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Terry Copp a grandi dans Notre-Dame-de-Grâce. Il est connu au Québec pour le livre tiré de son mémoire de maîtrise sur la classe ouvrière à Montréal, une « oeuvre de pionnier » selon Paul-André Linteau[1]. Copp a poursuivi un temps les travaux d’histoire ouvrière, mais sans rencontrer le succès de son étude sur Montréal[2]. C’est alors que sa carrière prend un tour surprenant, vers l’histoire militaire.

Sa première incursion sur un sujet militaire, une tentative de montrer l’évolution de l’opinion publique avant la conscription de 1917, se fait sous forme de brochure pédagogique[3]. Copp a également entretenu très tôt des rapports avec Sid Wise et Desmond Morton[4].

Vers 1980, l’histoire ouvrière cesse d’être porteuse. Copp se lance alors dans un grand projet d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. L’ambition d’une histoire de masse avec la masse se concrétise avec des anciens combattants plutôt qu’avec des ouvriers. De 1983 à 1985, il publie avec Robert Vogel les cinq volumes de Maple Leaf Route sur les batailles de Caen et de Falaise, sur Anvers et l’Escaut et, finalement, sur les derniers mois de campagne[5]. Fields of Fire (FF) et Cinderella Army (CA) étudient exactement les mêmes objets.

Copp met à profit l’expérience acquise et les contacts établis pour publier plusieurs titres où il perfectionne son approche de l’histoire militaire[6]. Parmi ceux-ci, il faut signaler le résultat de son association avec Bill McAndrew. Battle Exhaustion : Soldiers and Psychiatrists in the Canadian Army, 1939-1945[7] est une analyse de la fatigue au combat, qui s’impose rapidement auprès des spécialistes canadiens et étrangers. Dans un autre livre bien reçu[8], il exhume les rapports de recherche opérationnelle et analyse l’application des méthodologies des sciences sociales, des sciences appliquées et de la médecine à l’amélioration de l’efficacité au combat.

La table est mise : Copp peut passer à une grande synthèse de facture sérieuse dans son deuxième champ d’expertise. Étant donné les travaux précédents, le sujet s’impose : l’expérience des troupes canadiennes à compter du 6 juin 1944.

Sans discontinuer, ces campagnes ont suscité l’intérêt des historiens depuis 1945, y compris un grand courant de révision, avec des auteurs comme Max Hastings, Carlo D’Este, Russell Hart ou John English. Il sortirait du cadre de cette note de revoir cette historiographie, dont les principaux protagonistes sont des historiens britanniques et américains. Qu’il suffise de dire qu’en relatant les opérations, Copp revoit les polémiques impliquant les troupes canadiennes : dans Fields of Fire, il s’agit de la lenteur des opérations autour de Caen et du fiasco de Falaise ; dans Cinderella Army, c’est l’échec à dégager rapidement Anvers et l’incapacité de foncer au coeur de l’Allemagne. Copp tente d’infléchir l’interprétation d’une manière favorable aux Canadiens. Ce faisant, il s’écarte souvent de son projet, car les fautes présumées des généraux l’entraînent dans des considérations stratégiques connues et pas toujours utiles pour comprendre les réactions des soldats. Cinderella Army, où Copp donne raison à certains de ses critiques[9], souffre moins de ce travers que Fields of Fire.

Toutefois, les critiques n’insistent pas assez sur ce qui fait l’intérêt des deux livres : l’approche. Copp est un professionnel trop fin pour poser comme vraie la version des anciens combattants, du simple fait que ceux-ci y étaient. C’est ici qu’un passé d’historien du social compte. Trop d’historiens militaires, et même les meilleurs, refusent d’admettre que l’histoire militaire n’est plus celle d’il y a trente ans. Il est pourtant devenu impossible de faire oeuvre sérieuse sans poser des questions, sans prendre en compte la masse, sans mettre en contexte, sans allonger les durées. Les livres de Copp sont une merveilleuse illustration de ces changements.

Cela débute comme dans toute bonne thèse : le problème est posé en critiquant l’historiographie. Copp s’en prend d’abord brièvement à l’histoire officielle, puis critique longuement les révisionnistes.

