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Introduction

L’imaginaire collectif de la communauté québécoise reste marqué par le sort de sa population d’enfants sans famille qui, il n’y a pas si longtemps, s’entassait encore dans ses institutions pour la grande majorité catholique. Le mouvement des Orphelins de Duplessis, qui s’est développé dans les années 1990, ainsi que les nombreux ouvrages et films qui suivirent, ont largement contribué à ramener à l’avant-scène de la mémoire collective le sort réservé aux enfants abandonnés dans les crèches et les orphelinats de la province, notamment après la Deuxième Guerre mondiale[1]. Bruno Roy résume ainsi parfaitement le sort pitoyable que risquait de subir un tout-petit s’il demeurait trop longtemps entre les murs d’une institution :

Tous semblables, les enfants du péché étaient « bloqués » ensemble depuis leur naissance. L’uniformité de leur existence (menu, horaire, entassement dans des salles, absence de stimulation affective et intellectuelle) éteignait leur étincelle de vie. Voilà comment leur détresse commune a pu constituer le fondement de leur présumée arriération mentale[2].

Pourtant, il ne faut pas attendre la Révolution tranquille pour, qu’au Québec, se dessine un mouvement de contestation dénonçant les effets de l’institutionnalisation abusive sur les enfants. Déjà, au début des années 1930, les Soeurs Grises, responsables de la Crèche d’Youville de Montréal, reconnaissent les limites de l’institutionnalisation des enfants :

nous avons devant nous des êtres humains exigeant des soins tout particuliers, des intelligences qui ne demandent qu’à s’épanouir. Or, nous avons constaté, par les adoptions qui ont été faites, que ces petits mioches que l’on croyait quasi idiots avant leur départ, nous revenaient après quelques semaines tout transformés déjà. Il est incontestable qu’ils se développent infiniment plus vite lorsque, sortis des groupes, on les confie à des particuliers qui leur prodiguent les soins qu’ils requièrent. Autrement, contre leur gré et le nôtre, ils seront et resteront peut être des arriérés[3].

C’est donc en regard du sort réservé aux enfants abandonnés dans les crèches qu’est fondée, en 1937, la Société d’Adoption et de Protection de l’Enfance (SAPE) à Montréal. Si d’autres enjeux peuvent motiver la création de cette organisation, telles des considérations concernant le marché noir des bébés, la prophylaxie et la contingence des lieux disponibles[4], il n’en reste pas moins que le but ultime de la SAPE vise le placement hors murs à long terme des enfants seuls, c’est-à-dire : leur adoption.

Cette organisation caritative, incorporée en vertu de la 3e partie de la Loi des compagnies de Québec (sans capital action)[5] et bénéficiant, en tant qu’« institution sans mur », des allocations prévues par la Loi de l’assistance publique[6], représente la première agence canadienne-française de placement en adoption à avoir été officiellement enregistrée. Elle est le fruit inédit d’une collaboration entre les services de placement des trois plus importantes crèches de la métropole, soit ceux dirigés par les Soeurs Grises, les Soeurs de la Miséricorde et les Filles Consolatrices du Divin coeur. La SAPE constitue ainsi la plus imposante des agences de la province, tant sur le plan de la quantité d’enfants qu’elle a sous sa garde qu’en termes d’influence auprès des milieux spécialisés dans le domaine. À partir de 1941, soit un an après les débuts de sa première campagne de publicité, cette agence effectua pas moins de 730 adoptions légales par année jusqu’à sa reconversion en Centre de services sociaux du Montréal métropolitain en 1972, alors qu’elle était encore responsable de plus du tiers des adoptions québécoises.

Si l’historiographie québécoise demeure peu prolixe sur l’avènement de l’adoption comme mesure d’assistance à l’enfance sans famille[7], elle devient muette lorsque vient le temps de l’inscrire dans le récit plus vaste de la mise en place des agences d’aide à l’enfance. Or, cette histoire ne peut manquer de mettre en lumière l’importance fondamentale de la notion du contrôle environnemental au sein d’une réflexion portant sur l’institutionnalisation de la protection infantile. Aussi, dans le cadre de ce numéro de la revue portant sur l’enfermement comme mesure d’assistance, nous nous efforcerons de montrer sommairement comment la SAPE, en tant qu’institution « sans mur », a dû composer avec certains enjeux soulevés par l’avènement du « hors murs » comme nouvelle manière de prise en charge de l’enfance en difficulté.

Notre étude se divise en deux parties. La première, plus théorique, s’attache aux thèmes chers à la régulation sociale en expliquant l’évolution des diverses institutions concernées par notre propos : la famille (et sa contre-norme, l’illégitimité), l’institutionnalisation infantile et sa législation ainsi que le développement des cadres de pensées qui y sont afférents. La seconde se veut plus pragmatique en détaillant les efforts politiques de la SAPE pour améliorer le sort des enfants abandonnés et ses pratiques de placement. L’essentiel de nos sources provient du fonds SAPE du Centre jeunesse de Montréal (CJM). On notera cependant qu’aucun dossier de nature personnelle n’a été repéré[8]. Les archives de la SAPE du fonds Canadian Council on Social Development (MG 28-I10, vol. 238), des Archives nationales du Canada à Ottawa, ainsi que les fonds du ministère de la Justice (E17), du ministère de la Santé et des Services sociaux (E8) des Archives nationales du Québec ont également été consultés. Les Soeurs Grises de Montréal nous ont également donné accès à leurs archives.

Le placement familial et ses enjeux

Les placements intra et extra-muros

Jusqu’aux années 1960, le placement en institution, ou intra-muros, est resté le modèle privilégié de protection infantile au Québec. Les enfants dits « illégitimes » abandonnés (nous reviendrons un peu plus loin sur cette notion), les enfants orphelins sans parenté ainsi que les jeunes contrevenants sont pris en charge par les communautés religieuses ― en association avec l’État ― et placés entre les murs d’établissements qui leur sont dédiés : crèches, orphelinats, écoles d’industrie et de réforme.

