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Je remercie Charles-Philippe Courtois et Patrick-Michel Noël pour leur réponse à mon article sur le projet critique de l’histoire sociale et la montée d’une « nouvelle sensibilité ». D’abord, je remarque qu’aucune objection sérieuse n’a été formulée à l’égard de mon analyse de l’historiographie québécoise, y compris celle portant sur la période récente. Je constate ensuite que l’essentiel de la critique porte sur le problème de l’engagement de l’historien. Cette critique, de la part des deux auteurs, est vigoureuse et l’espace qui m’est imparti est limité. Rapidement, tentons donc de bien cerner ce qu’ils me reprochent.

J’aurais, en gros, mêlé politique et histoire, sacrifiant l’autonomie de la discipline historique sur l’autel des débats idéologiques. Analysant les développements historiographiques à partir des contextes sociopolitiques, et non des stricts enjeux scientifiques, j’aurais miné l’autonomie de la discipline (Noël). Chemin faisant, j’aurais violé les « principes élémentaires de la recherche », bafoué la « quête de l’objectivité » (Courtois), asservi la communauté historienne aux demandes sociales et rompu le contrat de vérité qui lie l’historien à la société (Noël).

Les accusations sont graves : Courtois me somme ainsi de dénoncer les « plus grands massacres de toute l’histoire de l’humanité » commis par les régimes communistes totalitaires[1]. Qu’on me permette, dans ce débat que je croyais bien ciblé sur l’historiographie québécoise, de sortir un peu de mon propos et de condamner vigoureusement les violences des États se réclamant du socialisme réel…

Cette question réglée, je dois maintenant m’attarder aux autres crimes, modestes aux yeux de l’humanité, impardonnables à ceux des historiens : serais-je réellement coupable d’avoir bafoué les fondements de la pratique historienne, l’éthique du débat scientifique et l’autonomie de la communauté historienne ?

Sans surprise, je clamerai mon innocence et tenterai de montrer que plusieurs de mes arguments ont été mal interprétés. Cela dit, je ne prétends pas que ce qu’on me reproche n’est que le fruit d’un simple malentendu. Je tenterai donc également d’expliquer, en précisant ma pensée sur quelques points, ce qui m’oppose vraiment aux deux auteurs.

Pour ce faire, j’aborderai les deux critiques à tour de rôle, en commençant par celle de Courtois qui conteste, sur un ton qui emprunte parfois à la rhétorique de la guerre froide, la légitimité scientifique de mon programme de recherche critique. Je m’attarderai ensuite au texte de Patrick-Michel Noël qui m’invite à réfléchir sur les rapports entre histoire et société. Je conclurai avec quelques remarques sur la façon dont je conçois l’articulation entre l’histoire et la démocratie.

La guerre (froide), yes sir !

Comme je le soulignais, Charles-Philippe Courtois conteste vigoureusement la légitimité scientifique de mon programme de recherche critique centré sur le pouvoir et les inégalités. J’aborderai un peu plus loin quelques grandes questions qui découlent de ce débat. Auparavant, je dois toutefois en appeler à la patience du lecteur, car il me faut traiter plusieurs questions de détail. Cette mise au point est nécessaire puisque Courtois a dénaturé mon projet, y allant d’insinuations malveillantes qui exigent une réponse (ne serait-ce qu’en bas de page).

Commençons par les questions moins sensibles de définition. Courtois me reproche d’avoir mal défini la nouvelle sensibilité, puisque j’aurais tenté de dénombrer les auteurs qui y appartiennent en m’appuyant sur la table de matières de deux livres[2]. Pourtant, mon texte s’intéresse clairement à un discours savant, à une « sensibilité ». Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de faire une classification fine de tous les auteurs qui participent à ce discours, mais bien d’identifier un socle de préoccupations communes qui lui donne une cohérence. Je suis bien conscient, par ailleurs, des divergences entre les auteurs qui y participent (et je les ai signalées à l’occasion), mais ce n’était tout simplement pas mon objectif.

Courtois reprend la définition de Stéphane Kelly pour identifier ce discours, cette sensibilité. S’il voulait entamer une discussion avec moi, ne serait-ce que pour me critiquer, il aurait été pourtant plus simple de prendre la mienne. Si je fais référence à « Notre maître le passé » dans le titre de mon article, c’est bien sûr que je prétends qu’un rapport spécifique au passé, fondé sur un impératif de fidélité à l’égard de la tradition, est au coeur de ce discours (la définition de Kelly, adoptée par Courtois, ne mentionne pas cet aspect). C’est bien cette idée qui structure l’ensemble de mon texte, des premiers mots du titre aux derniers mots de la conclusion, et je m’étonne que Courtois n’y ait prêté à peu près aucune attention.

