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Introduction

1er juillet 1945, la guerre est terminée en Europe et tire à sa fin au Japon. Le gouvernement libéral de William Lyon Mackenzie King met en place un nouveau système d’allocations familiales. Dorénavant, les mères de famille canadiennes recevront, pour chacun de leurs enfants, un certain montant d’argent destiné à leur entretien[3]. Dans l’espoir d’augmenter les revenus des familles et de soutenir le pouvoir d’achat, ces allocations constituent une tentative du gouvernement fédéral de stabiliser l’économie et d’effectuer en douceur la transition du temps de guerre vers la paix. Officiellement, toutefois, ce programme est présenté comme un moyen de protéger la génération montante en subvenant aux besoins essentiels des enfants, comme se vêtir, se nourrir et se scolariser.

À travers cette première mesure de bien-être universel, l’État fédéral s’immisce au coeur des familles comme jamais auparavant. Le concept de minimum vital prend davantage d’importance, alors qu’on cherche à assurer à une population faible et précaire, les enfants, le droit de voir ses besoins essentiels comblés. Au Québec, cette mesure est jumelée à deux autres lois – la loi sur la fréquentation scolaire obligatoire et la loi des établissements industriels et commerciaux (qui interdit le travail rémunéré des enfants) – qui ont aussi pour objectif la protection des droits des enfants et de leur qualité de vie, mais qui, paradoxalement, limitent le pouvoir d’achat des familles qui se voient ainsi privées d’un ou de plusieurs salaires[4].

L’après-guerre est dépeint, à l’échelle nord-américaine, comme une période de prospérité économique. Une époque où se développe la consommation au sens contemporain du terme, c’est-à-dire qui n’est plus uniquement axée sur la seule survie des familles et des individus[5]. Même si la consommation reste « bridée » à certains égards – notamment par le rationnement de certains matériaux et par le retard dans la production des biens – les publicités sont nombreuses dans les journaux, revues et catalogues auxquels ont accès les ménages québécois[6]. À Montréal comme ailleurs en région, les mères de famille redéfinissent leurs besoins et leurs habitudes de consommation en regard de la nouvelle réalité d’après-guerre et des mesures keynésiennes mises en place par le gouvernement fédéral[7].

En se penchant sur ce contexte économique et socioculturel particulier, cet article tente de mettre en lumière ce que révèlent les discours publicitaires diffusés à Montréal entre 1944 et 1954 en ce qui concerne la famille, et plus particulièrement l’enfance[8]. Au cours des années d’après-guerre, même si certaines publicités sont produites au Québec (notamment pour les grands magasins comme Dupuis Frères), les publicités présentées dans les journaux et les magazines québécois sont essentiellement des traductions de réclames produites aux États-Unis ou au Canada anglais[9]. Les publicités diffusées au Québec et auxquelles sont exposées les familles québécoises demeurent donc essentiellement pensées pour un public anglophone et présentent des produits américains ou canadiens-anglais. Cependant, bien que les publicités soient très rarement adaptées au public québécois et francophone, une certaine sélection peut tout de même avoir eu lieu entre les publicités présentes outre frontières, dans les autres provinces canadiennes et celles présentées au Québec.

Pour comprendre ces discours publicitaires, il importe d’abord de déterminer dans quels types de publicités les enfants sont présents, pour quels types de produits et de quelle façon ils sont représentés. Cette étape s’effectue à travers une analyse à la fois textuelle et iconographique. Ensuite, cet article vise à comprendre les sens et les significations de ces messages publicitaires, notamment en cherchant à définir les stratégies utilisées par les publicitaires. Ces stratégies consistent essentiellement à atteindre les parents en insistant sur le bonheur et la sécurité de l’enfant, à utiliser ce dernier comme argument de vente ainsi qu’à faire intervenir l’image des experts dans les messages publicitaires.

D’une manière globale, cet article tente de dégager ce qui peut s’apparenter à une « norme sociale » concernant la famille et l’enfance. Il cherche également à comprendre, à travers le discours publicitaire, comment sont perçus les enfants, notamment en ce qui concerne la question de leur dépendance par rapport à leurs parents. À travers l’enfance, l’image de la famille ainsi que les rôles maternel et paternel sont aussi mis en lumière. Ces discours publicitaires véhiculent des valeurs, renvoient à la promotion de tel ou tel style de vie et sont pensés et diffusés dans le but d’influencer les comportements[10]. Ils ne se situent pas en marge de la réalité, mais y participent : ils la critiquent, la transforment, la reflètent, l’expliquent. La publicité étant présente à travers les journaux, les magazines, les catalogues, les vitrines de boutiques et de grands magasins, la radio (et bientôt, la télévision), il devient difficile pour les familles de rester imperméables aux messages publicitaires omniprésents autant dans les sphères publique que privée[11]. D’ailleurs, les revenus croissants des travailleurs québécois les rendent davantage sensibles à la création de nouveaux besoins[12]. Au-delà de la survivance, les ménages québécois passent d’un « univers des besoins » à un « univers des aspirations » où les nouvelles normes en vigueur sont souvent dictées par la publicité[13].