Ailleurs au Canada, cependant, la protection infantile demeure sous la responsabilité d’agences laïques mandatées par l’État afin de placer les jeunes sans famille dans des foyers d’accueil ou d’adoption. Ce mode de placement hors murs institutionnalisé en système de protection infantile légalement reconnu, (qu’on appelle extra-muros, ou encore « placement familial ») voit le jour en Ontario à la fin du XIXe siècle, aiguillonné par le journaliste et réformateur social J. J. Kelso. Ces agences, que l’on nomme Children Aid Society (CAS), représentent alors un nouveau mode de protection de l’enfance qui, estiment J. J. Kelso et ses pairs, est plus économique et plus sain pour l’éducation d’un enfant que le modèle traditionnel où le jeune ne peut développer adéquatement sa personnalité et ses sociabilités, tout assujetti qu’il est à la discipline et à la routine du collectif institutionnel. L’État ontarien emboîte le pas au mouvement amorcé par J. J. Kelso et adopte le Children’s Act en 1893, pour le renforcer encore en 1895, et ce, afin de doter les agences d’un pouvoir de tutelle nécessaire à leur mandat protectionniste[9].

Cette mesure amorce la mise sur pied d’un réseau organisé d’aide à l’enfance dans l’ensemble de la province : en 1895, l’Ontario compte vingt-neuf CAS établies sur tout le territoire[10] et quelque quarante-trois de plus en 1910. Si bien que, à l’heure où le Québec emprunte plus que jamais la voie de l’enfermement comme mode de protection de l’enfance démunie, ailleurs en Amérique du Nord se développe celle du placement extra-muros. On voit fleurir un peu partout au Canada des Children’s Aid Societies comme nouveau mode d’assistance. Parmi les huit provinces canadiennes à majorité anglophone, sept adoptent une législation conférant la responsabilité de la protection de l’enfance aux CAS[11].

Bien que le modèle de protection infantile du Québec s’appuie résolument sur un solide réseau d’institutions, la critique soulevée par le mouvement des CAS à l’encontre du placement intra-muros commence à se faire entendre en terre québécoise au début des années 1930. Ainsi, la question de la pertinence du placement familial pour les enfants en difficulté est clairement soulevée en 1933 à l’occasion de la commission Montpetit[12]. Néanmoins, si plusieurs au Québec, tels que les fondateurs de la SAPE, reconnaissent les bienfaits du placement familial, les tenants du modèle institutionnel traditionnel rappellent, en revanche, que les placements extra-muros représentent un risque élevé d’échecs. Le personnel travaillant au sein des CAS est souvent trop peu nombreux ou insuffisamment formé pour s’acquitter convenablement de la sélection et du suivi du placement des enfants, et de trop nombreux foyers accueillent des enfants dans le but de profiter d’une force de travail à peu de frais, si bien que les cas d’abus et de transferts successifs peuvent se révéler fréquents[13]. Mais plusieurs représentants de l’Église, tels que les abbés Saint-Pierre et Bourgeois, y voient également une atteinte aux institutions catholiques et, ce faisant, à l’identité canadienne-française elle-même. La question de l’efficience du placement institutionnel versus celui en famille d’accueil fait ainsi l’objet d’un virulent débat jusqu’à la fin des années 1940, comme l’ont mis en lumière les chercheuses Marie-Paule Malouin, Denyse Baillargeon ainsi que Renée Joyal et Carole Chatillon[14].

Le contrôle de l’environnement : les types de placement et la nature de la tutelle

Mais au-delà du débat avéré relatif au modèle de placement à privilégier, d’autres enjeux de fonds sont à l’oeuvre dans les choix juridiques de la province en matière de protection infantile. Et, un peu comme le fait la pellicule d’un négatif de photographie argentique au contact d’un révélateur, ces enjeux propres au Québec ne sont mis en lumière que lorsqu’on s’attarde aux modalités d’un placement familial bien spécifique : l’adoption. L’adoption, au Québec, entendue dans le contexte d’un placement familial légalement reconnu, soulève alors deux enjeux articulant la problématique du contrôle de l’environnement infantile : le type de placement et la nature de la tutelle.

Le placement intra-muros : ses enjeux pratiques et sa remise en question

Jetons d’abord un coup d’oeil rapide sur les enjeux soulevés par les deux types de placement mis en cause pour assurer la protection des enfants démunis que sont l’intra et l’extra-muros. Rappelons qu’en matière de protection infantile, les gens soucieux du bien-être d’un enfant en difficulté s’attardent sur la qualité de l’environnement dans lequel il est placé puisque le succès de son éducation et de son intégration sociale en dépend. En effet, si l’on estime nécessaire le retrait d’un enfant de son milieu de vie ― que ce soit parce ce qu’il a été abandonné ou parce qu’on juge son milieu inadéquat à la suite de comportements à caractère délictueux ―, c’est idéalement pour le replacer dans un environnement qui, estime-t-on, lui sera plus bénéfique. Mais comment s’assurer de la qualité de ce nouvel environnement sinon qu’en s’efforçant d’en contrôler les différents éléments ? C’est ainsi que la notion du contrôle de l’environnement se traduira différemment s’il est appliqué en institution (intra-muros) que s’il est pratiqué dans un foyer familial (extra-muros).

En ce qui concerne le type de placement à pratiquer, l’institution semble, dans un premier temps, la solution la plus adaptée et, comme nous l’avons vu précédemment, c’est cette voie qu’ont choisi d’emprunter les congrégations religieuses catholiques en lien avec le système juridique de protection de l’enfance du Québec dès la fin du XIXe siècle. Dans le cas du placement intra-muros, les méthodes de contrôle sont simplifiées du fait de la centralisation des variables jouant sur l’environnement. Au sein d’un espace limité, il apparaît plus facile de faire appliquer une règle générale que la direction de l’institution a elle-même établie. En fonction des ressources financières disponibles, la direction jouit tout autant d’un pouvoir de sélection du personnel attaché au soin des enfants, que d’une certaine maîtrise des conditions déterminant l’hygiène physique et nutritionnelle, la rigueur disciplinaire appliquée, le suivi des principes moraux et religieux, etc. Du moins, peut-elle se targuer de l’avoir. Car vers la fin du XIXe siècle, au Canada et aux États-Unis, émergent une série de critiques relatives aux conditions de vie des pensionnaires d’un placement intra-muros. La plus lancinante de toutes, rappelons-le, concerne la capacité de ces pensionnats à produire un individu sain, équilibré et adapté à la société après avoir passé sa vie à suivre la discipline stricte et conformiste pourtant nécessaire au maintien de l’ordre d’une institution hébergeant parfois plusieurs centaines d’enfants. Cette critique, alliée à un souci d’économie, constitue, comme nous venons de le voir avec la croisade de J. J. Kelso, l’argument principal qui justifie le développement d’un autre mode de prise en charge de l’enfance en difficulté : celui du placement familial.

