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Cet ouvrage collectif émane du Groupe d’histoire de Montréal qui, depuis la fin des années 1970, réunit à McGill un groupe interuniversitaire autour de problématiques mettant en lumière des volets de l’histoire montréalaise. La publication explore les liens entre les espaces, le pouvoir et l’identité, en mettant l’accent sur les pratiques des acteurs et les processus révélant les aspects négociés des identités. On y étudie comment ces identités de genre, de classe, d’ethnicité et de religion sont produites et vécues à Montréal entre 1800 et 1950 chez des acteurs spécifiques. Dans ce choix d’acteurs, on veut s’attarder aux Écossais, Anglais, Irlandais et Juifs, ces anglophones oubliés de l’histoire du Québec. L’ouvrage vise des lieux intermédiaires qui ne sont ni des espaces familiaux ni des entités politiques ; on y recherche les situations de liberté et de négociation, sans minimiser les inégalités de ressources et de pouvoirs dont disposent les individus. Le Montréal évoqué sous ces angles comporte au moins trois types de sociétés successives selon les époques ainsi que le présentent avec brio quelques pages de l’introduction (Bradbury et Myers) qui aident à situer ces recherches.

Les onze études sont regroupées à l’intérieur de quatre rubriques qui cherchent à donner une structure à l’ensemble ou à éclairer une démarche dont une conclusion aurait pu dégager des fils conducteurs. Ces rubriques sont 1) Le foyer et le hors foyer, 2) La mort, les rites de deuil et le veuvage, 3) La jeunesse, institutions et identités et 4) Vendre et consommer. Dans ce compte rendu, je suivrai ces lieux construits autour d’un prolongement des liens familiaux, d’une sortie de ces liens par la mort, le veuvage, la délinquance, la jeunesse, le célibat, ou de leur substitution par des organismes de contrôle social dont plusieurs reconstruisent symboliquement un foyer.

L’article de Sylvie Taschereau sur les petits commerces familiaux caractéristiques de l’ère préindustrielle, mais qui perdurent au xxe siècle, laisse bien voir la prégnance de l’univers familial et de ses valeurs et sentiments dans un mode de vie qui est rythmé par les besoins économiques de la famille et les intrusions des clients dans le temps et l’espace de la famille. Si les activités commerciales réduisent la vie privée de ces familles dont le principal capital est leur capacité de travail, cette proximité est à l’origine d’une faible capacité de négocier leur implication. Ne pas avoir de domicile rend encore plus vulnérables les femmes pauvres, immigrantes ou veuves, qui, pour survivre, s’adonnent à de petits larcins ou à la prostitution. Le portrait qu’en trace Mary Ann Poutanen pour le début du xixe siècle éclaire un contexte de production d’identités négatives. La présence de liens quasi familiaux ou de supports mutuels semble apporter une certaine protection, mais peut aussi s’accompagner de conflits et de dangers.

Pour tous les milieux, la mort constitue une rupture de liens familiaux ; les sociétés en organisent la transition par des règles légales et des rites. Le décès du conjoint au début du xixe siècle éclaire l’importance de l’appartenance à une cellule familiale et la transformation du statut des femmes qui deviennent veuves. En tenant compte des conditions définies par la Coutume de Paris et offertes par la Common Law, de l’existence ou non de contrats de mariage ou de testaments, Bettina Bradbury poursuit l’analyse détaillée de quatre cas de veuvage pour des femmes de culture et de conditions économiques différentes. Selon la présence de dettes ou de richesses, des choix doivent être faits dans les jours qui suivent le décès. La veuve peut refuser ou accepter l’héritage, exercer la tutelle de ses enfants mineurs, racheter certains biens de la famille. Cette capacité inégale de négocier s’inscrit pour la plupart dans une étape de perte de statut. En abordant la sépulture et les rituels de deuil dans une famille de l’élite protestante, Brian Young évoque la possibilité chez ces possédants qui fondent un cimetière au sommet de la montagne de construire un lieu symbolique qui inscrit leur lignée dans l’histoire. Véritable métaphore de leur villa champêtre aux marges de la cité, expression des hauts faits de l’élite masculine anglophone, le cimetière constitue un lieu de mémoire de la famille et de son milieu par-delà un sentiment romantique de la mort propre à l’époque. Parmi les institutions soutenant la culture de l’élite anglophone à la fin du xixe siècle, le Dunham Ladies College cherche à créer un univers éducatif séparé et champêtre pour les jeunes filles de religion anglicane (Marie-Ève Harbec). Le réformisme inspire par ailleurs la mise sur pied d’autres organismes destinés aux jeunes hommes moins nantis.

Dans la seconde moitié du xixe siècle, la présence de marins étrangers dans une ville industrielle et portuaire en pleine activité suscite la fondation du Montreal Sailors’ Institute. Selon Darcy Ingram, les industriels et prosélytes évangélistes proches du YMCA, la plupart d’origine écossaise, veulent encadrer, par des loisirs culturels dans ce foyer, des jeunes hommes de l’empire britannique qui échappent aux cadres religieux, domestiques et nationaux. En pleine crise économique, The Montreal Day Shelter for Unemployed Men (Anna Shea et Suzanne Morton), autre création des milieux anglophones, ouvre ses portes. Inspiré par des philanthropes libéraux, ce refuge de jour offre des secours et des activités de loisir aux hommes de plus en plus nombreux qui errent dans la ville sans gîte et sans emploi. Desservant une population diversifiée sur le plan ethnique et linguistique, cet organisme misant sur le respect des individus offre des cours et des activités où s’impliquent les participants. Un organisme de soutien aux jeunes délinquants de milieux juifs est créé après la Première Guerre et fait appel à des travailleuses sociales. Membre de tribunal pour jeunes délinquants, l’une d’elles sera congédiée par le gouvernement pour des raisons qui, selon Tamara Myers, camouflent l’exclusion des femmes et des Juifs de ces nouvelles professions. La séparation des genres s’affirme aussi dans les associations de jeunes universitaires anglophones et francophones étudiés par Karine Hébert dans la première moitié du xxe siècle, et cela en dépit de la présence accrue des femmes et d’une démocratisation du statut d’étudiant au fil des décennies.

Malgré la finesse des analyses, les possibilités de négocier leur identité semblent faibles en particulier pour les femmes dans la plupart des lieux étudiés ; elles demeurent en retrait même au cimetière. L’accès à l’éducation, les sports au collège, de nouveaux métiers entrevus ici et là, introduisent cependant ces changements que révèle davantage, parmi ces articles, l’étude des représentations d’un comportement moderne aujourd’hui réprouvé. L’usage de la cigarette chez les femmes, une pratique de consommation présente dans la publicité, renvoie selon Jarrett Rudy, par-delà sa différenciation selon les genres, à de nouveaux rites de sociabilité et à l’introduction de modèles d’émancipation féminine propagés par la publicité et le cinéma.