Cet article prend la forme d’une étude du discours publicitaire en s’attardant aux réclames des journaux et des revues car, pour la période d’après-guerre, la publicité bénéficie, dans les imprimés québécois, d’une large diffusion[14]. En 1941, 89 % des foyers se procurent chaque jour l’un ou l’autre des quotidiens offerts dans la province[15]. À Montréal en 1945, on compte huit journaux, dont cinq de langue française (Le Devoir, La Presse, La Patrie, Le Canada, Le Montréal-Matin) et trois de langue anglaise (The Montreal Star, The Gazette, The Montreal Herald)[16]. Parmi ceux-ci, le choix de La Presse, un média large public consacré à l’information, s’impose, car il est le journal le plus distribué de toute la province, particulièrement à Montréal[17]. En moyenne, entre 1945 et 1960, son tirage quotidien atteint 226 811 exemplaires. Au lendemain de la guerre, la portion consacrée à la publicité dans les journaux devient beaucoup plus importante. Elle constitue, dans le cas de La Presse, entre 60 % et 70 % de la surface totale imprimée[18]. Un mensuel, la Revue Moderne, s’avère aussi un choix logique en raison de son public cible essentiellement féminin. Ce magazine s’adressant particulièrement aux Canadiennes françaises de la classe moyenne[19].

Un corpus de 577 publicités, dont un peu plus du quart provient de la Revue Moderne, a été constitué à partir de ces deux imprimés[20]. Les catalogues du grand magasin Dupuis Frères – le « magasin de la famille canadienne » – ont aussi été consultés à titre de source complémentaire[21]. Dans ces imprimés, chaque publicité faisant référence à l’enfance ou à la famille, tant dans le texte que dans l’image, a été retenue pour constituer le corpus de source. Parfois, dans certaines publicités, l’enfance est un concept ambigu. Dans la mesure du possible, le corpus a été constitué en laissant de côté les publicités présentant des « jeunes hommes » ou des « jeunes filles », idées qui font davantage référence à l’adolescence. La catégorie d’enfance utilisée dans cet article réfère aux enfants d’âge prépubère, c’est-à-dire à ceux âgés d’environ 12 ans et moins.

Bref survol de l’offre publicitaire : où sont les enfants ?

Avant toute chose, il importe de glisser quelques mots en ce qui concerne l’offre publicitaire impliquant des enfants. D’abord, les enfants ne sont pas uniquement présents dans les publicités de produits qui leur sont destinés (jouets), ils se retrouvent également dans celles de produits destinés à leurs parents (voiture ou téléviseur) ou à la famille en général (savon). L’offre de produits destinés aux enfants est assez large. En effet, dans les deux publications, on retrouve principalement les vêtements (le produit le plus annoncé), l’alimentation, les jouets, les produits de soins de santé et les produits d’hygiène personnelle[22].

Les produits qui répondent à des besoins de première nécessité (se vêtir, se nourrir et être en santé) sont annoncés assez uniformément tout au long de l’année. Cependant, l’offre de certains produits varie selon les périodes et certaines « occasions » de consommation : le matériel scolaire n’est annoncé que pendant les quelques semaines précédant la rentrée scolaire et les jouets sont nettement plus nombreux dans les pages des parutions du mois de décembre. Certains événements constituent aussi des occasions pour varier l’offre de produits déjà annoncés de façon régulière. Si l’on retrouve tout au long de l’année des annonces de vêtements, les petites robes blanches et les complets pour garçon sont annoncés à pleines pages en mars et avril à l’occasion de la première communion. Il en va de même pour les vêtements de jeu robustes qui sont fortement suggérés aux parents dont les enfants iront en colonie de vacances durant de l’été.

Il faut souligner que l’offre de produits et de services est loin d’être nettement tranchée entre ce qui est destiné aux adultes et ce qui est destiné aux enfants. Ainsi, il existe toute une gamme de produits qui s’adresse autant à l’un ou l’autre de ces publics cibles : céréales, conserves, savons, médicaments, etc. Les produits qui s’adressent à toute la famille sont loin de représenter une exception. Il est aussi intéressant de constater que les annonces de produits qu’on associe ordinairement à la consommation et au nouveau niveau de vie d’après-guerre (voitures, téléviseurs, électroménagers) utilisent souvent des enfants pour mousser les ventes de ce type de biens, même s’ils ne leur sont pas directement destinés.