Le placement extra-muros et le développement du casework

Si, entre les deux types de placements, les modalités de prise en charge diffèrent, les préoccupations relatives à la qualité de l’environnement restent similaires. Mais là où, traditionnellement, ces modalités étaient auparavant concentrées en un même lieu, elles apparaissent désormais éclatées dans l’espace et le temps en raison de la multiplication des foyers d’accueil. Le contrôle de l’environnement ne se fait pas aussi facilement. Deux règles essentielles vont alors encadrer la pratique du placement familial néanmoins afin d’assurer un minimum de contrôle sur l’environnement : la « sélection » et la « surveillance ». Dans un premier temps, le mouvement de la charité organisée[15] institue les bases organisationnelles des agences et de leurs enquêteurs sociaux, alors que dans un deuxième temps, la technique du casework (étude de cas individualisée) est proposée comme principal outil pour assurer l’adéquation du placement familial. C’est en ces termes que Gabrielle Bourque explique, en 1943, le recours au casework par les professionnels de la Société de l’Aide à l’Enfance d’Ottawa :

De tout temps on a eu recours au placement d’enfants dans les milieux familiaux. Ce qu’il y a de nouveau dans cette tradition charitable, c’est la sélection scientifique de ces foyers, à la lumière de la connaissance plus expérimentale de l’être humain et des conditions essentielles à son développement progressif. Ces foyers, choisis pour les garanties positives qu’ils offrent, deviennent partie intégrante d’une organisation initiale qui maintient la surveillance des enfants placés dans ces foyers[16].

Au Québec, cependant, l’adoption de la « technique de cas individuel » tarde à s’implanter. Il faut dire que les actions caritatives prodiguées avec dévouement par les communautés religieuses s’appuient depuis quelques décennies déjà sur la Doctrine sociale de l’Église (DSE), une philosophie de l’assistance dont les assises reposent sur une lecture renouvelée des écrits de saint Thomas d’Aquin[17]. Les dimensions clinique et thérapeutique du travail social mises au point par les Nord-Américains (méthodes d’investigation, outils statistiques, approche individualisée) sont ainsi adoptées, mais sont réinterprétées à la lumière des principes de la DSE, du moins jusqu’à la fin des années 1950 : époque où apparaît un discours laïque en rupture avec les préceptes d’assistance enseignés par l’Église[18]. Ce sont donc des savoirs et des méthodes d’investigation, de sélection et de suivi spécifiques – rassemblés sous le terme générique de casework – qui se développent en relation avec ce nouveau mode de gestion de l’enfance en difficulté.

Le placement extra-muros et la tutelle

Quant au second enjeu du contrôle environnemental, la tutelle, il s’inscrit au coeur de la problématique de la protection infantile et représente le préalable – trop souvent négligé – pour assurer une pratique adéquate du casework. Il s’agit, dans le cas d’enfants que l’on juge maltraités ou abandonnés, de définir qui, des parents ou d’un tiers mandaté par l’État, possède la compétence nécessaire et reconnue pour s’occuper d’eux. Cette remise en question de la compétence parentale, qui constitue la pierre angulaire de tout système moderne de protection de la jeunesse, se formule à l’origine chez les réformateurs américains et européens à la suite des premières réflexions associées à l’institutionnalisation des enfants en danger en vue d’assurer une meilleure maîtrise de leur environnement.

Au Québec, cependant, le respect que l’on voue à la notion de puissance paternelle fait obstacle à la prise en charge pleine et entière par l’État de la responsabilité parentale déficiente. Par conséquent, seuls les enfants ayant commis une offense grave (relevant alors du Code criminel) ou étant considérés comme « sans parent » sont susceptibles de bénéficier d’une tutelle tierce[19]. En effet, dans le cas des enfants sans famille, il apparaît aisé d’assurer une tutelle substitue par l’État ou un de ses mandataires car il n’y a tout simplement pas de puissance paternelle à contourner, les parents légitimes s’avérant absents. Voilà précisément le cas de figure que l’on retrouve, au Québec, avec le placement en adoption.

L’exception québécoise : la loi d’adoption, de 1924-1925 à 1969

En effet, la loi d’adoption québécoise, et ce, de 1925 à 1969, a ceci de particulier qu’elle ne s’adresse qu’aux enfants totalement orphelins (ou dont les parents sont irrémédiablement privés de raison) ou, encore, « illégitimes ». Ces derniers, que l’on nomme également « enfants trouvés » ou « enfants naturels », sont dits tels parce que leurs parents ne sont pas époux l’un de l’autre. Le Code civil du Québec ne reconnaît donc pas les mêmes droits à un enfant né de parents légitimement mariés qu’à un enfant issu d’une union illégitime. Un enfant naturel, notamment s’il n’est pas reconnu[20] par ses parents, ne peut donc pas compter, de droit, sur leur protection. C’est à peine s’il peut requérir les conditions minimales essentielles à sa stricte survie. Remarquons toutefois que la discrimination juridique et sociale à l’égard de l’enfant illégitime n’est pas spécifique au Québec. Les autres provinces du Canada, ainsi que plusieurs pays de l’Europe, dont la Grande-Bretagne et la France, réservent un traitement similaire à leurs enfants naturels. De même, le sort des mères dites « naturelles » n’est guère plus enviable. Beaucoup, sous les pressions sociales et économiques, se voient contraintes d’abandonner leur bébé[21]. Dans le cas du Québec, il faut attendre 1981 pour voir le retrait total du Code civil de cette marginalisation statutaire.

La loi d’adoption initiale de 1924 n’était cependant pas si restrictive et autorisait l’adoption de tous les enfants jugés en difficulté. Elle est cependant substantiellement amendée en 1925 afin, notamment, de proscrire l’adoption de jeunes par des concubins ainsi que le placement d’enfants légitimes dont l’un des parents s’avère toujours vivant[22]. À partir de 1925, les parents adoptants doivent donc être mariés entre eux et partager tous deux la même religion que l’adopté, alors que seul un enfant « sans filiation », c’est-à-dire illégitime ou complètement orphelin, peut espérer bénéficier des bienfaits d’un placement en adoption. La nouvelle mouture de la loi institue donc une discrimination basée sur le statut civil.

