Corps de l’article

Introduction

L’intégration des immigrants et l’adaptation à la diversité ethnique représentent des enjeux contemporains majeurs pour l’école montréalaise. Cette question qui nous semble d’actualité est pourtant séculaire. En effet, elle se pose dès le début du xxe siècle avec l’arrivée massive d’immigrants de langue maternelle autre que française et anglaise. La société québécoise, composée d’une double majorité, Canadiens français et Canadiens anglais, différenciée par la langue (français-anglais) et la religion (catholique-protestant) poursuit alors une politique officieuse de cloisonnement institutionnel basée sur l’appartenance religieuse et ethnique[2]. L’école publique, institution centrale dans le maintien de l’identité ethnique, est confessionnelle et deux réseaux scolaires relativement étanches sont constitués[3]. Le réseau protestant est de langue anglaise, tandis que le réseau catholique est divisé entre le secteur francophone et le secteur anglophone, créé au milieu du xixe siècle pour accueillir les Irlandais catholiques. Tous les nouveaux arrivants, peu importe leur religion ou leur ethnicité, doivent obligatoirement s’insérer dans l’une ou l’autre des deux branches confessionnelles[4].

Historiquement, l’écrasante majorité des immigrants non catholiques opte pour l’école anglo-protestante en raison d’une multiplicité de facteurs sociaux, économiques et culturels que les historiens connaissent bien, tandis que la Commission des écoles catholiques de Montréal (CECM) s’intéresse presque exclusivement à l’intégration des immigrants catholiques[5]. Pendant la première moitié du xxe siècle, la CECM cherche surtout à conserver les immigrants dans le giron catholique en favorisant leur intégration au secteur anglais. Selon les auteurs Donat Taddeo et Raymond Taras, la question de la foi, plus particulièrement la crainte de l’apostasie chez les communautés immigrantes catholiques attirées par la langue anglaise enseignée dans les écoles protestantes, éclipse alors toute autre considération dans les décisions des Commissaires. Ce qui importe avant tout pour la Commission, c’est la préservation de la foi catholique, plutôt que de la langue française, chez les immigrants[6]. Au fil du temps, le secteur anglo-catholique de la CECM, rempart contre la menace de l’apostasie, devient ni plus ni moins un secteur « ethnique » chargé de l’accueil et de l’intégration des immigrants catholiques. Cette politique a pour effet d’accélérer l’anglicisation des minorités ethniques et de retarder considérablement leur intégration à la communauté francophone. Dans l’après-guerre, le déclin de la proportion des Canadiens français au Canada, jumelé à l’assimilation massive des immigrants à la communauté anglophone, provoque une prise de conscience parmi une frange de l’élite nationaliste. Celle-ci souhaite désormais intégrer les immigrants à la communauté francophone par le biais de l’école.

Cet article, s’appuyant principalement sur les archives de la CECM, vise à analyser l’évolution du discours et des politiques de la CECM en matière d’intégration des immigrants et des communautés ethniques, de 1947 à 1977, à la lumière des rapports sociaux entre la majorité francophone et les communautés anglophone et allophone[7]. Cette problématique s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’intégration des minorités ethniques à l’école française au xxe siècle que nous avons entamée dans notre mémoire de maîtrise. Nous y défendions la thèse selon laquelle la transformation des rapports ethniques au Québec détermine fondamentalement le mode d’intégration scolaire des immigrants. Cette évolution s’est jouée en trois principales étapes, la première davantage centrée sur l’intégration religieuse (avant 1947), la seconde sur l’intégration linguistique (1947-1977) et la troisième sur la reconnaissance du pluralisme ethnique (1977-1998)[8]. Cet article s’intéresse plus précisément à cette seconde période, alors que la CECM se retrouve au coeur du débat sur l’intégration linguistique. Selon nous, la plus grande commission scolaire du Québec joua un rôle déterminant dans la redéfinition de l’école française comme principal lieu d’accueil et d’intégration des minorités ethniques à la majorité francophone. Loin d’être un acteur social subissant passivement les transformations sociales et modifiant ses orientations au gré des circonstances, la CECM a pris une part active dans ce débat de société, d’une part, en élaborant un discours cohérent sur la langue d’enseignement et, d’autre part, en mettant sur pied les premières mesures et politiques scolaires d’intégration et de francisation au Québec.

Notre étude couvre une période de trente ans, ce qui permet de dégager les ruptures et les continuités qui sous-tendent l’évolution de cette question. La sous-période de 1947 à 1967 est caractérisée par les premières interventions de la CECM visant à promouvoir le français comme langue d’enseignement, dans le but de freiner l’anglicisation massive des immigrants. Entre 1967 et 1977, la Commission adopte progressivement un discours plus musclé en matière d’intégration linguistique et élabore une véritable politique de francisation et d’accueil, principalement par le biais des classes d’accueil. Nous tenterons, dans un premier temps, de comprendre le rôle du Comité des Néo-Canadiens de la CECM, créé en 1947, et les principales recommandations mises de l’avant pour favoriser l’intégration à l’école française. Aussi, nous analyserons les facteurs ayant mené à l’échec du projet de secteur bilingue néo-canadien. Cet échec, déjà étudié par l’historien Michael Behiels, nous intéresse tout particulièrement, dans la mesure où il représente une rupture charnière permettant de mieux comprendre la radicalisation du débat sur la langue d’enseignement qui débouche sur une véritable crise linguistique opposant les défenseurs du libre choix aux partisans de l’école française obligatoire[9].

Nous décrirons, dans un deuxième temps, l’évolution du discours de la CECM sur la langue d’enseignement et sa gestion de l’épineux problème des « élèves illégaux », afin d’illustrer la complexité de la dynamique sociale marquée par la polarisation des rapports entre les trois groupes : une communauté francophone nouvellement consciente de son rôle intégrateur, une communauté anglophone sur la défensive et des communautés ethniques en position d’insécurité, chacune défendant ses intérêts motivés par des idéologies différentes.

Finalement, nous tenterons d’expliquer l’origine, les objectifs et l’évolution des classes d’accueil, principal programme de francisation et d’intégration. Cette dernière question, pratiquement ignorée par les historiens, soulève l’enjeu de la reconnaissance de la diversité ethnique à l’école franco-catholique, historiquement plus homogène que sa consoeur anglaise ou que sa rivale protestante. Elle nous permet également de nuancer le débat sur le « mythe » du refus des écoles franco-catholiques d’accepter les immigrants en identifiant le décalage qui existe entre les politiques inclusives de la CECM et les pratiques d’exclusion observées sur le terrain scolaire[10].

Le Comité des Néo-Canadiens de la CECM et l’intégration des immigrants à l’école française : l’échec des mesures incitatives (1947-1967)

Dans l’après-guerre, la reprise intensive de l’immigration coïncide avec un changement des attitudes à l’égard de l’immigration, notamment au sein du mouvement nationaliste, délesté de ses références traditionnelles et religieuses. Inquiets des conséquences démographiques de l’assimilation des minorités aux Canadiens anglais, une poignée de journalistes et d’intellectuels néo-nationalistes se regroupent autour du nouveau rédacteur en chef du Devoir, André Laurendeau, pour tirer la sonnette d’alarme. Cette fraction de l’intelligentsia canadienne-française invite les Canadiens français à abandonner leur méfiance traditionnelle à l’égard de l’immigration et à tout mettre en oeuvre pour encourager l’intégration des nouveaux arrivants à la communauté francophone, notamment par l’école[11]. C’est dans ce contexte de renouveau du discours nationaliste sur la question immigrante que la CECM met sur pied, le 2 septembre 1947, le Comité des Néo-Canadiens chargé de s’occuper de l’intégration scolaire des immigrants catholiques, et plus spécifiquement de ramener les brebis égarées à l’école catholique[12]. À la fin de sa première année d’activité, le Comité, présidé par le commissaire chanoine Drouin, soumet à la CECM un rapport qui vise non seulement à empêcher l’apostasie, mais surtout à freiner l’anglicisation des immigrants catholiques. Les statistiques recueillies par le Comité prouvent, sans l’ombre d’un doute, que les immigrants, demeurés fidèles à l’école catholique, ont généralement choisi d’envoyer leurs enfants dans les écoles anglaises. En 1930, 47 % des Néo-Canadiens étaient inscrits dans les écoles du secteur anglais de la CECM. Cette proportion grimpa à 65 % en 1945. En 1947, les enfants néo-canadiens qui fréquentent les écoles de la section anglaise (67 %) sont à peu près deux fois plus nombreux que ceux qui fréquentent les écoles de la section française (33 %)[13]. Selon le Comité, ce glissement s’explique principalement « par l’importance incontestable que bon nombre de parents attachent à l’étude de l’anglais pour sa valeur pratique, pour les facilités plus grandes qu’il donne de trouver de l’emploi et de gagner sa vie[14] ».