Le bonheur et la sécurité de bébé : les annonces de produits pour enfants

Une des stratégies des publicitaires a pour objectif de cibler et d’appuyer sur les différentes cordes sensibles des parents vis-à-vis de leurs enfants. Les annonceurs cherchent particulièrement à véhiculer une image de la « mère modèle » afin d’amener cette dernière à s’y identifier et à consommer pour s’y conformer. La majorité des publicités vantant les mérites de produits destinés aux enfants use ainsi de la bonne conscience des parents, mais surtout de celle de la mère. Différents arguments très liés comme la santé, la sécurité et le bonheur des petits sont alors utilisés[23].

L’argument de la protection est mis de l’avant de plusieurs façons : protéger les bébés et les enfants contre la faim, contre le froid, contre les maladies, contre l’inconfort, etc. La publicité de la poudre pour bébés Z. B. T. se vante de protéger l’enfant contre une multitude de maux comme « l’échauffaison, l’irritation, les rougeurs, l’éruption[24] ». Contre les vers intestinaux, la publicité de la poudre vermifuge Faulconer insiste sur le fait que le produit peut s’employer « […] en toute sécurité pour expulser les vers chez les enfants[25]… » De même, dans le catalogue automne et hiver 1943-1944 de Dupuis Frères, on assure aux parents que les produits proposés sont non seulement sûrs pour leurs enfants, mais les protègent également : « Confectionnez-lui des couches confortables se prêtant bien au lavage, avec ce coton, hygiénique par excellence[26]. » L’achat de la poudre antiseptique Johnson and Johnson est également suggéré pour les mêmes raisons[27].

L’argument de la santé est également très répandu à travers toutes les campagnes de promotion des entreprises qui produisent de la nourriture pour les bébés et les jeunes enfants : Nutrim, Gerber’s, Swift, Pablum et Heinz. Elle est aussi évoquée par quelques entreprises qui fabriquent des produits alimentaires pour toute la famille comme Kellogg’s ou Quaker. Chaque entreprise, chaque publicité met de l’avant un ou plusieurs aspects particuliers associés à la santé, ceux les plus souvent utilisés étant la croissance et la robustesse. Les produits alimentaires favorisent certes une meilleure croissance, mais doivent aussi rendre les enfants plus forts et plus résistants. Donner la viande Swift’s constitue « le moyen le plus facile et le plus économique de fournir à bébé une base solide pour sa santé » parce que « les protéines aident à bâtir des os et des muscles solides… à fortifier les petits corps contre les rhumes et les infections[28] » et que « la viande aide les bébés à devenir forts[29] ». Les publicitaires insistent aussi auprès des mères quant au contenu nutritif des aliments dont ils vantent les mérites : « […] combien vous vous sentez confiante, sachant que chaque cuillerée de céréale lui donne une saine nutrition. Avec les quatre céréales précuites Pablum accrues de vitamines et de minéraux, vous pouvez donner à votre enfant et les valeurs nutritives et la variété de goût[30]. » Enfin, cette publicité de Nutrim qui n’hésite pas à affirmer qu’un enfant nourri de cette céréale est « l’image » même de la santé : « Sheila Ellen a une belle chair ferme, des os forts, des yeux pétillants, une belle chevelure et est toujours de bonne humeur[31]… » Les références à la bonne humeur d’un bébé ou d’un enfant en santé sont d’ailleurs monnaie courante dans les publicités d’aliments. Les publicitaires s’adressent directement à la mère : « sa santé et son bonheur dépendent tellement d’une bonne nourriture[32]. » La mauvaise humeur étant la conséquence directe d’une santé défaillante ou de la maladie, il est alors naturel de promouvoir des aliments qui apportent tous les éléments nutritifs essentiels aux bébés et aux enfants, comme dans certaines publicités de Pablum où le bon goût des céréales « nutritives » est directement relié à la bonne humeur de bébé (illustration 1)[33].

Illustration 1

Pour le bonheur de bébé. Céréales Pablum

Revue Moderne, septembre 1952, p. 6

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Les publicitaires tablent sur l’idée que leur produit est bon pour la santé et sûr pour les enfants, mais aussi sur le fait que ces derniers l’apprécient. On insiste sur leur plaisir lorsqu’ils consomment des produits alimentaires ou des médicaments : « Chaque céréale Gerber’s a une saveur douce mais particulière, agréable aux petits dont le goût n’est pas encore développé. Chacune d’elles a la consistance lisse et agréable que les petits débutants préfèrent[34]. » De la même façon, le laxatif Castoria conçu spécialement pour les enfants « est si agréable au goût que les enfants lèchent la cuiller[35] ». On retrouve aussi le médicament Aspirin dans un nouveau format spécialement aromatisé pour les enfants « avec la saveur qui plaît aux jeunes », car il a « le même goût que son bonbon préféré[36] ».