Il faut dire que cette ségrégation permet de préserver la notion de patria potesta, une conception présente dans le Code Napoléon qui aura largement inspiré les Commissaires chargés de la codification du Code civil du Bas-Canada dans leur rédaction du chapitre portant sur la Famille[23]. Cette notion est par ailleurs constitutive du modèle institutionnel de la Famille promue par l’Église catholique où les rapports entre les membres sont médiatisés par la figure centrale du père légitime. Cette conception instituée de la Famille sera d’ailleurs reprise par la DSE dès la fin du XIXe siècle.

L’enfant « sans famille », démuni de parent légitime, peut donc, aux yeux de l’Église et de l’État, bénéficier d’une tutelle tierce justement parce qu’il n’y a pas de puissance paternelle à contourner. Ironiquement, les enfants illégitimes, marginalisés de la société tant par le système juridique que par les pratiques sociales en général (ils constituent notamment une cible idéale pour un marché noir des bébés), se retrouvent pratiquement les seuls à pouvoir profiter d’un placement extra-muros d’autant plus bénéfique qu’il se veut permanent. Exclus de la société civile, c’est ce même statut hors normes qui les autorise à bénéficier de la protection d’une tutelle tierce et, le cas échéant, à réintégrer cette même société civile grâce à l’adoption.

En définitive, là où, ailleurs au Canada, l’ensemble des enfants en difficulté peuvent bénéficier d’une protection d’État, le système de protection infantile du Québec institue une fracture fondamentale puisque, dans ce bassin de jeunes n’ayant commis aucun crime, seuls les enfants sans famille sont susceptibles de bénéficier d’une tutelle tierce et d’un placement hors murs. Tous les autres enfants, ceux que l’on nomme alors les « légitimes », ne peuvent compter sur une protection efficace de l’État[24], pas plus qu’il ne peuvent espérer un placement hors murs[25] (que ce soit un placement familial ou une adoption) car ils sont réputés bénéficier de la protection de leurs parents, même si plusieurs sont, dans les faits, maltraités ou négligés par leur famille ou, encore, à toutes fins utiles, placés puis oubliés dans une institution. Même si le placement extra-muros légalement reconnu existait auparavant au Québec, c’est cependant à travers l’adoption que se développera et se généralisera les techniques et les pratiques propres à ce mode de protection infantile : le placement en milieu familial.

La SAPE et la protection des enfants sans famille

Les facteurs associés au contrôle environnemental d’un placement, tels qu’expliqués précédemment, se retrouvent conséquemment mis en jeu tout le long de l’histoire de la SAPE dont la mission première consiste, rappelons-le, non seulement à placer des enfants en adoption mais, ultimement, à protéger l’ensemble des jeunes en difficulté grâce, notamment, à la formation d’un « Bureau central[26] ». En février 1938, Me Coderre, l’avocat et le conseiller juridique attitré de la SAPE, explique au secrétaire provincial les buts de la nouvelle agence :

par les pouvoirs qu’elle a obtenus par sa charte, cette Société a un champ d’action beaucoup plus étendu que celui de l’adoption légale, je veux dire la protection de l’enfance sous toutes ses formes et la Société entend bien, avec l’assentiment du Gouvernement Provincial, se prévaloir des prérogatives qui lui ont été conférées. […] [I]l s’agit, pour elle, non seulement d’encourager l’adoption légale, mais aussi, et je pourrais dire surtout, de préparer cette adoption en protégeant l’enfance par tous les moyens possibles mis à sa disposition[27].

Pour assurer le placement familial adéquat des enfants qu’elle a sous sa protection, la SAPE va ainsi développer ses propres méthodes de sélection et de suivi des foyers d’accueil. S’inspirant de la technique du casework, elle va graduellement mettre en place une procédure standardisée des adoptions qui connaîtra sa forme la plus aboutie dans les années 1960.

Mais si l’évolution des normes et des pratiques représente l’aspect historique le plus apparent du processus d’adoption, la question de la tutelle demeure une notion préparatoire essentielle à une démarche standardisée d’adoption.

La reconnaissance d’un pouvoir de tutelle aux agences de placement

Il ne suffit pas de reconnaître que le but d’une agence de protection infantile consiste à protéger « l’enfance par tous les moyens possibles mis à sa disposition » : encore faut-il lui assurer un pouvoir de tutelle conséquent.

La SAPE et la Provincial Juvenile Welfare Conference (1939-1944).

Au début des années 1940, la SAPE, aiguillonnée par le dynamisme de son directeur Léandre Lacombe (1939-1946) et une douzaine d’autres organisations québécoises de diverses allégeances religieuses et intéressées par le bien-être des enfants[28] alertent les autorités gouvernementales sur les dangers de l’absence d’une tutelle tierce. L’objectif de cette nouvelle association, la Provincial Juvenile Welfare Conference (PJWC), consiste à faire voter une loi-cadre sur la protection des enfants, un peu selon les modèles des CAS adoptés par les États-Unis et les autres provinces du Canada. Aucune loi ne reconnaît au Québec le rôle de tuteur aux agences caritatives attachées au bien-être des enfants sans famille puisque les lois ne concernent que les organismes intra-muros. En ce qui a trait à la tutelle des enfants seuls en particulier, la législation qui remonte à 1801 ne s’adresse qu’aux communautés religieuses attachées aux trois hôpitaux généraux de l’époque, soit ceux de Québec, Montréal et Trois-Rivières[29]. Les agences hors murs pratiquent une tutelle dite « de fait ». Sans possibilité de recourir à un bref d’habeas corpus, leurs actions de surveillance et de contrôle de la circulation de l’enfance abandonnée restent inefficaces, laissant libre champ aux marchés noir et gris des enfants illégitimes[30]. Peu de temps après sa fondation, la SAPE a contourné cette mesure en demandant aux trois communautés religieuses montréalaises qui lui étaient rattachées de lui déléguer leur pouvoir de tutelle par le biais d’une lettre de consentement[31].