Influencé par l’idéologie néo-nationaliste, le Comité délaisse peu à peu la dimension religieuse de l’intégration scolaire et met la question linguistique à l’ordre du jour en proposant l’adoption d’un plan d’action contenant une série de mesures sociales et pédagogiques visant à encourager la francisation des jeunes immigrants et leur intégration progressive à l’école française. Sur le plan pédagogique, il défend l’idée d’un programme spécialement adapté aux immigrants, basé sur l’enseignement du français et de l’anglais jumelé à l’enseignement de la langue maternelle au primaire. Pour faciliter la mise en place de ce programme trilingue, il suggère à la CECM de regrouper les élèves néo-canadiens dans des écoles ou des classes spéciales à proximité de leurs « paroisses nationales » respectives[15].

La CECM ne tarde pas à passer à l’action et adopte des résolutions qui vont dans le sens des recommandations du Comité. Certaines de ces mesures obtiennent un franc succès, particulièrement les cours de langue du soir. Entre 1950 et 1961, la CECM organise un impressionnant total de 825 cours du soir de français, d’anglais et d’éducation civique qui attirent 35 981 immigrants adultes provenant de 38 nationalités différentes. Au début des années 1950, la Commission inaugure les classes bilingues du samedi à l’intention des enfants néo-canadiens. Ces classes jouissent aussi d’une immense popularité. À la fin de la décennie, près de 10 000 enfants de diverses origines ont fréquenté l’une ou l’autre des 357 classes[16].

Toutefois, l’objectif initial de francisation ne sera jamais atteint, car les professeurs, peu qualifiés, se concentraient surtout sur l’enseignement de la langue maternelle et négligeaient le français. La situation se détériore à un point tel qu’au milieu des années 1960, la CECM commence déjà à jongler avec l’idée d’abolir les classes du samedi, ce qu’elle fit en 1969, pour donner plus d’essor aux premières classes d’accueil, jugées plus favorables à l’intégration des enfants immigrants à l’école française[17].

La plus importante recommandation du Comité, en 1948, vise à établir un programme trilingue spécialement adapté aux immigrants et à regrouper ces élèves dans des classes ou des écoles spéciales. Or, les commissaires de la CECM, loin d’être enthousiastes, refusent de créer des « écoles nationales » et autorisent uniquement la création de « classes spéciales ». Les écoles de Saint-Philippe-Bénizi et de Notre-Dame-de-la-Défense, à forte prédominance italienne, sont choisies pour établir ces classes et, à partir de septembre 1949, l’enseignement de l’italien, du français et de l’anglais y est offert jusqu’en 7e année. Le succès du programme dans les écoles italiennes incite le Comité à l’étendre aux autres communautés ethniques, notamment aux Ukrainiens et aux Polonais, mais le président de la CECM atténue grandement la portée pédagogique du programme trilingue en se prononçant pour une application limitée[18]. Il insiste pour « qu’on ne dépasse pas la 3e année avec l’enseignement de la langue maternelle, et qu’à partir de la 4e année ces enfants soient dispersés dans les classes de leur choix[19] ».

Les têtes dirigeantes de la CECM refusent visiblement d’appuyer un projet qui risque de bouleverser l’ordre existant. Au tournant des années 1950, la question de l’intégration religieuse des immigrants supplante encore celle de la langue, du moins aux yeux des commissaires, que ces derniers soient anglophones ou francophones[20]. En 1952, Ils rappellent au Comité que son objectif premier est « de tout mettre en oeuvre pour assurer aux immigrés une éducation catholique garante de leur foi » et non de leur donner une éducation bilingue[21]. Ce premier échec illustre l’émergence des premières divisions opposant les membres du Comité des Néo-Canadiens et l’instance décisionnelle de la CECM. Les premiers souhaitent favoriser l’intégration à l’école française par le biais du programme trilingue, tandis que les seconds, sensibles aux critiques de la puissante minorité anglo-catholique, représentée par les commissaires Carter et Sullivan, préfèrent maintenir le statu quo.

Durant cette période marquée par l’expansion extraordinaire de la population scolaire, la question de la répartition des élèves entre le secteur anglais et français devient de plus en plus cruciale. Dans ce contexte, le projet de créer des classes trilingues distinctes constitue une menace à l’expansion du secteur anglais, dans la mesure où les élèves immigrants représentent une part importante de la clientèle étudiante. En effet, au milieu des années 1950, les enfants issus des minorités ethniques constituent 40 % des élèves inscrits dans le secteur anglais contre 41 % de Canadiens anglais et 19 % de Canadiens français. Toute mesure qui aurait pour effet de soustraire de ses effectifs scolaires l’important apport immigrant sera donc combattue par l’ensemble de la communauté scolaire anglo-catholique[22].

À l’extérieur de la Commission, plusieurs néo-nationalistes et organismes canadiens-français suivent avec grand intérêt la question de l’intégration scolaire des immigrants. L’inaction du gouvernement québécois en matière d’immigration et le recul de la CECM sur la question de l’intégration des Néo-Canadiens à l’école francophone suscitent moult critiques. Par exemple, le mémoire de la Société d’assistance aux immigrants, présenté à la Commission Tremblay en 1954, presse le gouvernement québécois d’élaborer une politique d’immigration en fonction des intérêts nationaux du Québec[23]. Les principaux chefs de file du mouvement nationaliste, dont André Laurendeau et Jean-Marc Léger, fustigent également l’apathie du gouvernement provincial dans les pages du Devoir et de l’Action nationale[24].

Les critiques soulevées par les néo-nationalistes finissent par atteindre leur but. En effet, au milieu des années 1950, alors que la vague d’immigration d’après-guerre atteint son plus haut niveau, la dimension linguistique du problème scolaire commence à inquiéter les autorités scolaires en haut lieu. En 1957, le comité catholique du Conseil de l’instruction publique décide enfin d’enquêter sur le problème scolaire des immigrants qui avait, jusque-là, été entièrement géré par la commission scolaire montréalaise. La présidence du sous-comité d’enquête est confiée au chanoine Drouin. René Gauthier, directeur du Service des Néo-Canadiens, fait également partie de l’équipe, ce qui témoigne bien du rôle central joué par les acteurs de la CECM dans la définition de la question immigrante. Le rapport Drouin, qui résulte de cette sous-commission d’enquête, indique que 70 % des écoliers néo-canadiens fréquentent les écoles de la section anglaise. En fait, sur les 47 groupes ethniques recensés à la CECM, les Belges sont les seuls à opter majoritairement pour l’école française ! Même les Italiens qui avaient pris l’habitude d’envoyer leurs enfants à l’école française optent maintenant à 61 % pour l’école anglaise. Les immigrants d’Europe centrale et orientale choisissent cette option près de neuf fois sur dix[25].

Pour expliquer la présence massive des immigrants dans les écoles anglaises, le rapport reprend un certain nombre de facteurs économiques, sociaux, culturels et politiques, déjà bien connus : la « propagande » fédérale faite à l’étranger donne au futur immigrant l’impression que le Canada est un pays unilingue anglophone ; la puissance économique réside entre les mains de la minorité anglophone et, par conséquent, l’apprentissage de l’anglais représente l’outil par excellence de la mobilité économique et sociale ; l’hostilité des Canadiens français et l’indifférence de l’État québécois à l’égard des immigrants tendent aussi à repousser les nouveaux arrivants vers la communauté anglophone. Au niveau strictement scolaire, les immigrants apprécient tout particulièrement les avantages offerts par le secteur anglais, notamment l’accès plus facile aux facultés universitaires[26].