Dans ce discours, la fidélité à la tradition devient en quelque sorte la « valeur des valeurs », et c’est à la lumière de cette dernière que l’on a formulé une critique sévère de l’histoire sociale, du technocratisme, du modèle québécois, du marxisme et du radicalisme en général, du multiculturalisme, du nationalisme civique, du renouveau pédagogique, de la génération lyrique, etc. Je ne suis pas spécialiste de l’histoire des idées, mais pourra-t-on me concéder que cet impératif de fidélité à l’égard de la tradition est au coeur de ce qu’on appelle habituellement le conservatisme (ou les conservatismes si on préfère)[3] ?

À partir de là, on aura compris que ce n’est pas l’histoire des idées en soi que je critique, mais le projet historiographique spécifique d’une histoire des idées qui s’appuie sur cet impératif de fidélité. Cet impératif a des conséquences scientifiques importantes selon moi, que ce soit, par exemple, de surestimer l’autonomie des idées des élites traditionnelles ou de sous-estimer les contraintes du pouvoir (et notamment celles associées au capitalisme) et des différentes formes d’inégalités (du moins autres que les inégalités nationales). Par ailleurs, ce projet historiographique ne sous-estime pas seulement ces contraintes à l’action des hommes et des femmes, mais également l’impact des résistances populaires et des mouvements sociaux dans l’histoire.

Tout cela, bien sûr, est au coeur des questions habituellement posées par l’histoire sociale. Je souligne que ces questions ne sont pas seulement « laissées de côté » par une nouvelle sensibilité qui désirerait simplement faire un peu de place à un analyse différente des idées, dans une sorte de pluralisme des champs d’investigation et des perspectives analytiques. Ces questions sont plutôt vigoureusement condamnées, et discréditées, comme une manifestation moderniste et gauchiste méprisante pour la tradition, la culture et l’humanité en général. C’est d’ailleurs pourquoi Courtois, lorsqu’il entend les mots « capitalisme » et « émancipation », ressort si spontanément le Livre noir du communisme.

Ce qui m’amène à discuter un peu de ce qu’est l’histoire sociale. Plutôt que de prendre ma définition, Courtois préfère encore une fois bricoler une définition qui ne correspond pas du tout à la mienne[4]. Bien sûr, il peut bien avoir sa propre définition, mais il ne peut pas substituer cette dernière à ma définition, puis faire comme s’il s’agissait de la mienne ! Malgré ce qu’en dit Courtois, je ne m’inscris pas du tout dans le prolongement de la géohistoire structurale de Braudel. Une histoire sociale critique, comme je la présente, ne relègue absolument pas le politique, ou les idées par ailleurs, « au rang des vaguelettes qui agitent la surface de l’eau ». Les travaux récents de Ian McKay (qui adopte une perspective marxiste gramscienne) sur l’histoire de la gauche canadienne en sont une très belle illustration[5].

C’est pourtant en ayant en tête l’idéal type de la géohistoire structurale de Braudel que mon interlocuteur semble déceler une contradiction dans ma pensée, puisque j’accorderais de l’importance « au vécu » pour contredire la thèse de l’omniprésence du marxisme « totalitaire » dans l’espace public et le système d’éducation québécois entre 1985 et 2000. Où ai-je dénigré le « vécu » comme objet d’analyse ? Une meilleure connaissance de l’histoire sociale, et notamment de la tradition d’histoire critique inspirée des travaux d’E. P. Thompson (ciel, mon marxiste !), aurait permis à Courtois de ne pas opposer l’histoire sociale et le « vécu », ou ce que Thompson appelait « l’expérience ». Mon livre, qu’il a apparemment lu et aimé, est pourtant grandement inspiré par cette perspective critique, compréhensive et empathique. Tout cela confirme bien la thèse que je défendais que certains historiens de ma génération, dont Courtois, n’ont qu’une vision caricaturale de l’histoire sociale.