Les demandes de la PJWC concernant les pouvoirs tutélaires sont donc soumises au ministère de la Santé et du Bien-être social au printemps 1940, qui rédige alors deux versions de la loi. Après discussions, la variante « B[32] » est retenue et spécifie plus clairement les pouvoirs impartis aux deux principales confessions de la province, les catholiques et les protestants[33]. Le projet de loi « B » consiste à reconnaître légalement une tutelle « de fait » déjà exercée par des agences sociales et à leur conférer des pouvoirs conséquents à ces responsabilités. Il leur attribue un droit de puissance paternelle et de tutelle sur les enfants illégitimes abandonnés et les charge, dans un territoire déterminé, du soin, de l’éducation, de l’instruction, du placement familial ou industriel et de l’adoption de ces enfants. Ces responsabilités sont secondées par un pouvoir d’enquête auprès des foyers et des institutions hébergeant des enfants sans famille ainsi que par la possibilité d’avoir rapidement recours à un bref de possession. Enfin, une série de mesures décrivent les modalités de contrôle des pratiques d’adoption et de placement, qu’elles limitent aux seules agences accréditées, allant de la publicité pour l’adoption, à l’enregistrement des naissances illégitimes, en passant par le suivi des foyers de placement jusqu’au maintien d’un registre centralisé des agents visiteurs de ces foyers. Ces sociétés protectrices restent sous la dépendance d’un délégué du lieutenant-gouverneur et de l’autorité ecclésiastique de leur confession[34]. Tous les membres d’une société doivent être de la langue et de la religion des enfants à charge. Cependant, seules les langues anglaise et française sont reconnues et les religions catholique romaine et protestantes. (La version « A » du projet ne détaillait pas ces questions de langues et de religions[35], mais comprenait, en revanche, une clause mettant à l’abri d’une surveillance externe les crèches et les maternités tenues par les communautés catholiques[36].)

En juin 1940, ce projet est soumis à l’archevêque de Montréal Georges Gauthier qui, selon son chancelier Albert Valois, « approuve ce projet », ajoutant « qu’il serait heureux de le voir passer tel quel, au cours de la présente session. Ce projet de loi cherche à guérir d’une façon radicale un mal dont nous avons à nous plaindre grandement ici, à Montréal[37]. » Quelques mois plus tard, les fonctionnaires travaillent à la rédaction d’une autre version susceptible de conférer plus de contrôle au gouvernement de manière à « surveiller les sociétés protectrices de l’enfance et [à] régler les différends qui peuvent s’élever entre elles[38] ». Il faudra cependant attendre 1944 avant qu’un ensemble de lois relatives à la protection infantile soient votées à l’Assemblée législative à la suite de la Commission d’assurance-maladie de Québec, dite commission Garneau[39].

La commission Garneau et l’échec de la question tutélaire

Soucieux de préparer adéquatement l’après-guerre et de répondre plus particulièrement à la question sanitaire, le gouvernement libéral d’Adélard Godbout institue, en 1943, une commission axée sur la question du régime hospitalier[40]. Les commissaires de la commission Garneau auront la tâche d’enquêter sur « le problème des garderies et de la protection de l’enfance en général[41] ».

La question tutélaire, ainsi que celle de l’enfermement comme mode d’assistance à l’enfance en besoin de protection en générale, sont donc remises à l’ordre du jour. En janvier 1944[42], la SAPE en profite pour déposer devant les commissaires un dossier d’une cinquantaine de pages relatant les diverses démarches entreprises jusque-là concernant la tutelle tierce et celle de l’enfermement asilaire des enfants en difficulté en école d’industrie[43]. Le document, relevant des principes énoncés par le Rapport de Genève[44], insiste sur l’importance de privilégier un travail de casework auprès des membres de la famille de l’enfant afin de préserver son foyer, plutôt que de céder au vieux réflexe de l’enfermement. Ces principes serviront d’ailleurs de guides à l’ensemble du travail des commissaires[45] alors que les avis de la SAPE concernant la protection de l’enfance feront l’objet de sérieuses considérations au sein du ministère de la Santé et du Bien-être social[46].

Au terme du processus, la question tutélaire et celle du placement des jeunes en écoles d’industrie sont intégrées dans un nouveau corpus législatif composé de quatre lois[47]. Sanctionnée le 3 juin 1944, la Loi concernant la Protection de l’enfance[48] organise la question tutélaire. Elle planifie la fondation de sociétés protectrices contrôlées par l’État et institue une surveillance, voire, le cas échéant, une tutelle tierce des foyers où l’on retrouve des enfants en difficulté indépendamment de leur statut civil. La loi crée un Conseil supérieur de la protection de l’enfance comme instance de consultation auprès du lieutenant-gouverneur qui reste responsable de la tutelle, ce Conseil étant composé de douze membres : deux protestants, dix catholiques dont trois délégués de l’Assemblée des évêques[49].

Malheureusement, ainsi que l’ont montré les chercheurs Dominique Goubau et de Claire O’Neill[50], les espoirs soulevés par la commission Garneau sont rapidement anéantis et ses recommandations aboutissent, à la fin de l’année 1944, à un échec quasi complet. Malgré une résolution endossée par différents organismes ― dont la SAPE ― à la fin de l’année 1945 demandant de hâter l’application de la loi de la protection de l’enfance[51], la commission est démantelée et les lois mises à l’écart au retour du gouvernement de l’Union nationale de Maurice Duplessis[52].

Dans la chaude lutte que se livrent les forces réformatrices et conservatrices au sein de l’Église et, plus largement, de la société québécoise, les plus réfractaires au changement s’imposent et ces quatre lois, quoique sanctionnées, ne seront jamais mises en application[53]. La question tutélaire des agences de placement est définitivement écartée alors que celle concernant l’enfermement comme mesure de protection infantile par le recours, notamment, aux écoles d’industrie entrera en hibernation pendant une demi-douzaine d’années.

C’est en 1950 qu’est adoptée la Loi relative aux écoles de protection de la jeunesse[54] à la suite d’un rapport rédigé par un comité créé par le gouvernement en 1947 pour enquêter sur la délinquance juvénile. Si la loi attribue davantage de ressources matérielles à ces écoles, le nouveau texte n’en reste pas moins centré sur l’institutionnalisation des enfants comme mesure de protection.