Depuis bon nombre d’années, la disparité des programmes d’étude et des projets scolaires entre les secteurs français et anglais ne cesse d’ailleurs d’alimenter les critiques à l’égard de l’école franco-catholique. Alors que le High school public anglo-catholique offre, dès le tournant des années 1940, des programmes plus compétitifs reconnus par l’ensemble des institutions d’enseignement universitaire, les classes du primaire supérieur francophone ne permettent pas un accès direct à l’université[27]. Jusqu’au milieu des années 1950, les élèves francophones doivent obligatoirement passer par le réseau privé et obtenir le diplôme de baccalauréat décerné par les collèges classiques. Par ailleurs, la section classique que le réseau franco-catholique ouvre timidement vers 1955-1956 est loin de satisfaire les exigences d’une véritable démocratisation de l’enseignement supérieur[28].

Parallèlement à cette attirance vers le secteur anglais, plusieurs raisons rebutent les immigrants des écoles du secteur français. On mentionne l’accueil peu sympathique de certains directeurs francophones et surtout l’insuffisance de l’enseignement de la langue anglaise[29]. Malgré tout, le sous-comité d’enquête considère « qu’il n’est pas normal que dans une province à majorité française, la plupart des élèves néo-canadiens fréquentent l’école de langue anglaise ». Pour renverser cette tendance, il recommande la solution que préconisait le Comité des Néo-Canadiens, soit la préparation d’un programme d’études trilingue qui répondrait à la fois à la volonté des nationalistes francophones d’encourager la francisation des immigrants et au désir des minorités ethniques d’apprendre les deux langues du pays. Le comité catholique du Conseil de l’instruction publique approuve officiellement le programme trilingue en 1961 [30].

Entre-temps, le déclenchement de la Révolution tranquille a chamboulé la composition du Conseil des commissaires de la CECM. En 1960, le nouveau gouvernement libéral nomme l’avocat Marc Jarry à la présidence. L’archevêché de Montréal décide aussi de renouveler de fond en comble l’équipe qui avait dirigé les destinées de la CECM pendant le long règne de Maurice Duplessis. Signe des temps, le très conservateur cardinal Léger décide pour la première fois de nommer des commissaires laïques. C’est le cas de Ferdinand Biondi, fils d’immigrants italiens, qui devient le premier représentant d’une minorité ethnique à la CECM.

Cette nomination témoigne de l’importance grandissante de la communauté italienne. Celle-ci peut désormais prétendre à une plus grande influence sur l’appareil décisionnel de la CECM en matière d’intégration scolaire, d’autant plus que le nouveau venu se retrouve également à la présidence du Comité des Néo-Canadiens. Le changement de la garde est notable, dans la mesure où la nomination de Biondi en 1961 coïncide avec le départ de l’abbé Carter, le puissant porte-parole de la communauté anglo-catholique, qui avait contribué à bloquer l’extension du programme trilingue[31].

En mai 1962, la CECM décide de créer un secteur néo-canadien fondé sur le programme trilingue et d’y rattacher treize écoles[32]. La transformation de certaines écoles anglaises en écoles bilingues rattachées au secteur néo-canadien aurait pour effet de priver le secteur anglais de la CECM d’une partie importante de sa clientèle et de soustraire ces écoles à son contrôle.

La minorité anglophone, déterminée à conserver le poids démographique des Néo-Canadiens, ne tarde donc pas à réagir en orchestrant, dès le début du mois de mai, une impressionnante levée de boucliers pour faire échouer le projet. Les parents et les associations scolaires anglophones inondent littéralement la CECM d’appels, de lettres et de télégrammes de protestations, parfois virulents ou nettement exagérés comme cet homme qui parle d’une « attack on our democracy[33] » ! Cette opposition suscite de vives réactions parmi la communauté italienne qui devient, sans le vouloir, l’enjeu de la bataille scolaire que se livrent les deux grandes communautés linguistiques. Même s’ils souhaitent demeurer à l’écart du conflit, les leaders de la communauté vont néanmoins défendre leurs intérêts en critiquant le statut scolaire privilégié des Anglo-catholiques et en invoquant le droit des minorités ethniques : « We, as a group, are entitled to have our own churches and schools[34] » proclame un de ses membres.

Le tumulte provoqué par la décision du 3 mai incite la CECM à réexaminer sa proposition, mais son nouveau plan est rejeté par tous les groupes, incluant les minorités ethniques. Personne ne trouve son compte dans ce projet jugé trop radical par les uns, excessivement modeste par les autres. Devant ces réactions, la CECM décide de remettre le projet à l’étude[35]. Le lobby des associations anglophones réussit donc à maintenir le statu quo en empêchant la création d’un troisième secteur à la CECM. Ce conflit marque, à bien des égards, la fin d’une époque dans les rapports ethniques au Québec. Si les anglophones réussissent à remporter une bataille importante, les néo-nationalistes estiment que le débat sur l’intégration scolaire et linguistique des immigrants est loin d’être clos. Pour eux, la stratégie de francisation de la CECM, fondée sur la persuasion et le respect du libre choix des parents, est devenue obsolète.

En effet, l’échec du Comité des Néo-Canadiens semble avoir convaincu les mouvements francophones que l’heure est maintenant venue d’adopter une stratégie plus musclée d’intégration à l’école française. Frustrés par l’échec des mesures incitatives, les intellectuels franco-québécois sont les premiers à envisager l’adoption de mesures plus coercitives, n’hésitant plus à remettre en cause le sacro-saint principe du libre choix. Selon eux, la CECM doit réintégrer tous les Néo-Canadiens dans le secteur francophone et l’État québécois doit accorder la primauté au français comme langue d’enseignement[36].

En 1967, un comité interministériel, réunissant notamment des personnalités influentes de la CECM dont Biondi et Gauthier, conclut également à l’inefficacité des mesures incitatives et réclame l’intervention « immédiate, massive et permanente » de l’État, en arguant qu’« il n’y aura pas de réorientation de la majorité des enfants néo-canadiens vers l’école française à moins d’une intervention de l’État et à moins d’une obligation directe ou indirecte de fréquenter l’école française ou une école bilingue à dominante francophone[37] ». Le débat sur la langue d’enseignement se radicalise et le Québec entre de plain-pied dans la tumultueuse période de la crise linguistique dont l’aboutissement, marqué par l’adoption de la loi 101 en 1977, bouleversera profondément la nature des rapports ethniques au Québec en obligeant tous les immigrants à fréquenter l’école française.

Le discours de la CECM sur la question linguistique : du libre choix à la coercition (1967-1977)

La crise de Saint-Léonard qui éclate en 1968 est perçue par de nombreux historiens comme le véritable élément déclencheur du conflit linguistique qui opposera, durant les années 1960-1970, les tenants du libre choix, principalement les anglophones et les allophones, aux défenseurs de l’école française obligatoire, majoritairement francophones[38].

Dans un article consacré au rôle des Italo-Québécois dans les débats linguistiques, Linteau insère la bataille de Saint-Léonard dans le cadre plus vaste des changements profonds qui marquent l’ensemble de la société québécoise. Selon lui, la politisation de la question linguistique est fondamentalement encouragée par la montée du nationalisme québécois et par l’affirmation des groupes minoritaires, principalement la communauté italienne. À la faveur de la Révolution tranquille et de l’avènement d’un nationalisme québécois moderne axé sur le territoire et la langue, l’État québécois s’affiche comme le représentant de la majorité française et assume progressivement ses pouvoirs en matière d’immigration et d’intégration, notamment en adoptant une série de lois restreignant l’accès à l’école anglaise pour les immigrants et visant à renforcer le statut du français comme langue de scolarisation commune (lois 63, 22 et 101).