Enfin, j’ai donc cru qu’il était important de rappeler la pertinence de cette tradition historiographique alors que les constats de crise de l’histoire sociale se succèdent depuis plus de vingt ans, au Québec comme ailleurs en Occident[6]. J’en ai trouvé une manifestation dans le fait que les historiens n’aient pas réagi face à cette critique radicale, réductrice et caricaturale de leur projet par un certain nombre de chercheurs. Le temps était venu, selon moi, de répondre à cette critique et d’offrir quelques réflexions préliminaires sur ce que devraient être les bases d’une refondation d’une histoire sociale critique.

Il m’a semblé que dans une société où les impératifs du capitalisme mondialisé menacent de plus en plus les fondements de la vie collective et même notre rapport à la nature, un tel programme a toujours une grande pertinence scientifique et sociale. Ai-je vraiment besoin de souligner que nos sociétés capitalistes sont fondées sur toute une série d’inégalités, et que cela est un fait ? Que si plusieurs institutions permettent d’éviter le pire, elles n’en sont pas moins marquées profondément par les inégalités qui traversent l’ensemble des rapports sociaux ? Pourquoi alors Courtois affirme-t-il que ce programme, qui cherche à comprendre comment se reproduisent ces multiples formes d’inégalités dans le temps, est injustifiable « en termes de connaissance »[7] ?

Malgré ce que prétend Courtois, je n’entretiens aucun désir totalitaire de contrôler la recherche en histoire au Québec ni même, comme le disait l’un des grands personnages de notre cinématographie nationale, « d’endoctriner nos jeunes dans nos écoles »[8]. J’insiste simplement sur la grande importance d’un programme de recherche critique pour comprendre le passé, évaluer le présent et penser un avenir démocratique et égalitaire. J’invite par ailleurs, en conclusion (et sous la forme interrogative !), les historiens intéressés à reprendre ce programme de recherche. Bien sûr, je m’inquiète de la montée d’un conservatisme qui, préoccupé par la fidélité à la tradition et méfiant à l’égard de l’égalitarisme[9], est très hostile à un programme de recherche critique tel que je le définis. Je l’ai expliqué clairement dans mon article, sans menacer personne d’excommunication[10] ni accuser qui que ce soit de complaisance envers les camps de concentration. À cet égard, la réaction démesurée de Courtois confirme que j’avais bien des raisons de m’inquiéter.

Enfin, ce dernier affirme que je formule mon programme de recherche d’une « façon purement idéologique ». Ce programme, comme je le disais dans mon article, est « intimement lié à une volonté d’émancipation à l’égard des institutions héritées du passé ». Je reviendrai, à la fin de ce texte, sur cette question d’un savoir engagé. Il suffit pour le moment de dire que je soutiens, avec de nombreux auteurs, qu’on peut lier « intimement » un programme de recherche scientifique légitime (centré sur le pouvoir et les inégalités) et des préoccupations politiques pour une société plus libre et plus égalitaire. Je voudrais insister, pour le moment, sur le fait que la fibre qui vibre dans la réaction de mon collègue Courtois à mon projet « purement » idéologique est moins celle du scientifique que celle du fervent nationaliste.

Pour l’illustrer, il suffit simplement de changer quelques mots de mon projet. Tentons l’expérience : Ce projet est fondé sur l’analyse des différentes formes d’inégalités nationales et de conflits qui traversent le système politique depuis la Conquête. Ce projet est intimement lié à une volonté d’émancipation nationale à l’égard des institutions héritées du régime britannique. On le voit sans peine, ce projet décrit assez fidèlement celui des historiens de l’École de Montréal à qui Courtois voue visiblement une grande admiration[11]. Mais alors je pose la question : pourquoi est-il possible de formuler un programme de recherche scientifique centré sur l’analyse des inégalités produites par la Conquête, alors qu’il est illégitime de proposer un programme similaire, mais ouvert sur l’analyse de toutes les formes d’inégalités qui traversent les rapports sociaux ? Pourquoi Courtois, qui affirme pourtant n’être préoccupé que par la seule recherche de la vérité historique, admire l’un et fustige l’autre ?