Cependant, des modifications subséquemment apportées à cette loi en 1951 permettent le placement d’un enfant en foyer d’accueil ou sa garde en liberté surveillée, entraînant l’année suivante, l’attribution d’un pouvoir d’enquête à certaines sociétés de placement. Ces nouvelles dispositions amènent, selon la juriste Renée Joyal, « une certaine reconnaissance légale des divers organismes de bienfaisance oeuvrant dans le domaine de la protection de l’enfance[55] », réalisant en partie les voeux que la SAPE avait formulés au début de sa fondation. Mais si l’on reconnaît aux sociétés un pouvoir d’enquête, nombre de ces agences devront cependant se contenter d’une garde « de fait » en matière de tutelle. Au terme des années 1950, le président du Comité interdépartemental sur l’enfance (désigné par l’article 63 de la Loi de l’assistance publique de 1957), Edgar Guay, estimera ainsi que

Des sociétés d’adoption et agences sociales […] placent des enfants en adoption dans les familles. Elles ont mis sur pied des procédures fort louables et très utiles qui font coutume, semble-t-il. Mais ni les sociétés et agences, ni leurs procédures ne sont reconnues par la loi. Pour plusieurs, l’autorisation de faire des adoptions leur vient uniquement de leur charge d’incorporation en vertu de la loi des compagnies[56].

Ce n’est qu’en 1969 que la réforme de la Loi de l’adoption rendra l’intervention des sociétés de placement nécessaire et incontournable dans le processus menant à l’adoption d’un enfant.

Après les espoirs déçus de la commission Garneau, la SAPE va resserrer ses objectifs d’assistance. À la suite de difficultés financières et de mésententes au sein de la direction, l’abbé Lacombe est remercié et, sous la gestion d’un nouveau directeur, l’abbé Paul Contant (1946-1958)[57], la SAPE délaisse son intention initiale d’instaurer un « bureau central » assurant la protection de l’ensemble des enfants en danger pour dorénavant investir ses efforts dans l’organisation même de l’adoption.

Il est d’ailleurs permis de se demander si les apories de la question tutélaire ainsi que la contraction du mandat de la SAPE, à partir de 1946, aux activités d’adoption sans égard à sa mission généraliste de protection de l’enfance formulée à l’origine, n’ont pas donné lieu à des répercussions s’étendant bien au-delà des politiques internes de l’Agence. En effet, l’abbé Lacombe parti, on peut se demander si l’absence d’un intendant convaincu de son mandat protectionnel à l’égard de tous les jeunes sans famille de la province n’aurait pas favorisé l’apparition et le maintien du phénomène des Orphelins de Duplessis.

« Un foyer pour chaque enfant » : le casework et les pratiques de placement

Si l’octroi légal d’une tutelle substitue permet de contrôler l’agent responsable de la protection d’un enfant en besoin, la technique du casework en représente la manière. L’ensemble des moyens mis en oeuvre pour parvenir à un placement adéquat se subdivise en deux composantes : d’une part, la standardisation d’une marche à suivre, c’est-à-dire les étapes essentielles à respecter pour aboutir à un placement réussi (il est alors question de procédures d’enquête, de constitution des dossiers et de suivi des placements) ; d’autre part, les critères de sélection proprement dits qui concernent tout autant les parents requérants que les enfants présentés en adoption. Les deux composantes sont étroitement liées sans pour autant être assimilables. Et l’une et l’autre seront modifiées à la faveur des avancées de la psychologie, de l’évolution du marché de l’adoption ― une donnée propre au Québec et aux autres régions catholiques ― et des ressources humaines et matérielles dont dispose la SAPE.

Le casework et la standardisation d’une procédure

En 1944, l’assistant-directeur du département du Service social de l’Université Laval, Roger Marier, écrivait :

Il n’y a pas de sosie en ce monde. […] Devant la diversité et le nombre des facteurs humains et circonstanciels qui déterminent le bonheur ou le malheur des expériences individuelles et par suite la nature de la personnalité, on ne peut pas ne pas réaliser que les individus sont toujours différents les uns des autres[58].

La philosophie du casework y est tout entière résumée. Chaque enfant possède une histoire propre et a des besoins particuliers. Si l’on veut lui venir en aide, il importe d’abord et avant tout de le connaître et de tenir compte de ses besoins spécifiques.

La théorie de l’assistance à l’enfance s’appuie également sur un autre principe :

c’est la famille qui peut le mieux donner à l’enfant normal tout ce dont il a besoin pour se développer et atteindre l’équilibre de la maturité. À l’enfant normal en quête de gîte, il faut une famille qui satisfera à ses besoins particuliers[59].

Cette dernière notion connaîtra une véritable popularité pendant le directorat de Pierre Hurteau, dans les années 1960. L’abbé Hurteau en fera d’ailleurs le slogan de la SAPE en déclarant à La Presse, en 1963 : « Vidons les crèches ! […] C’est le devoir et la responsabilité de toute la communauté humaine de trouver un foyer pour chaque enfant[60]. »

Les agences de placement américaines et canadiennes-anglaises, qui s’appuient sur plusieurs décennies d’expérience dans le domaine, estiment ainsi qu’un organisme prétendant répondre à la définition d’une société de protection et de placement de l’enfance doit offrir quatre types de services essentiels : 1. la sollicitation et l’investigation de foyers susceptibles de recevoir des enfants ; 2. la sélection adéquate des foyers de placement et des enfants en besoin de protection de manière à garantir leur adaptation mutuelle ; 3. la supervision des foyers choisis ; 4. la tenue à jour des dossiers qui doivent, par ailleurs, rester confidentiels[61].

Les pratiques de la SAPE, surtout au cours de ses vingt premières années d’existence, ne répondent cependant qu’en partie à ces critères. Qui plus est, on met plus de dix ans avant d’officialiser les pratiques du processus d’adoption. En 1949, à l’occasion de la rédaction de son mémoire de maîtrise portant sur les refus des demandes d’adoption par la SAPE, Monique Perron a dû au préalable s’entretenir avec le directeur Paul Contant pour « connaître les principes actuels qui inspirent l’action de l’agence[62] ». Son travail constitue donc « le premier document à établir en blanc et noir la politique de la S.A.P.E.[63] ». De l’aveu du directeur, le libellé même des dossiers laisse à désirer[64], un problème très certainement aggravé par l’absence d’une procédure claire en matière de placement. Difficile dans ces conditions d’exercer un degré de maîtrise satisfaisant sur l’ensemble du processus sélectif comme le recommandent les agences anglophones, telles que le Canadian Welfare Council et le United States Children’s Bureau.