L’ancien mode de gestion du pluralisme ethnique, basé sur le cloisonnement institutionnel, est donc rejeté au profit d’une stratégie d’intégration linguistique qui vise à modifier radicalement les règles du jeu entre francophones, anglophones et allophones en accordant la primauté au français. Pour reprendre l’expression de la sociologue Danielle Juteau, le Québec adopte une politique de « franco-conformité » qui vise à faire des Québécois francophones la société d’accueil. Cette volonté de redéfinition des rapports ethniques n’est pas sans provoquer des conflits opposant les minorités ethniques et les anglophones aux francophones, tandis que les Commissions scolaires tentent tant bien que mal de gérer la situation sur le terrain[39].

La crise linguistique favorise l’intervention de l’État dans le domaine de l’intégration scolaire des immigrants, autrefois géré par les groupes minoritaires et les commissions scolaires[40]. Dès novembre 1969, le gouvernement unioniste vote la loi 63 qui consacre le libre choix de la langue d’enseignement. Si le nouvel acteur étatique joue un rôle de plus en plus significatif dans les relations entre les commissions scolaires et sa population immigrante, la CECM entend bien conserver sa part d’autonomie en adoptant un discours cohérent sur la langue d’enseignement et en élaborant une véritable politique d’intégration linguistique, notamment par le biais des classes d’accueil, implantées en 1969. Dans leur discours, les commissaires, influencés par les revendications du mouvement nationaliste, vont rompre avec la politique du libre choix de leurs prédécesseurs en multipliant les interventions publiques, les mémoires et les résolutions pour forcer le gouvernement à adopter une politique linguistique plus musclée dans le domaine de l’enseignement. Les principales recommandations de la CECM sur l’intégration linguistique des immigrants auront d’ailleurs un impact considérable sur l’abrogation de la loi 63 et l’adoption de mesures restrictives. Par exemple, en 1970, la CECM soumet un rapport à la Commission d’enquête présidée par Jean-Denis Gendron sur la situation de la langue française et des droits linguistiques au Québec. Elle y propose un critère d’admissibilité aux écoles anglaises qui sera, plus tard, retenu par le gouvernement Bourassa dans le chapitre V de la loi 22. Suggérant l’utilisation de tests linguistiques comme principal critère d’admission, la CECM souhaite ainsi que tous ceux qui ne connaissent pas suffisamment l’anglais soient automatiquement dirigés vers l’école française[41].

En acceptant de publier des études statistiques sur la composition ethnique de sa population, souvent reprises par les médias, la Commission fournit des arguments massues contre la politique du libre choix et contribue grandement à alimenter le débat linguistique. Chiffres à l’appui, elle révèle l’ampleur de l’anglicisation des élèves allophones, c’est-à-dire ceux qui sont de langue maternelle autre que française ou anglaise. Ainsi, le public apprend que le secteur français de la CECM regroupe 96,6 % de francophones contre à peine 3,4 % d’allophones, tandis que le secteur anglais, fortement hétérogène, est constitué d’une majorité d’allophones, soit 65 %, dont près de 50 % d’italophones, contre seulement 24 % d’anglophones[42].

Si ces statistiques n’apportent aucun éclairage nouveau sur un problème bien familier, leur publication suscite par ailleurs d’importants remous, car elle survient sur fond de dénatalité des francophones et de diminution correspondante des effectifs scolaires dans le secteur français : baisse du nombre d’élèves, mises à pied de professeurs, diminution du nombre de classes et fermetures d’écoles. Selon les chiffres de la CECM, entre 1969 et 1972, le nombre d’élèves inscrits au secteur français passe de 185 860 à 161 425, tandis que le secteur anglais connaît une baisse minime, passant de 44 215 à 44 058, principalement grâce à l’apport crucial des élèves allophones. Aussi, le secteur français a-t-il connu une nette diminution du nombre de classes au cours de la même période, passant de 6502 à 5890, alors que le secteur anglais augmentait ce nombre de 1522 à 1755. Bref, en l’espace de trois ans, le secteur anglais s’est enrichi de 253 classes, tandis que le secteur français s’est appauvri de 612 classes[43]. Les médias francophones se saisissent aussitôt de l’affaire. Le titre d’un article du journal La Presse, publié en juillet 1972, résume bien tout le problème : « Pendant qu’on ferme des écoles françaises, les écoles anglaises ont toujours plus d’élèves[44]. »

Dans un contexte de déclin démographique, l’apport de la clientèle allophone revêt une importance capitale pour l’avenir des deux secteurs linguistiques de la CECM. Durant les années 1970, cet enjeu fondamental ne cesse d’alimenter la tension entre les divers groupes ethniques, que ce soit sur le plan scolaire ou politique. L’Alliance des professeurs de Montréal, principal syndicat à la CECM, est au premier rang dans la bataille pour l’intégration obligatoire des immigrants à l’école française. Directement affectée par la réduction du nombre de professeurs causée par les fermetures d’écoles, l’Alliance profite de toutes les tribunes pour dénoncer avec véhémence les privilèges de la minorité anglophone et exiger l’adoption d’une loi linguistique coercitive[45].

Au niveau politique, la question linguistique, véritable noeud du problème plus global de l’intégration des immigrants à la société québécoise, refait une nouvelle fois surface lors de la première campagne électorale scolaire tenue en juin 1973. À la CECM, ces élections historiques portent au pouvoir une écrasante majorité de candidats francophones. Ceux-ci auront les coudées franches pour radicaliser le discours sur la langue d’enseignement. En octobre 1973, la nouvelle présidente de la CECM, Thérèse Lavoie-Roux, profite de la campagne électorale provinciale, lancée au même moment par le gouvernement libéral de Robert Bourassa, pour recommander l’adoption d’une loi plus restrictive faisant du français la langue d’instruction de tous les Québécois, à l’exception de la minorité anglophone et des familles dont un des enfants fréquentait déjà l’école anglaise[46].

Pendant sa campagne, le Parti libéral refuse d’aborder la question de la langue d’enseignement par crainte d’aliéner ses appuis traditionnels au sein de la communauté anglophone et des minorités ethniques, préférant miser sur la « menace séparatiste » représentée par le Parti québécois. La stratégie s’avère judicieuse. Fort de son balayage électoral, le nouveau gouvernement libéral consacre néanmoins les premiers mois de son mandat à promouvoir la « souveraineté culturelle » du Québec en dotant la province d’une législation linguistique garantissant la prééminence de la langue française.

Au printemps 1974, il dépose le projet de loi 22 qui restreint considérablement le droit au libre choix. Tout en reconnaissant les droits acquis de la minorité anglophone d’origine britannique, la nouvelle loi limite l’accès à l’école anglaise pour les enfants francophones ou allophones en les obligeant à prouver leur « connaissance suffisante » de l’anglais au moyen de tests linguistiques.

Le projet de loi sur la langue officielle provoque un tollé chez tous les groupes : francophones et nationalistes lui reprochent de ne pas être assez coercitif, alors qu’anglophones et allophones l’attaquent pour les raisons inverses. Même les quelques organismes ethniques qui soutiennent l’abrogation de la loi 63 sont amèrement déçus. Par exemple, la Fédération des associations italiennes du Québec (FAIQ), favorable aux mesures coercitives pour tous les nouveaux immigrants, est furieuse d’apprendre que la nouvelle loi s’appliquera également aux membres des communautés ethniques déjà établis au Québec. Du côté francophone, l’Alliance des professeurs de Montréal, le Comité central des parents de la CECM et le Conseil des commissaires de la CECM critiquent vertement le projet de loi et proposent de rendre l’école française obligatoire pour tous les immigrants et pour tous les enfants du Québec, à l’exception de la minorité anglophone[47]. Cette recommandation deviendra, trois ans plus tard, un critère essentiel de la Charte de la langue française (loi 101) du gouvernement Lévesque.