En s’appuyant sur ces arguments de la santé, de la sécurité et du plaisir, l’image de la bonne mère est ainsi mise à profit par les publicitaires. Cette dernière se doit de rechercher le bonheur de son enfant en le nourrissant bien, en le vêtant de façon adéquate et en prenant soin de sa santé. Une mère compétente est responsable d’acheter le bon produit afin d’assurer la santé et la sécurité de sa progéniture. La plupart des publicités de produits pour enfants lui sont adressées directement ou l’incluent dans l’iconographie. La mère est présentée comme sachant ce qui est bien pour ses enfants : « Maman sait ce qui est bon. Elle sait aussi ce qui fera plaisir à son petit bonhomme[37]. » Les mères apparaissent donc comme des femmes « avisées[38] » et « habiles[39] » dans tout ce qui concerne le bien-être de leurs enfants. Les discours publicitaires véhiculent une certaine image de ce que devrait être une bonne mère, de comment elle devrait agir et, essentiellement, de ce qu’elle devrait consommer. Dans la plupart des cas, les mères prennent tendrement soin de leurs enfants et cette tâche semble les combler parfaitement (illustration 2). Ces représentations de la mère en relation d’amour et de tendresse avec son enfant ont certainement un écho particulier dans la population car, à partir des années 1940 au Québec et au Canada, on observe un changement dans les méthodes éducatives qui se basent sur le courant de l’« éducation nouvelle » et qui, sans délaisser les conseils traditionnels qui gardent leur pertinence, mettent davantage l’accent sur l’amour parental[40].

Illustration 2

Aliments Gerber’s

Revue Moderne, décembre 1950, p. 48

Poudre Z. B. T.

Revue Moderne, juin 1946, p. 65

Représentations de la mère en relation de tendresse et d’amour avec son enfant

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Cependant, ces nouvelles méthodes éducatives qui insistent sur l’importance de l’amour et de la compréhension des enfants font « ressurgir le spectre des enfants gâtés[41]… », qu’on tente d’éloigner par une vaste entreprise de déculpabilisation des mères et de normalisation des besoins « spéciaux » des enfants (nourriture et médicaments adaptés, par exemple). Les publicités du laxatif Castoria ont bien compris cette idée. Dans une série d’annonces s’adressant à la mère de famille, on insiste sur le fait que de donner un médicament à son enfant ne relève pas de la gâterie, mais plutôt de bons soins essentiels :

– Tout le monde dit que tu es l’esclave de cet enfant !

– Alors, tu crois, lui répondis-je, que je gâte cet enfant ! Eh bien, ma chère, laisse-moi te dire que c’est notre médecin qui m’a conseillée […]. Le système délicat d’un bébé peut être aisément dérangé. C’est pourquoi il recommande un laxatif spécial, fait exclusivement pour les enfants[42].

La mère qui gâte son enfant est ainsi habilement effacée au profit de la mère aimante et bien informée. Les publicitaires souhaitent pousser davantage ces femmes à la consommation, mais tentent de ne pas heurter les mères craintives de gâter leurs enfants[43].

L’enfant comme argument de vente : les annonces de produits pour adultes

Une autre stratégie de vente consiste à utiliser l’image de l’enfant, afin de mousser des produits plutôt destinés aux adultes. Ainsi, on retrouve l’enfant dans plusieurs publicités pour des produits qui ne lui sont pas directement destinés, notamment dans les réclames d’automobile. Une image que l’on retrouve souvent est celle de la famille type (illustration 3), composée la plupart du temps de deux parents assez jeunes et d’un ou deux enfants (un garçon et une fille de moins de 10 ans). Cette famille, à l’allure jeune et heureuse, est mise en scène dans diverses situations qui proposent un modèle aux parents inspiré de l’American Way of Life et qui fait la promotion d’un certain style de vie caractéristique de l’après-guerre[44].

Cette famille moderne consomme voiture, maison et téléviseur (vers la fin de la période étudiée) et elle est perméable au discours publicitaire qui « vante les mérites d’un bien-être matériel qui s’acquiert comme marchandise[45] ». Cette famille « type », sans toujours refléter la réalité de cette époque, représente l’idéal familial des discours publicitaires. Il ne s’agit donc pas uniquement de vendre un produit, mais de promouvoir aussi un style de vie. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, cette famille type constitue le modèle familial qui devient à la fois le référent et l’idéal à atteindre.