L’histoire officielle canadienne en a longtemps imposé par l’érudition. Copp reproche à son principal auteur, C. P. Stacey, sa proximité de l’interprétation officielle britannique, à la fois trop respectueuse du maréchal Montgomery et trop critique des soldats amateurs de démocraties peureuses. Stacey transposerait ces défauts dans l’historiographie canadienne en traitant avec complaisance les généraux, les commandants en chef médiocres que furent McNaughton et Crerar ou un divisionnaire comme Foulkes, et en passant avec trop d’indulgence sur les erreurs du lieutenant-général Simonds, par ailleurs brillant. Stacey adopterait également trop facilement la thèse britannique de la victoire assurée par la supériorité matérielle contre un ennemi moins bien pourvu, mais tactiquement plus sagace, diminuant le brio de la troupe canadienne tout en exagérant celui de l’adversaire[10].

Les révisionnistes imputent la lenteur des opérations et l’échec de Falaise à des déficiences générales dans l’Armée canadienne. Ils ne contestent pas le courage des soldats, pas plus que Stacey d’ailleurs, mais ils sont moins indulgents que l’historien officiel sur les insuffisances tactiques des Alliés, à tous les niveaux. Ils critiquent sévèrement les généraux, y compris Montgomery et Crerar. Chez les révisionnistes canadiens, c’est surtout John English qui est visé. Dans un livre retentissant[11], English soutient que le haut commandement canadien était incompétent, d’où un édifice de recrutement et de formation n’arrivant pas à produire de bons combattants.

Les thèses des historiens officiels comme celles des révisionnistes se rejoignent sur un point : la supériorité tactique des Allemands. Toutefois, en cherchant les causes d’infériorité dans les failles du commandement, les révisionnistes se sont éloignés du récit des combats. Or, aux yeux de Copp, il est inadmissible[12] de reprocher aux combattants canadiens de ne pas savoir se battre aussi bien que les Allemands si l’on ne réexamine pas les combats. D’où la thèse suivante : « les réalisations des Alliés, et spécialement des armées canadiennes en Normandie, ont été grandement sous-estimées et […] la performance de l’armée allemande a été tout aussi grandement exagérée[13] ».

Copp défend la réputation nationale, mais il a suffisamment de métier pour ne pas proposer une explication simpliste. Aboutissant au constat que l’approche révisionniste pèche par ignorance du combat, il utilise les meilleures sources disponibles : les registres des transmissions où sont notés minute par minute les messages échangés entre commandements, qui ont été négligés parce qu’ils sont difficiles à lire, les journaux de guerre et les ordres écrits qui y sont annexés, les entrevues réalisées après les combats par les historiens du programme d’histoire officielle, les rapports de recherche opérationnelle, les rapports de la censure aux armées, les photos aériennes et les cartes militaires, en plus de la connaissance du terrain acquise en explorant les champs de bataille[14].

Pour réfuter les études de Stacey et d’English, il faut par conséquent étudier la masse des soldats plutôt que l’état-major, les longues séries plutôt que quelques anecdotes, et les états psychologiques plutôt que les rapports d’inspection ou d’opération. Cela se traduit ainsi sur le plan de l’écriture : Copp décrit un engagement en commençant par les discussions d’état-major, ensuite les ordres donnés par les brigadiers et les chefs de bataillon, leur transmission par les commandants de compagnie et de peloton, puis il termine en citant des témoignages de non-gradés. Remarquons en passant que Copp manifeste beaucoup d’intérêt pour les brigadiers généraux, par opposition à l’historiographie traditionnelle qui privilégie les commandants de corps, d’armée ou de groupe d’armées. Les chefs de bataillon et les commandants de compagnie ne sont pas loin derrière dans le palmarès de Copp. Ces officiers sont jeunes et n’ont pas servi en 1914-1918. Ils viennent d’une armée d’entre-deux-guerres mal financée et mal équipée. Nombre d’entre eux ne sont pas des réguliers. Quand on rapproche cela des remarques de Copp sur la faiblesse de l’entraînement des subalternes, on n’est pas loin d’en conclure que le système forme mal les chefs, l’hypothèse formulée par English dans Failure in High Command.