Dans son argumentaire, la présidente de la CECM se défend bien d’adopter une politique d’intégration motivée par des intérêts bassement idéologiques et soutient que celle-ci résulte plutôt de l’analyse sereine et rationnelle d’une réalité objective indéniable, soit « l’attrait toujours plus grand de l’école anglaise pour les Néo-Québécois ». Une série de tableaux statistiques décrivant le taux de dénatalité chez les francophones ; la diminution correspondante des inscriptions dans les écoles françaises de Montréal et l’augmentation plus rapide des inscriptions à l’école anglaise qu’à l’école française des enfants allophones est d’ailleurs présentée en annexe de la résolution en guise de preuve[48]. Rien n’y fait. Malgré la contestation générale, le gouvernement Bourassa fait adopter son controversé projet de loi sur la langue officielle le 31 juillet 1974.

Les nombreuses restrictions imposées aux communautés ethniques implantées au Québec depuis plusieurs générations sont perçues comme une injustice. La communauté italo-québécoise, de loin la plus importante à la Commission, se sent particulièrement visée par ces lois coercitives. Selon les sociologues Claude Painchaud et Richard Poulin, les luttes linguistiques et la montée du nationalisme québécois ont eu pour résultat, d’une part, de favoriser le renforcement de l’identité ethnique italienne et, d’autre part, d’accélérer la consolidation et la restructuration du réseau associatif italo-québécois, sous le leadership d’une nouvelle bourgeoisie montante[49].

Venus au Canada pour améliorer leur situation économique, les immigrants italiens de la deuxième vague ont, comme nous le savons, majoritairement opté pour l’apprentissage de la langue anglaise. Malgré leur fort attachement au bilinguisme, ils ont toujours défendu le libre choix de la langue d’enseignement afin de garantir à leurs enfants une éducation en anglais qui leur offrirait une plus grande mobilité économique et sociale.

Depuis la crise de Saint-Léonard, les Italo-Québécois ont compris la nécessité de se regrouper au sein d’organismes plus structurés en vue de défendre leurs droits et leurs intérêts sur la place publique, particulièrement dans le domaine scolaire. Ainsi, loin d’accepter passivement la nouvelle donne politique, une partie de la communauté se mobilise au sein du Consiglio Educativo Italo-Canadese, en 1974, dans le but de résister à la francisation forcée. Son objectif principal est de fournir aux jeunes Italiens les rudiments de la langue anglaise afin qu’ils puissent réussir les tests d’aptitude linguistique et ainsi être admis à l’école anglaise. Grâce à l’appui du réseau scolaire anglo-catholique, le Consiglio organise des classes clandestines d’anglais où près de 1500 enfants suivent des cours dans des salles paroissiales, en prévision de l’entrée en vigueur de la Loi sur la langue officielle en septembre 1975[50].

Bien que la CECM se montre généreuse et conciliante dans l’application de la loi, plusieurs parents défient néanmoins l’obligation d’envoyer leurs enfants à l’école française en les inscrivant illégalement à l’école anglaise grâce à la complicité des dirigeants et des enseignants du réseau scolaire anglophone. En 1976, on dénombre environ 900 élèves « non admissibles » dans 38 écoles anglaises[51]. L’occupation illégale des écoles anglaises crée un malaise évident au sein de la CECM qui doit rappeler à l’ordre les parents et les directions des écoles anglo-catholiques qui enfreignent la loi.

À l’automne 1976, la présidente réagit avec fermeté en déclarant que « la CECM a l’intention de faire respecter la loi et ne peut admettre que des enfants qui n’ont pas obtenu l’autorisation de s’inscrire à l’école anglaise soient reçus dans les écoles anglaises ». Aussi, demande-t-elle aux directeurs des écoles anglaises, sympathiques à la cause des illégaux, « d’inciter les parents à retirer les enfants non admissibles des écoles conformément à la loi », mais ces multiples efforts de persuasion sont peine perdue[52].

Incapable de résoudre la crise linguistique et contesté de toutes parts, le gouvernement libéral de Robert Bourassa perd les élections de novembre 1976 aux mains du Parti québécois. Déterminé à transformer radicalement les rapports entre la majorité francophone et les minorités ethniques, le gouvernement de René Lévesque s’attaque prioritairement au problème de la langue en faisant adopter, en août 1977, une nouvelle loi linguistique plus coercitive : la Charte de la langue française (loi 101). La nouvelle loi réserve l’école anglaise aux membres de la communauté anglo-québécoise et oblige les enfants des nouveaux immigrants et des minorités ethniques à fréquenter l’école française.

À court terme, son application stricte envenime la situation scolaire et fait grimper le nombre d’enfants inadmissibles à l’école anglaise à plus de 1060 élèves[53]. Fermement opposés à une loi qui les prive de l’apport démographique des allophones, les dirigeants du secteur anglo-catholique continuent d’encourager leurs membres à accepter les enfants inadmissibles à l’école anglaise et réitèrent leur refus de collaborer avec la Commission[54]. Il faudra attendre le retour au pouvoir des libéraux, en 1985, pour assister au dénouement de la crise des illégaux qui dure déjà depuis 10 ans. Le nouveau ministre de l’Éducation, Claude Ryan, plus sensible aux pressions des minorités anglophone et allophone, accorde alors l’amnistie générale à tous les illégaux [55].

Les classes d’accueil : intégration et francisation des immigrants

Malgré son discours radical sur la langue d’enseignement, la CECM opte parallèlement pour la voie de la persuasion en mettant sur pied des classes d’accueil dans les classes françaises en 1969. Leur origine s’inscrit dans le contexte social agité de la fin des années 1960. Confronté aux pressions d’une opinion publique échauffée réclamant l’intégration obligatoire des immigrants à l’école française, le gouvernement québécois et la CECM misent alors sur des mesures incitatives. Première véritable structure d’accueil et de francisation des immigrants, les classes d’accueil visent à favoriser, dans un premier temps, l’apprentissage du français chez les allophones et, dans un deuxième temps, leur intégration graduelle dans le secteur régulier. Plus fondamentalement, elles inciteraient une majorité de parents à inscrire leurs enfants à l’école française et à s’intégrer davantage à la communauté francophone.

À l’époque, divers rapports et études, commandés par le ministère de l’Éducation du Québec et la CECM, constatent l’inexpérience des écoles françaises en matière de francisation et d’accueil et réclament la mise sur pied de telles classes : « Dans notre système actuel, note un de ces rapports, l’école est au diapason des besoins de la majorité, elle n’a pas été conçue pour les besoins de la nouvelle minorité, et les instituteurs et professeurs ne sont pas préparés à la délicate tâche de l’intégration des enfants immigrants[56]. »

Pour de nombreux observateurs, l’absence d’une véritable structure d’accueil constitue un sérieux obstacle à l’intégration linguistique des minorités ethniques. L’homogénéité de la clientèle dans les écoles françaises, où 96 % des enfants sont d’origine canadienne-française, n’a rien pour faciliter l’adaptation des jeunes immigrants. Lorsque les rares élèves qui ne parlent ni français ni anglais s’y présentent, ils rejoignent automatiquement les classes régulières où ils doivent se conformer à un programme d’enseignement (contenu, méthodologie, objectifs) qui n’est pas construit en fonction de leurs besoins spécifiques, d’où l’apparition de problèmes d’apprentissage et de retards scolaires. Au contraire, dans les écoles anglo-catholiques pluriethniques, l’adaptation des élèves allophones se ferait tout naturellement en raison de la présence de nombreuses communautés ethniques et de l’habitude acquise par le personnel enseignant de s’ajuster à des groupes hétérogènes[57].

Par ailleurs, tout au long des années 1950 et 1960, la qualité de l’accueil dans les écoles du secteur français est sévèrement pointée du doigt par les membres du Comité des Néo-Canadiens : « Nous devons éviter à tout prix, disent-ils, que nos écoles refusent d’inscrire les enfants d’immigrants sous différents prétextes, ce qui s’est produit jusqu’à présent et dont nous avons la preuve[58]. » Certes, l’historiographie sur la question du refus montre bien que loin d’être exclus par la CECM, les immigrants ont volontairement choisi d’envoyer leurs enfants dans les écoles anglaises et préférablement dans les écoles protestantes, plus riches, mieux équipées et offrant un accès direct à l’université. L’historien Robert Gagnon est un de ceux qui a entrepris de détruire ce qu’il appelle le mythe du refus des écoles catholiques d’accepter les immigrants. Selon lui, les immigrants choisissent massivement l’école anglaise pour des raisons de mobilité sociale. La qualité de l’enseignement et des installations offertes alliée au prestige social et à l’utilité économique de l’anglais, langue dominante, jouent un rôle déterminant dans ce choix[59].

