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Il faut saluer la publication de cet ouvrage consacré à Marie-Josephte Corriveau, que l’imaginaire collectif a rapidement érigée en légende sous le nom de « La Corriveau », l’emploi de l’article défini soulignant à la fois sa notoriété et l’infamie qui lui a été très tôt associée. Le contexte est propice à la parution d’un tel livre. D’abord, parce que ce dernier a été rédigé lors du 250e anniversaire de la pendaison de cette femme reconnue coupable du meurtre de son mari le 15 avril 1763. Ensuite, parce que la présumée cage dans laquelle la Corriveau a été exposée, et qui a si fortement marqué l’imaginaire collectif, a été retrouvée en 2011 au Peabody Essex Museum et est en cours d’authentification. Enfin, parce que, malgré la pléthore d’articles et de monographies sur la plus célèbre « maricide » de l’histoire du Québec, aucune étude n’avait cherché à éclairer tant le personnage historique, saisi à la lumière des archives judiciaires, que les différents avatars du personnage de légende construits par la tradition orale, la littérature, le théâtre et les médias de masse, au point que la Corriveau constitue l’un des lieux de mémoire les plus anciens et les plus féconds de la culture québécoise.

La première partie de l’ouvrage, dite « historique », compte six chapitres et propose une reconstitution du parcours biographique de Marie-Josephte Corriveau, des deux procès qui lui ont été intentés pour le meurtre de son mari, ainsi que de son exécution et de son exposition dans un gibet de fer à Pointe-Lévy. La démonstration, fondée sur l’interprétation rigoureuse et systématique des archives du premier procès, est on ne peut plus convaincante, tout comme le souci constant de contextualisation qui permet de comprendre le caractère à la fois banal et singulier de la trajectoire de cette paysanne de Saint-Vallier. Le rappel du changement de culture juridique induit par la Conquête est particulièrement opportun, tout comme la description du régime militaire mis en place par les Britanniques jusqu’à la signature du traité de Paris. La présentation des acteurs des procès, la description de la procédure suivie, le résumé des dépositions des différents témoins sont tout à fait remarquables. On regrettera toutefois le caractère trop succinct, voire abrupt, du chapitre 6 consacré au deuxième procès, surtout que certains éléments, éludés par les auteurs, ne vont pas sans poser problème. Le fait que la seconde condamnation ait été prononcée sur la base des aveux de l’accusée n’est-il pas une concession faite par les autorités à la justice du Régime français, fondée sur la procédure inquisitoriale, et cela dans le but de donner une apparence de légitimité par la conformité à la culture juridique des sujets récemment conquis ? Par ailleurs, Marie-Josephte Corriveau prétend avoir assassiné son mari dans son lit avec une petite hache et avoir ensuite déplacé elle-même le corps dans l’étable où il a été retrouvé. Pourtant, l’autopsie pratiquée sur le cadavre a révélé des blessures infligées par une fourche. Enfin, si la cage du Peabody Essex Museum est bien celle de la Corriveau, la petite taille de la condamnée donne à penser qu’elle n’aurait pas pu déplacer le corps sans complicité…

La deuxième partie de l’ouvrage, « De l’histoire à la légende », compte cinq chapitres et cherche à rendre compte de la manière dont la légende de la Corriveau s’est progressivement construite et sans cesse remodelée, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, à la faveur de la redécouverte de la cage de fer, exhumée au cimetière de Lévis vers 1850. Sont ainsi retracés le parcours de ce personnage de légende et ses différents avatars, depuis la sorcière maléfique présidant au sabbat jusqu’au rapprochement avec des empoisonneuses célèbres, coupables de meurtres en série. Très rapidement, la Corriveau de légende supplante le personnage historique. Ce n’est plus un seul mari qu’elle aurait assassiné, mais de très nombreux selon des procédés tous plus abjects les uns que les autres : plomb fondu versé dans l’oreille, empoisonnement au vert de Paris, étouffement avec un oreiller, etc.

À cette première période jamais clairement définie en termes chronologiques mais marquée par les écrits de Philippe Aubert de Gaspé père, de Louis Fréchette et de James MacPherson Le Moine, succède une nouvelle ère qui, de 1885 à 1960, sera caractérisée par la volonté d’ériger les légendes de la Corriveau en patrimoine grâce à la littérature et aux beaux-arts, de valoriser la culture orale sur le personnage et, en même temps, de retrouver les archives. S’ensuit une autre période de 1960 à 1990, où émerge une nouvelle interprétation du personnage, désormais perçue comme une victime de la justice coloniale, de l’oppression patriarcale et de la violence conjugale. Cette période est marquée par une importante production dramatique, entre autres Ma Corriveau (1973) de Victor-Lévy Beaulieu et La Cage (1990) d’Anne Hébert. Enfin, de 1990 à 2013, le personnage fait l’objet d’une réappropriation sur tous les plans, du cinéma à la littérature jeunesse.

Ce passage en revue des différentes manifestations culturelles auxquelles le personnage a donné lieu est certes foisonnant, mais sans doute trop pour être entièrement convaincant. La recherche de l’exhaustivité condamne à des analyses souvent superficielles et à un relativisme brouillon où le simple nom donné à une bière à des fins commerciales est mis sur le même plan que des oeuvres littéraires de première importance.

Cette superficialité dans l’analyse des productions culturelles est la source d’importants contresens, entre autres à propos des Anciens Canadiens (1863) d’Aubert de Gaspé que les auteurs considèrent à tort comme la source de la légende noire de la Corriveau. C’est oublier la dimension narratologique. Loin de cautionner une telle légende, Aubert de Gaspé prend soin de la mettre dans la bouche de José, domestique des d’Haberville, qui la tient lui-même de son « défunt père qui est mort » (sic) et dont il ne cesse de rappeler à quel point il était porté sur la bouteille. Il y a d’ailleurs une tendance des auteurs de ce livre à construire une dichotomie entre la vérité de l’histoire et le mensonge de la légende. Comme s’il y avait d’un côté la vérité des archives et que tout le reste n’était que littérature. Or, il n’existe pas de vérité à propos de Marie-Josephte Corriveau. Les archives ne dévoilent qu’une certaine représentation de l’accusée en fonction du discours juridique de l’époque. C’est bien parce que la vérité à son sujet nous échappe et nous échappera toujours que des générations de Québécois ont éprouvé et éprouvent encore la nécessité de recourir à la légende pour résoudre l’énigme de La Corriveau. Et de ce point de vue, on ne peut qu’être reconnaissant aux auteurs d’offrir une ample matière à de futurs travaux.