque personne, homme ou femme, qui part en quête de référents généalogiques, et par là même d’ancestralité, de territorialité et d’identité, peut colorer à sa manière le récit qu’elle produit. Il en va de même des de Forest qui, partout en Amérique du Nord, tentent de réécrire l’histoire associée à leur nom de famille, utilisant pour ce faire non seulement un socle de références communes – l’histoire des deux premières générations de de Forest établies en Amérique du Nord – mais aussi des éléments de singularisation – liée à la diversité des lieux d’implantation des générations suivantes. C’est précisément dans le but de regrouper sinon de ressouder des lignées aux histoires et narrations divergentes – comme les de Forest d’Acadie, de Québec ou de Louisiane – qu’est promulguée la famille souche de Forest en 1994. Établissant l’histoire de cette institution, analysant ses productions, Caroline-Isabelle Caron démontre au final tout l’esprit de collégialité qui entoure les amateurs de généalogie contemporaine.