Cette thèse est largement appuyée par des faits solides, mais faut-il pour autant nier que de tels refus ont eu lieu et qu’il ne s’agit que d’un mythe fabriqué de toutes pièces ? Le fait que le choix de l’école anglaise soit principalement lié à la force sociale et économique de la langue anglaise ne saurait nous empêcher de constater l’existence de pratiques d’exclusion dans les écoles franco-catholiques. S’il est vrai que la Commission interdit toute exclusion fondée sur la religion ou l’ethnie, comme le prescrit strictement la loi sur l’Instruction publique, il n’en demeure pas moins que cette politique officielle ne se traduit pas toujours fidèlement sur le terrain scolaire dans les comportements des acteurs sociaux (professeurs, directions) en contact direct avec la population immigrante. Le décalage entre la politique administrative de la Commission et la pratique sociale des écoles variait certainement d’une école à l’autre, mais de façon générale, l’école franco-catholique, nettement plus homogène, apparaît mal outillée pour gérer ce nouveau pluralisme. L’autonomie des directions d’école expliquerait, sans doute, pourquoi certains immigrants ont pu être dirigés vers le réseau anglais, catholique ou protestant, pour des motifs de facilité, de zèle religieux ou d’indifférence.

Par ailleurs, le caractère confessionnel strict des écoles catholiques a probablement poussé des groupes d’immigrants non catholiques comme les Grecs orthodoxes à choisir l’école protestante, plus neutre au niveau religieux. Contrairement à l’école catholique où la foi imprègne l’ensemble de l’institution, depuis l’enseignement religieux jusqu’à la direction, en passant par la philosophie et le projet éducatifs, l’école protestante est, à toutes fins utiles, neutre et son projet éducatif ne heurte pas la liberté de conscience des groupes religieux minoritaires. L’enseignement religieux y occupe une place somme toute négligeable et dans les écoles où la clientèle est majoritairement juive ou orthodoxe, la confessionnalité protestante ne représente plus qu’une façade juridique[60].

Certes, l’école catholique n’échappe pas à la laïcisation des acteurs scolaires, au retrait de l’Église catholique et, plus largement, à la sécularisation progressive des institutions éducatives et des mentalités, phénomènes clés de la Révolution tranquille. Dans le cas des écoles multiethniques comme Notre-Dame-des-Neiges, cette évolution se traduit d’ailleurs par une plus grande ouverture à l’égard des minorités religieuses mais, de façon générale, l’école catholique, protégée par le maintien de la confessionnalité scolaire, demeure assez hermétique au pluralisme religieux[61].

Pour leurs plus ardents défenseurs, les classes d’accueil favoriseraient l’adaptation harmonieuse des immigrants à l’école française en fournissant un cadre d’intégration inclusif fondé sur la reconnaissance de la diversité ethnique et religieuse. Quelques semaines avant l’ouverture des deux premières classes d’accueil, le directeur général de la CECM, Gérard Barbeau, invite donc les directeurs des écoles françaises à abandonner leur attitude défensive au profit d’une politique d’accueil plus généreuse, notamment en acceptant d’inscrire tous les enfants immigrants, peu importe l’origine ethnique, la religion ou l’aptitude linguistique, et surtout, en les dirigeant vers les classes d’accueil. Il reconnaît lui aussi qu’on a souvent reproché au personnel des écoles françaises de se montrer peu enthousiaste à accueillir les enfants d’immigrants :

Pourra-t-on encore continuer de blâmer les immigrants de diriger leurs enfants dans nos classes de langue anglaise si nous refusons encore d’inscrire ces mêmes enfants dans nos classes pour toutes sortes de motifs comme : la classe compte déjà trente élèves ; l’enfant ne parle pas et ne comprend pas le français ; l’enfant n’est pas de foi catholique ; l’école ne dispose d’aucune ressource spéciale pour aider les enfants qui ne parlent pas le français[62] ?

Quelques mois plus tard, force est de constater que ces directives n’ont pas été entièrement respectées. En février 1969, la CECM apprend que des enfants se sont vu refuser l’entrée de certaines écoles. Le directeur adjoint, visiblement troublé par ces cas de refus, écrit aux directeurs des régions administratives pour connaître le nom des écoles fautives, de façon à ce que la Commission puisse rectifier la situation[63].

Inaugurées en janvier 1969, les deux premières classes d’accueil connaissent des débuts particulièrement difficiles. Les obstacles sont nombreux et les résultats peu reluisants : clientèle peu nombreuse, recrutement laborieux, structures déficientes, manque d’information, intérêt limité des directions scolaires, ressources matérielles insuffisantes, absence d’aide pédagogique et relocalisations incessantes se combinent pour freiner l’essor du nouveau programme. Pire encore, une fois leur stage terminé, la plupart des élèves se dirigent vers les écoles anglaises.

À l’issue de l’année scolaire 1969-1970, la CECM envisage momentanément de mettre un terme à l’aventure pour finalement décider d’entreprendre une restructuration complète de ses services d’accueil dans l’espoir de relancer le projet[64]. Sous l’impulsion de Robert Attar, agent de liaison auprès des immigrants, la CECM établit à partir de 1971 des mécanismes de coordination et de collaboration avec divers organismes (ministère de l’Immigration, centres de main-d’oeuvre, archevêché de Montréal, associations et paroisses ethniques) dans le but d’intensifier l’information auprès des familles immigrantes et d’augmenter le recrutement des jeunes allophones. Tous les moyens sont alors mis en oeuvre pour rejoindre les nouveaux arrivants et les convaincre d’inscrire leurs enfants dans les classes d’accueil : lettres et brochures d’information écrites en 14 langues, communications téléphoniques, porte-à-porte, entretiens personnels, etc.[65].

La démarche porte fruit et devant l’expansion rapide des classes d’accueil, la CECM met sur pied, en février 1972, le Bureau de l’accueil et de l’information aux immigrants et en confie la direction à Robert Attar[66]. Sous son leadership, les classes d’accueil deviennent le principal modèle d’intégration linguistique à la CECM et attirent, au fil des ans, un nombre toujours plus grand d’allophones. Entre 1970 et 1976, l’inscription augmente considérablement, passant de 130 à 2447, et surtout le pourcentage de jeunes immigrants que les parents acceptent volontairement de diriger vers les écoles françaises fait un bond prodigieux, passant d’environ 30 % à 90 %. Selon Attar, l’essor des classes d’accueil prouve sans l’ombre d’un doute que « sans mesures coercitives ni règlements draconiens », une majorité d’allophones opte pour l’école française à la fin de leur stage[67]. Par ailleurs, certains problèmes continuent de peser lourdement sur les perspectives d’avenir du programme, dont le plus important est sans contredit l’indifférence d’une grande partie du milieu scolaire à l’intégration des immigrants.

Dans son programme d’action 1974-1976, la CECM décide de s’attaquer au problème en accordant la priorité à l’accueil des immigrants à la communauté francophone. Un comité est rapidement mis sur pied pour étudier la question et élaborer un programme d’action visant à améliorer la sensibilisation du milieu scolaire à la problématique immigrante. Le rapport conclut, sans surprise, que l’attitude négative du milieu scolaire (administrateurs, professeurs, comités d’école, parents) constitue le principal obstacle à l’intégration. Aussi, propose-t-il d’organiser un colloque qui permettrait à tous les intervenants scolaires de la CECM d’échanger sur cette question et de définir un plan d’action.

Malheureusement, les résultats de l’imposant colloque que le Bureau de l’accueil organise en avril 1975 s’avèrent plutôt minces. Si certains déplorent la pauvreté de l’accueil réservé aux immigrants, d’autres manifestent un esprit d’ouverture moins prononcé ; en témoigne la xénophobie à peine voilée de participants qui déclarent apprécier les immigrants, mais vouloir leur imposer un quota dans leur école, ou la frustration évidente de nombreux parents francophones qui dénoncent le « régime de faveur » consenti aux immigrants et qui réclament que le moindre service additionnel mis à leur disposition (maternelles plein-temps, transport, etc.) le soit aussi aux enfants des classes régulières.