Dans ces publicités destinées aux parents, les enfants sont représentés comme partie intégrante de la famille. Ils apparaissent au premier plan et semblent partager les aspirations de leurs parents : ils participent aux randonnées en voiture, ils vont au marché, ils regardent la télévision, etc. Même l’automobile est présentée comme une acquisition familiale. Cependant, la réclame va plus loin et suggère des occasions d’utilisation de cet « instrument de bonheur » humain qu’est l’automobile[46]. L’enfant se trouve intégré à la représentation du désir de possession d’une voiture par la famille et est aussi intégré à l’utilisation de ce bien de consommation qui, au premier abord, ne lui est pas réellement destiné, sinon qu’en raison de son statut de membre d’une famille « moderne ».

Illustration 3

Banque d’épargne de la cité et du district de Montréal

La Presse, vendredi 3 septembre 1954, p. 9

Pétrolière Texaco

La Presse, mercredi 1er septembre 1954, p. 43

Représentations de la famille type idéale

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La voiture est généralement présentée comme un produit accessible à tous : « Dès les débuts du siècle la caractéristique fondamentale des stratégies de marketing de l’automobile consista à proclamer que le “motor car” est pour tout le monde et une nécessité de la vie moderne dans une société démocratique, dont l’Amérique (entendre les U. S. A.) était le modèle[47]… » Dans une publicité de Nash, on suggère l’acquisition d’une deuxième voiture :

Nous l’avons construite à l’intention des jeunes couples, astreints à un budget, et qui désirent une belle voiture flambant neuve, pleine d’entrain et de personnalité […] à l’intention des épouses dont le mari garde la voiture de famille toute la journée… en somme pour tout le monde[48].

Il ne s’agit pas d’une exception, plusieurs publicitaires encouragent l’acquisition d’un deuxième véhicule afin que la mère « moderne » remplisse ses obligations familiales à l’extérieur du foyer[49]. Même les enfants prennent part à cet engouement motorisé. Un petit garçon semble autant, sinon plus, enthousiaste que ses parents dans une publicité où la famille visite le Salon national de l’automobile[50]. Malgré que posséder une automobile au Québec reste encore peu fréquent à cette époque, les annonceurs (états-uniens, très probablement) présentent la voiture comme un bien courant. En 1954, 35,6 % des ménages détiennent une voiture et seulement 1,7 % en possède deux ou plus[51]. L’intégration des normes de consommation en vigueur, le plus souvent dictées par la publicité, était malgré tout limitée[52].

La campagne de Kodak, quant à elle, est particulière, car elle mise ouvertement sur le sentimentalisme rattaché au fait de s’occuper d’un enfant (illustration 4). On y voit un enfant qui joue au football avec son père sous l’objectif de l’appareil-photo de sa mère : « Son premier costume de football… il en est très fier… et Maman, poussant un léger soupir en pensant au bébé qu’il était, ajoute un instantané particulièrement cher à sa précieuse collection de “l’enfant qui pousse”[53]. » Dans un autre cas, on observe un petit garçon assis sur les genoux de son père pendant que sa mère prend une photographie : « Fiston s’est assis près de Papa pour discuter un problème… et Maman, le coeur dilaté de tendresse, prend un instantané que la famille chérira toujours[54]. » Contrairement aux campagnes de publicités pour les voitures, où l’enfant nourrit les mêmes aspirations que ses parents, ici l’enfant apparaît comme un être singulier, qui nourrit ses propres aspirations, auxquelles on accorde beaucoup d’importance. Outre le fait d’acheter une pellicule photographique, on propose aux parents une façon de vivre et d’agir avec leur enfant. Ils s’occupent de lui, ils jouent avec lui, ils l’écoutent. Il devient donc nécessaire d’immortaliser ces précieux souvenirs par la photographie, et de reconnaître l’importance de ces moments pour la vie familiale et pour l’enfant lui-même. Toutes ces activités deviennent d’autant plus primordiales qu’elles « méritent » d’être photographiées. Tout un système de valeurs relatives à l’enfance est ainsi transmis.

Illustration 4

Mutual Life of Canada

Revue Moderne, septembre 1944, p. 48

Kodak

Revue Moderne, novembre 1948, p. 36

Utilisation du sentimentalisme des parents par rapport à leurs enfants dans la vente de produits et services pour adultes

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L’image du père prédomine dans une autre catégorie particulière de publicité : celle de l’assurance. Leur quasi-totalité s’adresse directement à lui en faisant jouer les cordes sensibles de l’avenir et de la sécurité de la famille :

Ils comptent sur moi pour beaucoup de choses. C’est pourquoi j’ai une police d’assurance-vie de la Mutual Life of Canada et pourquoi je l’augmente chaque fois que je le peux. C’est une garantie de sécurité pour eux et un revenu d’assuré pour moi quand je me retirerai[55].