Copp intègre évidemment les résultats des recherches sur la psychiatrie militaire auxquelles il a apporté une contribution déterminante, on l’a vu. Bref, il fait preuve de cohérence par une utilisation systématique des sources.

Les apports cumulés de l’histoire orale, des rapports des censeurs et de la psychiatrie servent à éclairer le difficile problème de savoir ce qui se passe dans la tête des soldats. On pourrait aussi parler de la représentation que les soldats se font d’eux-mêmes, pour employer une terminologie à la mode. Pour prendre seulement un exemple, Copp discute d’une manière originale de la question des renforts pour l’infanterie en liant le moral déclinant mesuré grâce aux rapports des censeurs postaux du début 1945 à une étude de 295 cas d’épuisement au combat réalisée par un psychiatre militaire canadien[15]. Et il se sert des rapports de recherche opérationnelle pour valider les témoignages sur l’inefficacité de l’appui aérien, souvent dénoncée par les fantassins.

Il y a cependant une approche que Copp utilise peu : l’histoire comparée. Là, on le prend en faute. C’est que la multiplication des comparaisons fournirait du matériel qui ne soutiendrait pas sa thèse. Malheureusement pour lui, la comparaison est le point fort d’auteurs révisionnistes comme English, ce qui explique que l’Armée canadienne figure assez mal dans leurs livres.

À cet égard, la polémique avec Max Hastings est le résultat secondaire le plus manifeste de l’effort interprétatif de Copp. Alors qu’il publiait Fields of Fire, qui est en quelque sorte une réfutation du Overlord de Hastings, ce dernier récidivait avec un gros livre sur la fin de la guerre en Europe. Dans Armageddon, Hastings compare les armées en présence – allemande, américaine, britannique et canadienne (qu’il distingue assez peu), mais aussi russe. Les conclusions d’Overlord sur la supériorité tactique allemande et la victoire alliée pour cause de supériorité matérielle y sont renforcées[16]. Dans Cinderella, où il étudie aussi la fin de la guerre, Copp reproche à Hastings de ne pas recourir à l’analyse sérielle (CA, p. 10) qui se trouve dans les rapports de recherche opérationnelle et dans les rapports de censure. Une bonne méthode semble conférer ici un avantage.

Mais pas un avantage décisif. Le titre du deuxième volet, « l’armée cendrillon », évoque la transformation par un coup de baguette magique de néophytes – la plupart des Canadiens arrivant en Normandie en 1944 n’ont jamais vécu l’épreuve du feu – en soldats aussi bons que ceux des autres armées en présence. Les historiens critiques n’ont pas acheté le conte merveilleux. Autrement dit, après cinq années d’entraînement, les Canadiens n’étaient toujours pas de bons combattants selon la majorité des analystes, non par manque de courage, mais par incompétence. Ce qui mériterait une bonne explication, mais Copp élude la question[17], parce que sa critique des révisionnistes est lancée de biais, sans confronter ses critiques. Ils étudient les concepts, les camps d’instruction, les grandes manoeuvres, puis comparent entre elles les performances des combattants des différentes armées, tandis qu’il répond par des exploits guerriers soigneusement décrits mais d’une seule armée, de sorte que les thèses opposées ne se rencontrent vraiment jamais. Or, on ne peut s’en tenir à une seule version quand on propose une thèse comme celle que propose Copp, aussi astucieux que l’on soit dans l’utilisation des sources.