Parmi les principales résolutions retenues, mentionnons surtout la décentralisation des classes d’accueil et leur implantation dans les écoles de quartier. Depuis leur création en 1969, ces classes sont, en effet, concentrées dans un nombre réduit de centres dans lesquels les élèves se retrouvent isolés de leurs collègues francophones d’où l’impression d’une certaine ghettoïsation que d’aucuns préféreraient voir disparaître[68].

Au début de l’année scolaire 1975-1976, le directeur général de la CECM invite le milieu scolaire francophone à s’ouvrir au pluralisme et à tout mettre en oeuvre pour créer une « école d’accueil ». Un nouveau modèle d’intégration est également implanté à titre expérimental : « l’insertion directe des jeunes immigrants dans les écoles françaises de leur milieu ». Alors que les classes d’accueil ont pour but de favoriser l’intégration progressive des immigrants à l’école française par le biais d’une immersion en stage de francisation pendant une période de 7 à 12 mois, l’insertion directe, comme son nom l’indique, propose plutôt de les intégrer immédiatement dans les classes régulières des écoles de quartier où l’apprentissage du français se ferait tout naturellement par la fréquentation régulière des cours et par le contact avec les enfants francophones[69].

Or, ce changement soudain et inattendu dans les modalités d’intégration des allophones est loin de faire l’unanimité, si bien que le Conseil des commissaires, préférant user de prudence, mandate un de ses fonctionnaires pour enquêter sur les résultats obtenus par l’insertion directe et pour recenser l’opinion du milieu scolaire à ce sujet. Le rapport constate que la plupart des écoles ne sont pas encore prêtes à intégrer directement dans les classes régulières les élèves qui n’ont aucune connaissance de la langue française et que cette expérience d’intégration imposée à la hâte pose des problèmes d’ordre pédagogique et administratif. Aussi, l’opinion des directions d’école est-elle largement favorable au maintien et au développement des classes d’accueil. Par exemple, sur les 35 écoles recensées, à peine 4 optent pour le projet d’insertion directe, 8 le considèrent comme une simple structure d’appoint et 23 soutiennent qu’il faut l’abandonner et améliorer plutôt la formule des classes d’accueil [70].

Dans ce débat, l’Alliance des professeurs de Montréal se range nettement du côté des partisans des classes d’accueil et devient l’un des plus féroces adversaires de l’insertion directe, qu’elle perçoit comme un retour périlleux à l’époque où l’école française ne disposait d’aucun programme spécifique d’accueil et de francisation. Selon elle, l’insertion directe aurait pour effet d’alourdir la tâche des enseignants du secteur régulier qui, faute d’avoir reçu une formation appropriée, ne pourront porter une attention spéciale aux problèmes d’apprentissage et d’adaptation vécus par les allophones. Au contraire, la structure des classes d’accueil (ratio maître/élèves réduit, programme adapté, clientèle hétérogène) et l’expérience grandissante de son corps professoral, sous l’impact des efforts de formation et de perfectionnement, permettraient à l’élève d’acquérir suffisamment les bases du français pour fonctionner de manière satisfaisante en classe régulière[71].

Les réticences exprimées par le milieu scolaire incitent la CECM à limiter l’insertion directe à la Région I (ouest) et à entreprendre une décentralisation des classes d’accueil dans les quartiers à forte concentration ethnique. Dans leur ouvrage sur le débat linguistique, les auteurs Taddeo et Taras affirment que cette prise de position aurait été motivée par des intérêts purement idéologiques intimement liés à la xénophobie du milieu scolaire francophone :

les éléments fortement nationalistes du milieu de l’enseignement, tels que l’Alliance, l’ADEM et certains commissaires scolaires, refusaient d’admettre que leur opposition à toutes les mesures qui auraient pu rendre les écoles francophones plus hétérogènes et pluralistes (l’insertion directe) avait pour origine la même tendance latente : le désir de conserver des écoles françaises homogènes[72].

Sans vouloir nier l’existence avérée de telles attitudes, peuvent-elles pour autant rendre compte de la réalité historique ? Nous ne croyons pas. Les interprétations de Taddeo sont à prendre avec des « pincettes historiques », car ce dernier fut directement impliqué dans ce débat à titre de commissaire italophone de la CECM dans les années 1970 en s’affichant clairement contre les orientations « nationalistes » de ses collègues.

Contrairement à ce que les auteurs soutiennent, l’opinion minoritaire des partisans de l’insertion directe n’est nullement fondée sur une volonté d’ouverture au pluralisme et, à l’inverse, celle des défenseurs des classes d’accueil n’est teintée d’aucune frilosité ethnocentrique. Ainsi, le discours des premiers s’appuie plutôt sur le reproche fréquemment adressé au système de l’accueil selon lequel celui-ci entretiendrait un régime de faveur et retarderait l’assimilation culturelle des immigrants, tandis que celui des seconds est exclusivement axé sur les avantages pédagogiques que procurent les classes d’accueil et sur les bienfaits d’une intégration progressive respectueuse des identités ethniques[73].

Comment les deux auteurs peuvent-ils accuser l’ensemble du milieu scolaire francophone de s’opposer à la diversification ethnique de l’école montréalaise lorsque nous savons, par ailleurs, que l’Alliance des professeurs de Montréal et que la majorité des directions scolaires interrogées, soit 29 sur 35, dénoncent la « ghettoïsation » des classes d’accueil et appuient leur implantation dans les écoles françaises situées dans les quartiers multiethniques ? Lorsque nous savons aussi que les autorités scolaires ne cessent de revendiquer l’intégration obligatoire des immigrants à l’école française tout en misant, dans la pratique, sur des mesures incitatives ? Enfin, lorsque nous savons, qu’après 1975, le jeune immigrant devra de toute façon s’inscrire à l’école française une fois son stage à l’accueil terminé ?

Bref, autant de faits qui invalident sérieusement l’interprétation de Taddeo et Taras et qui nous permettent de penser que la décision de favoriser les classes d’accueil au détriment de l’insertion directe n’est aucunement motivée par un refus chauvin d’accepter la diversification ethnique des écoles françaises, mais bien par de réelles préoccupations pédagogiques. Celles-ci seront d’ailleurs confirmées par une série d’études scientifiques qui donneront une accréditation réfléchie au système des classes d’accueil.

En effet, en juillet 1978, une équipe de linguistes de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), sous la direction de Pierre Andreani, soumet à la CECM le résultat final d’une longue recherche visant à comparer les compétences linguistiques des élèves fréquentant les classes d’accueil à celles des élèves intégrés directement dans les classes régulières dans le but de déterminer la meilleure formule pédagogique susceptible de favoriser la francisation et l’intégration scolaire et sociale des immigrants.

Si le rapport note quelques inconvénients au système des classes d’accueil (ghettoïsation, coût exorbitant du transport scolaire, etc.), il met surtout en lumière le « manque d’ancrage pédagogique » de la formule d’insertion directe. Ainsi, pour chaque école qui tient compte des exigences linguistiques particulières à l’enseignement aux immigrants en offrant des classes de récupération, il y en d’autres où l’intégration dans les classes régulières s’effectue sans aucun support psychologique ou linguistique : « c’est une insertion totale qui ne distingue en rien l’enfant immigrant des autres étudiants [sic] », tranche le rapport. « C’est une sorte de formule négative qui nous ramène à l’époque où l’on négligeait complètement l’enfant immigrant[74]. » Dans sa conclusion, l’étude confirme la « supériorité marquée » des classes d’accueil pour l’apprentissage du français et, bien qu’elle n’établisse aucune différence significative entre les deux modèles au niveau de l’intégration scolaire et sociale, elle accorde néanmoins un avantage à la classe d’accueil, car celle-ci respecterait davantage l’identité ethnique des enfants immigrants.