Dans une publicité de The Prudential Insurance Company of America, on peut lire :

Le moyen le plus sûr de savoir que l’avenir sera bon pour eux – ou tout au moins que les soucis financiers ne ruineront pas leurs rêves – est de faire des plans d’avance pour les cas imprévus […]. L’assurance-vie peut vous apporter maintenant la certitude que ceux qui vous sont chers auront les moyens nécessaires pour traverser la période d’ajustement qui suivra la cessation de votre revenu[56]

Le père est prédominant auprès de ses enfants : un père de retour du travail et qui accueille ses deux bambins qui accourent dans ses bras (illustration 4), un père qui bricole avec son garçon, un autre en promenade avec ses deux fils. Le bon père se doit d’assurer l’avenir de sa famille et plus particulièrement celui de ses enfants : « Être un bon père, c’est d’abord être un bon pourvoyeur, particulièrement dans la nouvelle société de consommation de l’après-guerre[57]. »

Le contexte de la fin du conflit mondial constitue un prétexte parfait pour mettre les enfants en scène afin d’amener les parents à contribuer à l’effort de guerre et d’après-guerre par l’achat d’obligations de la victoire et d’obligations d’épargne. Une publicité commanditée par Dupuis Frères est simple, mais très éloquente lorsqu’elle titre  : « Pour leur protection[58] ». L’enfant est intimement lié à la cause de la guerre. La stratégie est la même que celle mise de l’avant dans les publicités d’assurances et d’épargne : on mise sur la sensibilité des parents, et même de la population en général, ainsi que sur leur volonté d’assurer la sécurité et l’avenir des enfants canadiens pour les inciter à acheter des obligations.

L’image de la mère modèle et celle du père modèle véhiculées dans la publicité sont totalement différentes. La mère doit répondre aux besoins de base de ses enfants. Elle constitue donc la figure première dans les publicités de produits qui proposent de la nourriture, des vêtements, des médicaments, etc. Le père, quant à lui, doit protéger sa famille à long terme par le biais d’une assurance. L’image du père sert à promouvoir des produits destinés aux adultes et non aux enfants comme c’est le cas de la mère. Les responsabilités sont donc partagées dans la famille et cette différence entre les deux parents se reflète dans les publicités impliquant des enfants sous le modèle de la ménagère et du pourvoyeur. Cependant, les publicités laissent transparaître un certain engagement affectif du père envers ses enfants[59]. Dans les publicités de la compagnie Kodak et des compagnies d’assurances, le père joue un rôle actif dans l’éducation de ses enfants.

La publicité « pédagogique » : utilisation de l’image des experts

Les publicitaires utilisent une troisième stratégie : l’image de l’« expert ». Cette stratégie, qui table sur la crédibilité des spécialistes, s’inscrit directement dans le mouvement de montée des experts qui débute dans les années 1910, mais qui prend véritablement son essor au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale[60]. La question de l’alimentation des enfants se trouve déjà au coeur des préoccupations des experts depuis le début du XXe siècle. L’après-guerre ne fait pas exception[61]. La publicité les fait intervenir principalement sur les questions de l’alimentation et de l’hygiène. Ces experts sont surtout issus du domaine de la santé : médecins, infirmières et pharmaciens. Certaines publicités, comme celle de Baby’s Own, font systématiquement référence à eux pour tenter de convaincre les consommateurs que leur produit est approprié pour les bébés et les enfants (illustration 5) :

Médecins, Gardes-malades et spécialistes de la peau disent tous : « il n’y a pas de meilleur savon pour l’épiderme délicat d’un bébé que le savon Baby’s Own. » Ils savent que le savon Baby’s Own est garanti par 75 ans de recherches scientifiques et que le contrôle rigoureux exercé au laboratoire lui conserve sa pureté et sa douceur uniforme. C’est pourquoi ils recommandent Baby’s Own, car c’est le plus pur et le meilleur savon[62].

La science ajoute à la crédibilité des experts et augmente donc la fiabilité associée au produit. L’iconographie qui présente un scientifique en sarrau blanc affairé devant son microscope appuie le propos. Les produits Z.B.T. pour la peau des bébés se targuent aussi d’être recommandés par des spécialistes et d’être employés « dans plus de 1700 hôpitaux[63] » : « Beaucoup de grands hôpitaux l’emploient ! Quelle meilleure preuve voudriez-vous de la supériorité de la Z.B.T. que son approbation par les gardes-malades et les médecins[64] ? » L’image et le discours des experts garantissent la qualité d’un produit.