Quelle est la raison de cette posture historiographique ? Il est évident que, depuis Maple Leaf Route, Copp a tissé des liens serrés avec les anciens combattants[18]. Ces liens l’ont conduit à des interprétations favorables aux soldats, alors que les hauts gradés sont fréquemment pris en défaut, un peu comme l’historien des travailleurs qui ne trouve rien de bon à dire sur le patronat. Les généraux font spécialement l’objet de la critique de Copp s’ils répondent au profil de l’officier hautain, tel le commandant du IIe Corps canadien, le lieutenant-général Guy Simonds, perçu comme un calculateur froid et distant, tandis que le médiocre chef de la 1re Armée canadienne, le général Crerar, dont l’habileté à l’intrigue est le principal atout, échappe plutôt bien aux reproches. Il est vrai que Crerar fut un défenseur acharné de l’autonomie de l’Armée canadienne contre les tentatives d’interférence britanniques. Tout cela fait que, dans son évaluation des chefs comme dans son préjugé favorable pour les troupes canadiennes, Copp prête le flanc à l’accusation de patriotisme déplacé. Et sa défense de la réputation canadienne, pourtant sophistiquée, échoue.

En résumé, le révisionnisme de Copp se décline sur trois plans : l’historiographie, la méthode et la mémoire. Copp malmène certains canons de l’historiographie, pas toujours à raison ; pour ce faire, il use de méthodes que plusieurs rêvent de maîtriser autant que lui. Malheureusement, l’exercice de reconstruction de la mémoire auquel il se livre ne convainc pas.

Malgré l’échec de la démonstration principale, il ne faudrait pas rejeter en bloc Fields of Fire et Cinderella Army, ne serait-ce que pour l’effort de synthèse qui, comme dans toute bonne synthèse érudite, conduit à de nouveaux questionnements.

Quelques remarques dans Cinderella Army en font foi. Copp déplore que deux thématiques n’aient pas reçu une attention suffisante : le rôle des brigades blindées indépendantes, attachées au soutien des divisions d’infanterie, et les questions du recrutement et de l’entraînement des renforts qui arrivent en grand nombre à la fin 1944. Si la première piste semble étroite (elle pose une question populaire dans les milieux militaires, celle de la coopération interarmes), la seconde a un grand potentiel, car une unité de combat change continuellement de visage, du fait des pertes et des mutations. La fonction d’apprentissage est donc déterminante dans le maintien de l’efficacité. En raison de la complexité de la guerre moderne, il faut développer une énorme organisation « d’instruction » qui a ses ramifications en Grande-Bretagne et au Canada[19]. Copp signale également que si les décryptages Ultra sont maintenant du domaine public, on ne sait pas dans quelle mesure ils ont influencé les opérations terrestres (CA, p. 50)[20].

Le bon maître ouvre des perspectives aux nouvelles générations. Copp n’explore qu’une fraction des kilomètres linéaires de documents disponibles. Il y a beaucoup à parier que ces documents, qui décrivent à peu près tous les aspects militaires et non militaires de la vie d’une nation en guerre, n’ont pas livré tous leurs secrets parce qu’il faudra des dizaines de carrières fructueuses comme celle de Copp pour en venir à bout.

Les lecteurs francophones étaient en droit d’attendre de Copp qu’il éclaire la participation des Canadiens français à la libération de l’Europe, autant que l’a fait, par exemple, Desmond Morton pour 1914-1918. Copp cite bien les histoires régimentaires québécoises, mais la contribution des francophones demeure peu visible dans ses ouvrages. Ici, une comparaison s’impose. Alors qu’en début de carrière, il effectuait des recherches sur l’histoire de Montréal, Copp pouvait compter sur l’appui de collègues québécois qui travaillaient sur des objets proches avec des méthodes comparables. Rien de tel en histoire militaire, car il est tout à fait impossible de trouver des travaux québécois sur les opérations qui tiennent l’épreuve critique. Comme toujours, les absents ont tort.

Il y a peu de découvertes à venir sur l’histoire de campagnes aussi connues que celles de l’Europe de l’Ouest de 1944-1945, mais pour résoudre les problèmes d’interprétation abordés par Copp, il faudra encore plusieurs bonnes monographies[21].

Une méthode maîtrisée, l’amour des archives, la hardiesse des problèmes, de l’empathie bien dosée, pas trop « froidement analytique » comme il le voulait en 1974 (et c’est peut-être un problème), de la cohérence dans l’oeuvre : voilà les caractéristiques d’un bon travail historique qu’il est inspirant de trouver en lisant d’un oeil critique Terry Copp.