Il faut noter qu’à l’origine des pratiques d’adoption de la SAPE se trouvent des objectifs qui répondent à la problématique propre à l’adoption québécoise. Certes, à l’instar des autres régions de l’Amérique du Nord, la société québécoise doit composer avec la menace du marché noir et du marché gris de ses enfants sans famille. Cependant, elle est aux prises avec un double problème : un surplus d’enfants abandonnés et adoptables ainsi qu’une surpopulation d’enfants institutionnalisés dont un trop grand nombre le sont depuis leurs premiers jours, avec les conséquences que l’on connaît. Cet excédent d’enfants représente un phénomène spécifique à la province québécoise catholique. Sachant que le taux des naissances illégitimes au Québec n’est pas une donnée significative (puisqu’il se compare avantageusement à la moyenne nationale), l’historienne Karen A. Balcom estime alors qu’il y a essentiellement deux facteurs pour expliquer ce phénomène[65]. D’abord, la loi d’adoption québécoise, qui impose que l’enfant et les parents adoptifs partagent la même foi, introduit une ségrégation religieuse qui a pour conséquence de limiter le bassin de requérants aux seuls catholiques du pays dont la grande majorité se trouve concentrée dans la province du Québec. Ensuite, un taux d’abandon élevé des enfants par les mères naturelles que l’on peut estimer à plus de 80 % pour la période précédant les années 1950, et qui descend à environ 66 % dans le courant des années 1950[66]. Sachant que les mères naturelles du Québec subissaient d’importantes pressions sociales et économiques pour qu’elles se départissent de leur bébé, K. Balcom explique encore ce haut taux d’abandon par la confiance de ces mères dans le système institutionnel, le principal régime d’assistance, sinon le seul, qu’elles et leurs parents connaissent alors[67]. À ce facteur, nous pouvons ajouter l’ascendant du système juridique québécois qui autorise la mère à abandonner son enfant illégitime, contrairement à la législation anglaise qui tient la mère responsable de son enfant. Le marché de l’adoption est donc en faveur des adoptants[68], ce qui est complètement à l’opposé de la réalité du reste du continent nord-américain. Cette tendance ne se renversera qu’à la toute fin des années 1960. Forcément, les pratiques d’adoption de la SAPE sont ajustées à cette réalité plutôt que modelées par une standardisation qui lui est en partie étrangère.

Le problème de la standardisation de la procédure s’améliorera au cours des années 1950, mais l’abbé Pierre Hurteau, directeur de la SAPE de 1958 à 1972, entreprendra de rédiger, en collaboration avec Gilles Lacroix du Centre de service social du diocèse de Trois-Rivières, un document sur les « normes relatives aux pratiques d’adoption[69] » seulement au début des années 1960. Cette sorte de « bible » de l’adoption, pour reprendre les mots de l’abbé Hurteau, voudra « servir de guide et de modèle à la pratique, […] donner des règles concrètes à l’action, […] assurer enfin un appui à ceux qui s’occupent d’adoption[70] ».

L’évolution des critères de sélection des familles adoptives

La SAPE tente tout de même de respecter son double mandat : la protection des enfants et leur placement en milieu familial, celui-ci étant censé assurer le succès de celle-là. La figure 1, page suivante, montre l’évolution du nombre des placements en milieu familial enregistrés par la SAPE, de 1937 à 1972[71].

Outre la procédure minutieuse présidant à la constitution d’un dossier de cas, les démarches en vue de trouver de bons foyers aux enfants doivent également être fondées sur des critères de sélection spécifiques. Ne devient pas parent adoptif qui veut. Seul un certain nombre parmi les requérants est jugé apte[72]. Avec les années, et au fur et à mesure que s’imposent les théories freudiennes, les sociologues de la famille soutiennent l’importance des rôles parentaux dans la formation d’un Moi équilibré des enfants. La notion de la Famille idéale à laquelle se mesurent les couples requérants n’est donc pas un étalon statique. La logique sous-jacente à la définition de cet idéal évoluera, en effet, de concert avec la société québécoise.

Figure 1

Évolution du nombre des placements adoptifs à la SAPE, 1937-1972

Évolution du nombre des placements adoptifs à la SAPE, 1937-1972

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Ainsi, dans les années 1940, la SAPE, à l’instar des agences d’adoption américaines des années 1920 et 1930, dirige son attention sur des critères de sélection dits « extérieurs », c’est-à-dire les attributs les plus évidents d’une famille répondant aux normes de l’époque[73]. Le couple idéal québécois est donc marié et catholique romain pratiquant. Le futur père adoptif occupe un emploi honnête et peut assurer à la maisonnée de bonnes conditions matérielles ainsi que la stabilité financière. Le personnel de l’Agence prend toutefois soin de questionner les parents sur les raisons qui les motivent à poser leur candidature. En effet, le marché de l’adoption étant en faveur des adoptants, il s’avère aisé de concevoir l’adoption selon les intérêts des parents requérants plutôt que de ceux des enfants. Il n’est donc pas facile pour la SAPE, surtout à ses débuts, de faire comprendre aux futurs parents que malgré les apparences, l’adoption n’en demeure pas moins centrée sur l’intérêt de l’enfant.

Je revois encore, écrit le directeur Lacombe en 1944, ce gros monsieur, arrivant à mon bureau, il y a à peine trois ans, tout offusqué de voir que pour la petite qu’il est allé chercher sous de fausses représentations, dans une de nos maisons, je revois ce monsieur tout étonné de constater que pour cette petite on avait un idéal plus élevé que la hauteur de ses chaudrons[74].

Le personnel de la SAPE reste ainsi particulièrement suspicieux lorsque les demandes visent l’adoption d’un enfant de plus de dix ans, car plusieurs requérants sont « désagréablement surpris de nos exigences quand nous leur demand[ons] de servir d’abord l’enfant avant de penser à s’en servir[75] ».

Au cours de la décennie suivante, viennent s’ajouter des critères sur la condition physique des requérants qui, dorénavant, doit être attestée par un certificat médical récent. Les infirmités physiques, telles que la surdité, sont motif de rejet. « Car si la responsabilité première de l’organisme est de prévenir la rupture des liens familiaux, elle est aussi de procurer à l’enfant une vie saine, dans un milieu physiquement sain[76]. » De plus, l’âge des parents ne doit pas dépasser 45 ans s’ils souhaitent adopter de très jeunes enfants, entendu qu’il faut « songer à l’âge atteint par les requérants, quand le bébé qu’ils désirent adopter aura vingt ans ». (Les agences américaines, elles, s’entendent sur une limite d’âge variant de 35 à 40 ans[77].) L’environnement et les conditions socio-économiques demeurent essentiels, mais leur importance est nuancée et précisée. La souplesse est de mise si l’on ne veut pas s’aliéner une trop grande partie des requérants. En revanche, on reste ferme en ce qui concerne la religion et le statut civil des requérants. Les refus le sont sur la base de l’accumulation de plusieurs facteurs. Mais les questions associées à la religion et au statut civil constituent à elles seules des raisons suffisantes pour rejeter une demande[78]. Les parents doivent être mariés, catholiques romains et pratiquants, comme doit en faire foi une lettre du curé de la paroisse fournie par les requérants.