Cela, bien sûr, ne peut se comprendre que parce que Courtois est incapable d’intégrer les inégalités de classes, de genres, etc., dans sa vision nationaliste conservatrice du passé québécois. C’est pourquoi des historiennes comme Denyse Baillargeon, Andrée Lévesque ou Micheline Dumont n’ont pas encore réussi, malgré plus d’une dizaine de livres reconnus comme des contributions majeures à l’historiographie, à convaincre mon interlocuteur que le nationalisme traditionaliste a été une contrainte majeure à l’émancipation des femmes au Québec. Si elles ne l’ont pas convaincu, est-ce parce que Courtois considère qu’elles ne sont que des idéologues, des féministes qui ont analysé les inégalités de sexes dans l’histoire, tout en étant préoccupées politiquement par l’émancipation des femmes ? Quant à moi, ces excellents exemples me confortent dans l’idée qu’un savoir engagé est possible et même souhaitable. C’est d’ailleurs cette question qui est abordée par Patrick-Michel Noël.

Tu n’auras pas d’autre dieu que Clio

Patrick-Michel Noël m’accuse de soumettre la discipline historique « à une fin imposée du dehors », c’est-à-dire de mettre l’histoire au service des demandes provenant de la société. Je pratiquerais cette soumission lorsque j’analyse les courants historiographiques en les replaçant dans leur contexte historique d’émergence. Je succomberais ainsi à une « sociologie spontanée » en insistant sur le fait que les thèses des historiens de la nouvelle sensibilité historique sont « indissociables d’un contexte intellectuel et politique plus large ». Du coup, je contribuerais à fragiliser les fondements de l’autonomie de la discipline historique.

Pourtant, je l’invite ici à relire mon texte. Il y verra que je n’ai pas « inventé » le rapport entre la nouvelle sensibilité et le « contexte intellectuel et politique plus large ». Quiconque lira les textes de la nouvelle sensibilité verra que les auteurs concernés font eux-mêmes référence à ce contexte pour expliquer leur projet. Autrement dit, je n’ai fait que lire des sources (un corpus de textes à nature historiographique portant sur l’histoire sociale et la nouvelle sensibilité) et retracé, à l’intérieur de ces textes mêmes, les références explicites à leur contexte, notamment politique, d’émergence. Or, si je comprends bien Noël, au nom de la sacro-sainte autonomie de la discipline, j’aurais pourtant dû taire ce que mes « sources » disaient, refusant de lier les thèses de la nouvelle sensibilité à ce contexte intellectuel et politique ? Me suggère-t-il de rompre le contrat de vérité qui me lie à la société en ne disant pas « les choses comme elles se sont réellement passées » au sein de notre discipline ?

En fait, on pourrait facilement renverser l’accusation et soutenir que Noël pratique lui-même une forme de « sociologie spontanée » en interprétant mes préoccupations historiographiques à la lumière d’un contexte social précis, celui de l’effritement de l’autonomie de la science dans la société contemporaine. Préoccupé par le problème (réel) de l’autonomie scientifique, Noël n’a pas abordé mon article selon les préoccupations historiographiques qui sont les miennes, mais bien selon ses propres angoisses actuelles relatives au difficile contexte de la pratique scientifique.

Par ailleurs, je ne conteste pas que ses angoisses soient légitimes. Je les partage en bonne partie, même si nous n’avons visiblement pas la même interprétation quant aux causes de cette menace sur l’autonomie scientifique. Mais je tiens simplement à rappeler que cet article, publié dans la revue disciplinaire qu’est la RHAF, appuyé sur l’analyse d’un corpus de textes historiographiques et adressé à d’autres collègues historiens, incarne le principe même d’une discussion savante à l’intérieur de la communauté scientifique. Bien sûr, j’y défends l’idée que ce discours scientifique doit avoir une pertinence sociale. Mais cette question est-elle interdite dans la table de lois de notre discipline (dont Noël semble avoir une connaissance fine) ?

Même si j’ai un très grand respect pour la communauté disciplinaire et que je valorise énormément la liberté qu’elle procure aux historiens (dont celle de proposer un programme de recherche critique), je me méfie tout de même d’une trop grande exaltation du patriotisme disciplinaire. Cela, parce que je considère que la logique disciplinaire a également ses mauvais côtés. Il s’agit bien sûr d’une question complexe et je ne peux la traiter, ici, avec toutes les nuances nécessaires. Je rappelle seulement que le discours de l’angoisse disciplinaire a lui-même une histoire. À tous les moments de crise, ce discours en a appelé à resserrer les liens à l’intérieur de la communauté disciplinaire face à un « ennemi de l’extérieur » (la sociologie, l’économie, l’anthropologie, etc., de même que les problématiques féministe, marxiste, identitaire, etc.). C’est un discours qui a été très hostile aux historiens « amateurs » (comme ceux qui pratiquaient l’histoire des femmes, des Noirs, de la classe ouvrière, etc.) qui ont pourtant contribué, ensuite, d’une façon extraordinaire au développement de la discipline. On sait depuis longtemps que la discipline peut, également, être un obstacle à la recherche scientifique. À l’inverse, des rapports plus étroits entre la communauté scientifique et la société peuvent être une grande source d’innovation[12].