Les publicités d’aliments pour bébés et enfants font aussi intervenir les experts. Presque aucune entreprise alimentaire ne s’en prive. Certaines se contentent d’affirmer que leur produit correspond à ce que les médecins recommandent pour un enfant en santé : « Aujourd’hui, les médecins recommandent les viandes riches en protéines pour suppléer au régime normal du nourrisson dès les toutes premières semaines[65]. » Ou « Votre médecin vous affirmera qu’il est indispensable à la santé et au bien-être de votre bébé de lui servir toute la gamme des aliments de première nécessité[66]. » Cependant, d’autres comme Pablum suggèrent que leur produit est directement recommandé par les médecins : « Les médecins prescrivent les céréales Pablum depuis plus de vingt ans, et elles ont aidé au développement de millions de bébés et d’enfants[67]. » Les viandes Swift’s empruntent aussi la même stratégie : « Des essais alimentaires faits par des médecins indiquèrent que les bébés qui avaient mangé des Viandes Swift’s pour Bébés tous les jours présentaient une plus grande résistance aux rhumes, aux germes et à l’infection[68] ! » La campagne de publicité du laxatif Castoria mise sur l’autorité des experts. On peut voir une infirmière lever le doigt en insistant sur le fait que les enfants ont besoin d’un laxatif conçu spécialement pour eux (illustration 5)[69].

Illustration 5

Laxatif Castoria

Revue Moderne, février 1946, p. 33

Savon Baby’s Own

Revue Moderne, septembre 1944, p. 56

Représentations et utilisation de l’image des experts dans la vente de produits pour enfants

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Un autre modèle de publicité de Castoria présente des scènes de la vie quotidienne sous la forme d’un « photo-roman ». La trame narrative demeure toujours sensiblement la même. Une mère administre un laxatif spécial, Castoria, à son enfant. Quelqu’un dans l’entourage de la mère (amie, belle-soeur, mari) doute de la pertinence d’utiliser ce produit pour soigner un bébé. Après avoir expliqué que cet effort n’est pas inutile, le pharmacien finit par confirmer à tous qu’administrer un laxatif conçu spécialement pour les enfants est une excellente idée. Ainsi, les connaissances de la mère, fort judicieusement confirmées par celles du pharmacien, priment. La publicité se termine ensuite sur une photo où un médecin explique que le séné, ingrédient principal du laxatif Castoria, « jouit d’une excellente réputation en médecine[70] » et s’avère très efficace.

Certaines entreprises s’efforcent aussi de s’attribuer un statut d’expert. Le plus bel exemple de cette stratégie est celui de Heinz. L’une des publicités de cette compagnie imite le style d’un rapport officiel qui s’intitule « Rapport pour le mois de mai de la H. J. Heinz Company of Canada Ltd aux ménagères et aux épiciers sur les aliments Heinz pour bébés. » On insiste sur le procédé et sur le contrôle scientifique à la base de la fabrication des produits Heinz :

[…] ces aliments sont scientifiquement préparés et uniformément bons. […] Malgré les nombreuses difficultés occasionnées par la guerre, les prototypes de qualité supérieure des aliments Heinz pour bébés n’ont pas subi le moindre changement. […] Les échantillons d’aliments pour bébés subissent des examens scientifiques rigoureux et sont jugés par un comité quant à leur saveur, leur couleur et leur consistance[71].

Cette publicité affirme même que la nutrition constitue « une responsabilité que l’industrie des conserves alimentaires doit partager avec le corps médical[72] ». En se déclarant expert en alimentation et en cherchant à s’associer avec les spécialistes de la santé, Heinz tente d’augmenter sa crédibilité auprès des mères qui veulent offrir ce qu’il y a de mieux à leurs enfants. Heinz publie également des publicités qui prennent la forme d’une série d’articles conseillant les mères sur les techniques et les habitudes à adopter pour prendre soin adéquatement de leur bébé. Les titres de ces publicités sont très révélateurs : « Ce qu’il faut savoir au sujet de la Garde-Robe de Bébé[73] », « Ce qu’il faut savoir quand le Menu du Bébé change[74] », « Parlons des bébés modernes[75] ». Les conseils varient de la position du bébé pour dormir à la stérilisation du biberon, mais réfèrent inévitablement à la qualité des produits alimentaires Heinz.

Gerber’s utilise aussi cette stratégie dans certaines publicités intitulées « Tout autour de bébé[76] ». Dans ces « publi-reportages », Mme Gerber prend elle-même la parole. On ne manque pas de rappeler qu’elle est mère de cinq enfants, ce qui lui confère un certain statut d’experte, du moins une certaine crédibilité. Mme Gerber incarne donc à la fois l’entreprise Gerber’s à titre d’experte, mais aussi la mère experte en ce qui concerne les soins à apporter aux enfants.