S’appuyant sur les résultats de cette étude comparative, la CECM décide, en septembre 1978, d’abandonner définitivement l’insertion directe et de miser sur la décentralisation du système des classes d’accueil en favorisant leur implantation dans les écoles régulières de quartier dans le but de faciliter l’adaptation des nouveaux venus à l’école française[75]. L’année suivante, la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal publie une recherche sur le rendement scolaire des finissants des classes d’accueil de la CECM qui vient confirmer le succès indéniable de ce modèle de francisation. Les auteurs révèlent que les élèves ayant fréquenté ces classes réussissent adéquatement leur intégration au sein des groupes réguliers et ont, dans l’ensemble, des performances scolaires comparables et parfois même légèrement supérieures à la moyenne des autres élèves : « il appert, concluent-ils, que le système scolaire de la CECM a su s’adapter adéquatement ces dernières années à la réalité nouvelle que constitue le nombre croissant d’enfants d’immigrants dans son réseau scolaire[76] ».

Dix ans après l’ouverture des deux premières classes d’accueil en 1969, près de 2700 élèves allophones, représentant 87 nationalités différentes, fréquentent ces classes réparties dans une trentaine d’écoles du secteur français. Si les études et les statistiques confirment le succès du programme au niveau de l’intégration linguistique et scolaire, pouvons-nous pour autant conclure que la CECM est bien outillée pour faire face à la multiplication et à la diversification de la clientèle allophone entraînée par la mise en application de la loi 101 ? Rien n’est moins sûr. Au tournant des années 1980, plusieurs observateurs estiment que les politiques d’intégration uniquement fondées sur la francisation des immigrants sont devenues insuffisantes et que la question linguistique doit laisser place à une approche plus globale de gestion de la diversité ethnique fondée sur la reconnaissance de l’altérité et sur l’éducation interculturelle[77].

Conclusion

L’école, principal instrument d’intégration des minorités et de reproduction sociale et culturelle du groupe majoritaire, représente un enjeu fondamental pour toute société. À Montréal, celui-ci est d’autant plus crucial qu’il met en scène deux communautés nationales concurrentes, Canadiens français et Canadiens anglais, différenciées par la langue et par la religion. La complexité du réseau scolaire montréalais, marqué par la coexistence de deux secteurs parallèles, divisés selon un double critère, religieux (protestant et catholique) et linguistique (français et anglais), empêche l’établissement d’une structure unique qui faciliterait la transmission d’une langue et d’une culture commune à tous les citoyens. Dans ce contexte, l’intégration des minorités ethniques constitue l’enjeu central de la lutte scolaire qui oppose les deux grandes communautés. Selon nous, l’analyse de l’évolution des politiques de la CECM en matière d’intégration démontre que celle-ci joua, surtout à partir des années 1960, un rôle déterminant dans la redéfinition de l’école française comme principal lieu d’accueil et d’intégration des minorités ethniques à la majorité francophone.

Dans l’après-guerre, le retour de l’immigration massive s’accompagne d’un changement de mentalité à l’égard de l’immigration, principalement au sein de l’élite néo-nationaliste. À la CECM, le Comité des Néo-Canadiens, influencé par ce mouvement d’idées, met la question linguistique à l’ordre du jour en proposant un plan d’action visant à encourager la francisation des jeunes immigrants et leur intégration progressive à l’école française. Certaines mesures comme les cours du soir, les classes du samedi et l’implantation d’un programme trilingue dans les écoles « italiennes » sont couronnées de succès.

Toutefois, l’extension du programme trilingue aux autres communautés et la création d’un secteur néo-canadien, principaux éléments de cette stratégie d’intégration linguistique, échouent à deux reprises en raison de l’opposition farouche des représentants de la communauté scolaire anglo-catholique dont la survie dépend, en grande partie, de son importante clientèle immigrante. Durant la période charnière des années 1950, cette confrontation se solde par la victoire de la minorité anglo-catholique qui continue, de ce fait, à exercer un énorme pouvoir d’attraction sur les communautés immigrantes. L’influence des groupes francophones et néo-nationalistes sur les autorités scolaires et gouvernementales demeure, somme toute, assez limitée et nul n’ose remettre en cause le principe du libre choix de la langue d’enseignement. Incapable de concilier les intérêts et les demandes contradictoires de tous les groupes, la CECM opte, en effet, pour la voie rassurante du statu quo.

À la faveur de la Révolution tranquille et de la montée du nationalisme québécois, la communauté canadienne-française, redéfinie sur de nouvelles bases identitaires, prend soudainement conscience de son statut majoritaire au Québec et affiche clairement son intention d’intégrer tous les immigrants à l’école française. Cette remise en question fondamentale des rapports ethniques attise les tensions et polarise les groupes, chacun défendant des intérêts divergents et irréconciliables.

La crise de Saint-Léonard, élément déclencheur du conflit linguistique qui opposera, durant les années 1970, les tenants du libre choix, principalement anglophones et allophones, aux partisans de l’école française obligatoire, force l’État québécois à adopter une série de lois linguistiques de plus en plus coercitives et à intervenir directement dans le domaine de l’intégration scolaire des immigrants. Durant cette période, le discours et les politiques de la CECM sur l’intégration gravitent également autour de la dimension linguistique. Influencé par les revendications du mouvement nationaliste, le Conseil des commissaires adopte une vision plus radicale visant à faire du français la seule langue d’enseignement pour les immigrants.

C’est la victoire électorale des commissaires favorables à l’abolition du libre choix, en 1973, qui rend possible la radicalisation d’une institution reconnue pour sa modération. Dans la pratique, la Commission, fidèle à elle-même, applique les lois linguistiques de manière plutôt conciliante et généreuse. Malgré tout, la politique de francisation forcée suscite la résistance ouverte des communautés ethniques et en particulier de la communauté italienne, de loin la plus importante numériquement et politiquement. Plusieurs parents italiens, désireux d’offrir à leur progéniture un enseignement en anglais, gage de réussite sociale et économique, mettent sur pied des classes clandestines et inscrivent illégalement leurs enfants à l’école anglaise, grâce à l’appui des dirigeants et des enseignants du secteur anglo-catholique.

Cet épisode illustre bien l’autonomie de ce secteur scolaire face à une CECM qui se révèle impuissante à dénouer l’impasse. De façon plus générale, l’analyse des rapports sociaux entre francophones, anglophones et minorités ethniques met en lumière les divergences idéologiques qui divisent ces trois groupes sur la question du mode d’intégration scolaire et linguistique des immigrants.

Malgré son discours radical sur la langue d’enseignement, la Commission opte parallèlement pour la voie de la persuasion en mettant sur pied des classes d’accueil, en 1969. Première véritable structure d’accueil et de francisation des immigrants à l’école française, elles deviennent, sous l’impulsion du Bureau de l’accueil, le principal modèle d’intégration linguistique à la CECM et attirent, au fil des ans, un nombre toujours plus grand d’immigrants. Concurrencées brièvement par le modèle de l’insertion directe, entre 1975 et 1978, les classes d’accueil s’imposent, aux yeux des pédagogues et des enseignants, comme la meilleure formule de francisation et d’intégration aux classes françaises régulières.

Par ailleurs, une partie du milieu scolaire francophone, caractérisé par une forte homogénéité ethnique, fait toujours preuve d’indifférence, voire d’hostilité à l’égard des jeunes immigrants. D’ailleurs, les mesures prises pour sensibiliser les intervenants scolaires (lettres, circulaires, colloques) à la nouvelle réalité pluriethnique donnent généralement peu de résultats. Si la CECM n’a jamais refusé d’ouvrir les portes de ses écoles aux immigrants, comme le lui interdit formellement la Loi sur l’Instruction publique, certaines directions scolaires, moins respectueuses des règlements, ont effectivement repoussé des écoliers vers l’école anglophone, catholique ou protestante. Malheureusement, les archives de la CECM ne révèlent pas l’ampleur exacte du phénomène. Il n’en demeure pas moins que les cas de refus illustrent le hiatus qui existe entre les politiques officielles d’inclusion et des pratiques sociales d’exclusion sur le terrain des écoles.