La question, bien sûr, est alors de savoir de quelle façon on doit envisager ce rapport, en tentant tant bien que mal de concilier les avantages de la communauté disciplinaire et ceux d’une interaction dynamique avec la société. Or, mon collègue a une vision pour le moins tranchée de ce rapport, privilégiant les impératifs de la construction de l’autonomie disciplinaire sur toute autre considération. En fait, Noël va parfois si loin dans sa défense de l’autonomie disciplinaire et de la connaissance en soi qu’il semble considérer que la pertinence sociale de l’histoire n’est qu’une « (mal)chance ». Dans ce contexte, on peut comprendre qu’il soit choqué par cette simple proposition que l’histoire devrait « avoir quelque chose à dire sur les grands enjeux collectifs du passé, du présent et de l’avenir ».

Cette proposition modeste ne serait pourtant pas niée par les fondateurs de notre discipline, à commencer par la prestigieuse école méthodique en France (Seignobos et al.). Ces fondateurs ont tous partagé la conviction qu’une histoire sérieuse, respectant le contrat de vérité, aurait quelque chose à dire de pertinent sur les enjeux de la société. Là-dessus, et Noël le souligne très bien, je suis effectivement dans le même « camp » que celui de la nouvelle sensibilité (même si je suis évidemment critique de leur conception de la fonction sociale de l’histoire). J’ajouterais que je crois être dans le même camp que les fondateurs de notre discipline, même si je considère que leur conception de la fonction sociale de l’histoire était trop étroite.

Bien sûr, je ne considère pas seulement que l’histoire devrait avoir quelque chose à dire sur les enjeux du présent, mais qu’elle devrait également être « engagée ». Évidemment, Noël (tout comme Courtois, mais pour des motifs bien différents) n’accepte pas cette proposition. Au nom de quoi, demande Noël, l’historien pourrait-il intervenir dans la société sans accepter la réciproque, soit que la société intervienne dans sa discipline ? Il demande ainsi à l’historien d’abandonner son titre de savant lorsqu’il intervient dans l’espace public pour prendre celui de « citoyen ». Selon Noël, le savant ne peut s’adresser qu’à d’autres savants, au risque de perdre tout ce qui fait la majesté de son statut, ce qu’il appelle très favorablement « la fermeture sur soi de la pratique historienne, fermeture qui constitue la propriété la plus fondamentale de tout champ scientifique »[13].

C’est pourquoi Noël croit qu’il n’est pas possible « de concilier savoir et engagement, car le second mine l’autonomie dont le premier a besoin pour être effectif ». Ainsi, selon lui, « l’engagement implique nécessairement une politisation du champ historien par laquelle l’étude du passé (re)tombe sous le joug de rapports de force extrascientifiques », abandonnant « la connaissance pour la connaissance ». Plutôt qu’une histoire critique, Noël propose une histoire autonome. C’est quand même à se demander à quoi cette autonomie disciplinaire pourrait bien servir…

Quoi qu’il en soit, il y aurait donc une dichotomie fondamentale entre le savoir et l’engagement, rendant impossible de penser, comme je le fais, un savoir engagé et critique. Heureusement, Noël nous offre une piste, bien qu’involontairement, pour sortir de l’atrophie d’une discipline fermée sur elle-même, ne servant qu’elle-même. Cette piste, c’est celle de Pierre Bourdieu qui, dans les dernières années de sa vie, a insisté longuement sur la nécessité d’un savoir engagé dans des termes similaires aux miens. Et ce n’est pas en tant que « citoyen », mais bien en tant que savant qu’il est intervenu dans les grands mouvements sociaux depuis le milieu des années 1990 jusqu’à sa mort. Puisque Noël se réclame principalement de cet auteur, je me permets ici de rappeler quelques aspects importants de sa réflexion sur les rapports entre savoir et engagement. Elles sont, pour moi aussi, source d’une grande inspiration (même si, visiblement, nous ne lisons pas Bourdieu de la même façon !).