Paradoxalement, il arrive que les mères possèdent un double statut dans les publicités. Parfois, elles font figure de novices à éduquer et, en d’autres occasions, elles sont des expertes à part entière. Comme il a été mentionné précédemment, la bonne mère, même si elle n’est que très rarement présentée comme une novice, se doit de suivre les conseils et les recommandations de différents types de spécialistes. Cette constatation s’inspire de façon générale des discours des experts après la Deuxième Guerre mondiale. D’ailleurs, les publicités de la compagnie Pablum illustrent bien cette idée en intégrant une section – « Un bon conseil » – et qui contient la suggestion : « Pour tout ce qui concerne la santé et la nutrition de votre enfant, il est sage de le faire examiner souvent par le médecin. Les connaissances et l’habileté du médecin jointes à vos soins maternels seront pour votre enfant le plus riche placement pour son avenir[77]. » En effet, « Maman sait ce qui est bon[78] », mais elle ne doit surtout pas s’abstenir de consulter un expert plus expert qu’elle-même…

En somme, les références aux experts visent à impressionner et à convaincre les parents, le plus souvent les mères, en utilisant l’autorité des professionnels de la santé. Cette multiplication des références aux spécialistes contribue probablement à augmenter le prestige de ces derniers. Ils poussent les parents à faire confiance aux produits proposés et à les acheter « pour le bien des enfants » : « l’important n’est pas de savoir qui a raison, mais qui a réussi. […] La jauge de la valeur d’une publicité est rarement associée à son niveau de vérité, mais l’est toujours à son niveau d’efficacité[79]. »

Conclusion

Invariablement, dans la publicité à Montréal au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, on véhicule l’image d’une famille et d’une enfance heureuses. En ce qui concerne les produits pour enfants, on s’appuie sur les aspirations des parents à la sécurité, à la santé et au bonheur de leur progéniture. Quant à la vente de produits destinés aux adultes, on mise sur les aspirations des parents à atteindre un niveau de vie plus élevé, mais aussi sur leur sentimentalisme vis-à-vis de leurs enfants. En effet, l’aspiration des parents à atteindre un niveau de vie plus élevé trouve certainement plus facilement sa justification s’ils parviennent à se convaincre qu’ils consomment également pour le bien de leurs enfants.

À travers l’étude des publicités représentant des enfants transparaît aussi un discours sur la famille et les rôles parentaux. Ainsi, une famille type « idéale » est représentée : elle apparaît jeune, heureuse, se compose de deux parents et d’au plus deux enfants (souvent un garçon et une fille). Les rôles de la mère et du père de famille y sont aussi nettement définis. La mère gère les cordons de la bourse, elle détient le savoir maternel quant aux soins des enfants et elle cherche souvent conseil auprès des experts comme les pharmaciens ou les médecins. D’ailleurs, elle doit aussi s’assurer du bonheur et de la santé de ses enfants ainsi que des moyens à prendre pour y parvenir. Le père, de son côté, est responsable de la sécurité financière de sa famille ; c’est pourquoi il reste la figure centrale des publicités d’épargne et d’assurances.

Malgré le fait que l’enfant soit souvent présent, il est rarement seul. Il est intégré à son contexte familial, défini par rapport à ses parents et n’existe pas sans eux. Il est dépendant de sa propre famille. La publicité ne s’adresse que très rarement directement à lui. Le poids économique des enfants passe par les parents, voire par la mère qui contrôle la bourse familiale et est responsable de la consommation de la famille[80]. Ainsi, l’enfant se trouve intégré au monde des adultes. Il fait partie intégrante des aspirations familiales, et semble rarement nourrir des désirs propres. Seul, il n’est qu’un figurant et est très rarement mis en scène dans sa vie d’enfant. Cependant, le seul fait que l’enfant soit si présent dans les publicités de produits qui lui sont destinés, mais aussi dans les annonces de produits qui sont destinés à ses parents, montre l’importance que lui accorde les publicitaires. Dans un contexte canadien où l’État-providence s’intéresse de plus en plus à la famille et à l’enfance (notamment par le programme des allocations familiales) et où les experts gagnent en légitimité et en importance auprès des mères et des familles, l’enfant devient un argument de vente : on consomme pour lui, on consomme avec lui. L’enfant est un être qu’on doit protéger, aimer, dont il faut prendre soin. Présenté avec sa famille, il partage les aspirations consommatrices de ses parents. L’enfant n’est pas visé directement comme un public cible, mais est plutôt présenté comme un argument de vente. Il ne devient consommateur potentiel que par l’entremise de ses parents.

Cette étude des discours se rapportant à la consommation et aux enfants au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale à Montréal permet de combler une lacune dans l’étude de l’histoire de la publicité au Québec et de mieux comprendre les représentations de l’enfance, de la famille et des rôles parentaux à cette époque. Cependant, certaines questions demeurent. Au-delà des représentations, quel était l’impact sur les familles des images véhiculées dans la presse ? Comment ces dernières influençaient-elles les pratiques consommatrices des familles ? Espérons que la recherche saura tracer les liens entre ces discours publicitaires véhiculés dans la société québécoise d’après-guerre et la réalité des familles montréalaises qui y étaient exposées.