On note cependant l’émergence d’un nouveau type de critères, soit la stabilité émotionnelle et la santé mentale. « Plusieurs requérants sont inspirés par un amour vrai des enfants et un désir réel de fonder une famille[79] », explique Monique Perron. Mais « différente sera l’attitude des époux envers l’enfant qu’ils réclament si l’application est formulée » pour des motifs étrangers à cette fin, tels que l’accomplissement d’un acte propitiatoire, la recherche d’un dérivatif à l’ennui, le remplacement d’un enfant décédé, la consolidation d’un mariage, le remède à la dépression et la névrose ou même la quête d’un compagnon pour un premier enfant légitime. L’auxiliaire social doit donc partir « à la découverte des causes exactes qui inclinent les parents à adopter un enfant », de peur que « des relations naturelles entre les parents et l’enfant » ne puissent s’établir.

Enfin, les années 1960 sont marquées par un renversement explicite des valeurs. L’équilibre affectif des conjoints, leurs valeurs spirituelles, la qualité relationnelle entre les membres de la famille, leur capacité à faire face à l’adversité et à concevoir des compensations positives, de même que la nature des mobiles motivant la requête, deviennent des critères de sélection fondamentaux. Le sentiment de sécurité affective, de stabilité, l’assurance d’être aimé et apprécié pour soi, la certitude rassurante d’appartenir à une famille sont pour l’enfant des biens plus importants que l’aisance et le bien-être matériel[80]. La relation mutuelle des époux prend ainsi une dimension capitale. Les couples requérants doivent partager une intelligence de vue sur tous les points fondamentaux de l’existence, y compris en matière de relations sexuelles, qui représentent dorénavant l’extension naturelle d’un accord affectif. Les convictions religieuses demeurent cependant un critère très important. Elles attestent de la pratique d’une vie équilibrée en offrant aux individus une échelle de valeurs à laquelle mesurer la conduite de leur vie. Les couples dits « mixtes », dont les époux ne partagent pas la même foi religieuse, voient donc leur demande refusée[81]. Enfin, la santé, la situation économique, le statut social, l’âge des requérants, le fait que la femme travaille ou non à l’extérieur du foyer, les conditions de logement et le voisinage sont des critères dont il faut tenir compte, mais qui sont dorénavant considérés comme des « facteurs secondaires ».

Finalement, les critères de sélection des familles adoptives auront évolué en fonction du milieu familial considéré alors comme l’environnement le plus approprié pour recevoir un jeune sans famille. Fortement influencée par la technique du casework, la SAPE, malgré bien des lacunes, n’en aura pas moins oeuvré à mettre en place des modalités de sélection et de suivi des dossiers spécifiques au mode de placement extra-muros.

Figure 2

Proportions des enfants réservés : évolution des lieux de vie initialement prévus par les mères naturelles qui réservent leurs enfants à la SAPE, 1960-1972

Proportions des enfants réservés : évolution des lieux de vie initialement prévus par les mères naturelles qui réservent leurs enfants à la SAPE, 1960-1972

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À la toute fin des années 1960, c’est d’ailleurs toute la société qui aura modifié son regard sur le placement institutionnel. Les mères naturelles, notamment, bravant les pratiques traditionnelles consistant à laisser leur bébé illégitime en crèche, se feront de plus en plus nombreuses à tenter de le garder auprès d’elles, ainsi qu’on peut le voir à la figure 2[82].

Cette désertion institutionnelle constitue ainsi l’un des principaux facteurs amenant les crèches de la SAPE à fermer leurs portes au tournant des années 1970.

Conclusion

Nous voulions illustrer, en quelques pages, comment les enjeux du contrôle environnemental se sont manifestés à l’occasion d’un passage d’une pratique d’assistance intra-muros à celle d’une méthode de soutien extra-muros. Alors que le modèle traditionnel basé sur l’enfermement institutionnel nécessite des méthodes logistiques et disciplinaires spécifiques capables d’assurer le bon fonctionnement d’un collectif d’enfants – de la crèche à l’école de réforme –, l’avènement d’agences de placement en milieu familial a suscité le développement d’approches totalement nouvelles.

Au Québec, l’histoire de la SAPE illustre bien l’évolution de ce type d’assistance qui s’est popularisé avec la pratique de l’adoption, mettant en lumière, d’une part, les apories de la tutelle tierce dans le système juridique pour toute la période étudiée et, d’autre part, l’importance du développement d’une standardisation des pratiques susceptible d’assurer un choix et un suivi adéquats des placements.

La question de la tutelle en placement familial aura notamment été soulevée à l’occasion de la commission Garneau, révélant un schisme majeur dans la prise en charge de l’enfance en difficulté puisque seuls les jeunes sans famille pouvaient bénéficier d’une tutelle substitue. Cependant, l’échec quasi complet des revendications de la commission amènera la SAPE à se replier sur l’autre aspect de l’assistance hors murs : l’adéquation du placement. La pierre angulaire de la régulation du placement infantile qu’il soit intra ou extra-muros – reposant sur la maîtrise du milieu auquel sont assujettis les enfants, la SAPE se sera efforcé de faire correspondre ledit milieu à l’idéal alors en vigueur, soit en fonction des postulats sociaux, éducatifs et moraux de l’époque.

Pour arriver à ses fins, la SAPE se sera appuyée sur l’expérience des CAS et de leur technique privilégiée de gestion du placement hors murs, le casework. Néanmoins, elle ne sera parvenue bien souvent qu’à appliquer de manière partielle les principes et les savoirs qui en sont issus. Cela s’explique en partie par le manque de ressources humaines et financières certes, mais surtout parce que la SAPE se voyait pressée par l’urgence de sortir les enfants des crèches, répondant en cela à un marché québécois de l’adoption contraire à celui ayant court ailleurs en Amérique du Nord. Malgré ses lacunes, cette agence montréalaise aura, par conséquent, largement contribué à la désinstitutionnalisation de jeunes autrement voués à passer leur enfance entre les murs du réseau institutionnel de la province.