En 2001, Pierre Bourdieu soulignait : « Il y a dans la tête de la plupart des gens cultivés, surtout en science sociale, une dichotomie qui me paraît tout à fait funeste : la dichotomie entre scholarship et commitment – entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des méthodes savantes à l’intention d’autres savants, et ceux qui s’engagent et portent au dehors leur savoir. » Défendre un champ du « savoir » n’était pas incompatible avec une proposition politique très audacieuse : « Les chercheurs peuvent aussi faire une chose plus nouvelle, plus difficile : favoriser l’apparition des conditions organisationnelles de la production collective de l’intention d’inventer un projet politique et, deuxièmement, les conditions organisationnelles de la réussite de l’invention d’un tel projet politique ; qui sera évidemment un projet collectif »[14].

Et pour bien mettre en lumière l’audace de cette proposition, qui va bien plus loin que ce que j’ai écrit, il ajoute : « Un mouvement social européen n’a, selon moi, de chance d’être efficace que s’il réunit trois composantes : syndicats, mouvement social et chercheurs – à condition, évidemment, de les intégrer, pas seulement de les juxtaposer[15]. » J’insiste : pas une juxtaposition de champs fermés sur eux-mêmes, mais une intégration dynamique (bien que respectueuse de l’autonomie du savoir) dans un objectif explicite de changement social. Pour ma part, je suis très à l’aise, en tant qu’historien, de m’insérer dans une telle conception des rapports entre savoir et société.

* * *

Bien sûr, et je terminerai par là, l’historien est lié par un contrat de vérité. Mais il faut rappeler que ce contrat de vérité, qui exige notamment une gestion rigoureuse de la preuve, n’a de sens que dans un monde démocratique. Ce n’est, en effet, que dans la société démocratique qu’un rapport transparent à « soi », et donc au passé collectif, devient une exigence éthique au fondement même de la communauté politique. En ce sens, il est illusoire de penser que l’on pourra, un jour, établir une frontière étanche entre le contrat de vérité et le contrat démocratique, puisque l’un est la condition de l’autre. En fait, je considère même qu’une telle séparation serait néfaste non seulement à la discipline historique, mais à la démocratie. Il est plus sain et plus stimulant de penser que cette discipline et la démocratie sont « intimement » liées. C’est en ces termes que je pense essentiellement la fonction sociale de l’histoire, fonction qui découle de cet enracinement démocratique. C’est également en ces termes que j’ai formulé un programme de recherche critique, « intimement lié » à une conception exigeante de la démocratie, dans mon article original.

Qu’en est-il alors de la vérité ? Nous savons tous qu’il n’y a pas de vérité « en soi » en histoire, que la vérité est toujours « relative » à un système de valeurs. Reconnaître que les valeurs démocratiques fondent le contrat de vérité ne nous fait pas sombrer, malgré les craintes de Noël, dans un présentisme destructeur. L’exigence démocratique d’un rapport transparent au passé collectif permet, on le voit sous nos yeux, de structurer convenablement un savoir disciplinaire.

Cela dit, cette exigence nous oblige à reconnaître au moins deux limites essentielles à l’autonomie de la discipline historique. D’une part, elle nous oblige à reconnaître que cette dernière n’aura jamais le monopole de la parole légitime sur le passé dans une société démocratique. Une discipline historique « fermée sur elle-même », préoccupée par la seule préservation de son monopole de la parole légitime, représenterait à terme un appauvrissement de la démocratie et du savoir.

D’autre part, il faut également reconnaître que ces valeurs démocratiques ne sont pas fixes, qu’elles font l’objet d’un conflit perpétuel qui est au coeur de notre société. Étant donné l’imbrication de l’histoire et de la démocratie, ce conflit est inévitablement au coeur de la pratique de l’histoire. C’est ce conflit, bien sûr, qui m’oppose en grande partie aux historiens de la nouvelle sensibilité. Nous nous opposons sur deux conceptions de la démocratie et sur deux conceptions de l’histoire, bien que nous soyons liés par le même contrat de vérité. C’est à la fois l’étendue et la limite de notre désaccord.

C’est donc entre les limites qu’imposent le contrat démocratique et le contrat de vérité que se forge, paradoxalement, une communauté scientifique vivante. J’espère humblement y avoir contribué.