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«Nulle terre sans seigneur», dit l’adage. Employée à maintes reprises pour décrire la France d’Ancien Régime, l’expression prend également tout son sens en ce qui concerne le monde rural laurentien. Nous sommes alors tenté de poser la question, « Nulle seigneurie sans seigneur ? » Si la propriété de la terre, en Nouvelle-France comme en France, existe presque exclusivement à l’intérieur du cadre seigneurial, la présence des seigneurs sur leur fief ne constitue pas pour autant un phénomène généralisé. De toute évidence, en dépit de la persistance de l’image d’Épinal du seigneur dans son manoir à proximité de ses censitaires[2], la résidence n’est pas systématique, apparaissant peut-être même comme l’exception. « Il n’y a pas de terre sans seigneur et ce dernier n’est pas tenu d’y résider personnellement, mais il doit mettre sa seigneurie en valeur », écrit Jacques Mathieu[3]. Dans quelle mesure les seigneurs de la vallée du Saint-Laurent furent-ils résidants de leurs seigneuries, en bons « gentilshommes campagnards[4] » ? Considérant que, fort heureusement, l’historiographie des dernières décennies a évacué la vision du « bon seigneur », laïque et résidant, s’intéressant notamment aux seigneuries du clergé et adoptant un cadre d’analyse plus critique face à l’institution, il nous paraît, à juste titre, pertinent d’observer la seigneurie laurentienne sous le prisme quelque peu négligé de la famille seigneuriale résidante, afin d’ajouter une contribution à la compréhension globale du régime seigneurial et de ses acteurs dans toute la diversité qui les caractérise.

En idéalisant la Nouvelle-France et ses seigneurs, présentés comme des colonisateurs n’ayant rien en commun avec les oppresseurs de la France « féodale », les historiens canadiens-français du xixe siècle et d’une bonne partie du xxe siècle avaient mis en place les éléments constitutifs d’une vision positive et utilitaire de la seigneurie[5]. Depuis François-Xavier Garneau, Benjamin Sulte et autres précurseurs de l’historiographie nationaliste canadienne-française, en passant par Lionel Groulx, Guy Frégault et Marcel Trudel[6] jusqu’à Jean-Pierre Wallot[7], pour n’en citer que quelques-uns, on avait principalement insisté sur la condition intrinsèquement bénéfique de l’institution seigneuriale canadienne, en la distinguant de la situation française. Ces bons seigneurs-colonisateurs, assimilables à la vision idyllique dépeinte par Philippe Aubert de Gaspé[8], se sont vus, à compter des années 1960 et surtout 1970, fortement remis en cause par une nouvelle école historiographique qui, dans la foulée des Annales et des modèles marxistes, démontrait que le système seigneurial canadien n’avait rien à envier à son pendant métropolitain ; les seigneurs d’ici n’étant pas moins féodaux que ceux de là-bas. Avec Fernand Ouellet et surtout Louise Dechêne puis d’autres après eux, le régime seigneurial n’avait plus grâce aux yeux des historiens[9]. Ces études se sont, dans une large mesure, intéressées aux seigneuries ecclésiastiques, souvent mieux pourvues en archives, mais aussi avantageusement situées, précocement peuplées (et de ce fait rentables) ; des localités où, sauf exceptions, la présence seigneuriale est rarement une réalité. Dans ce contexte, l’étude de la présence seigneuriale n’a pas soulevé grands questionnements parmi les historiens intéressés au monde rural québécois des xviie, xviiie et xixe siècles. Or, cette présence, aussi minoritaire puisse-t-elle être, nous paraît pouvoir rendre compte d’une réalité seigneuriale méconnue et, peut-être, différente de la seigneurie contraignante dépeinte par l’historiographie récente. Dès 1987, Françoise Noël déplorait que l’on ait laissé de côté la famille seigneuriale au profit des seigneuries du clergé[10]. Certaines études ont, depuis lors, bien mis en lumière diverses seigneuries appartenant à des seigneurs laïques, le plus souvent nobles, parfois résidants, où les rapports entre « dominants et dominés » ne paraissent guère plus reluisants que sur les terres du clergé. Allan Greer[11], Thomas Wien[12] et Colin Coates[13], en étudiant des seigneuries des trois gouvernements de la colonie, ont contribué eux aussi à faire ressortir le poids de ce que Greer appelle le « fardeau féodal ». La lourdeur du système et les conflits entre seigneurs et habitants y auraient été comparables à ce qu’a observé Louise Dechêne à Montréal, où les censitaires « subissent [le régime de propriété] avec autant de mauvaise grâce que les paysans français[14] ». Compte tenu de cette vision dominante dans l’historiographie, il nous paraît opportun de recentrer la réflexion autour de la famille seigneuriale et de son rôle dans la construction et l’évolution des dynamiques sociales locales, particulièrement dans le contexte de celles qui font le choix de résider.

En prenant résidence sur leur fief, les familles seigneuriales se trouvent intégrées à la communauté locale, à tout le moins physiquement, dans un rapport d’altérité plus ou moins manifeste[15]. Cette présence qui engendre une interaction entre la famille seigneuriale et les habitants n’est pas sans incidence sur la sociabilité locale. Que la présence du seigneur et des siens soit génératrice de rapports plus harmonieux, comme le proposait Alain Laberge en observant les seigneuries de la Côte-du-Sud[16], où les seigneurs résidants sont nombreux et souvent d’origine modeste, ou qu’elle soit, au contraire, à l’origine de maints conflits[17], la famille seigneuriale résidante constitue un acteur important pour comprendre la société rurale du Québec préindustriel.

L’étude de la présence seigneuriale, à l’échelle de la vallée du Saint-Laurent et dans la longue durée, a donc pour objectif de vérifier la nature de la sociabilité rurale au sein des collectivités se distinguant par une famille seigneuriale résidante. Mais, pour ce faire, il faut, dans une première étape, procéder à l’étude quantitative de cette présence afin d’en comprendre l’ampleur et les caractères, mais également l’évolution et la spatialisation. Nous entendons, par ce texte, rendre compte de cette enquête quantitative et présenter quelques-unes des caractéristiques du groupe des seigneurs résidants. La seconde étape de notre réflexion, à savoir la teneur des rapports seigneur/censitaires, en présence l’un de l’autre, fera l’objet d’un ouvrage en cours de publication[18]. Le présent texte propose une analyse de la présence seigneuriale à l’échelle de la vallée du Saint-Laurent. Seront présentés les résultats recueillis au cours d’une enquête menée pour la totalité des seigneurs laïques[19] entre le xviie et le xixe siècle, soit de l’implantation du système seigneurial à l’époque des Cent-Associés jusqu’à son « abolition » par le parlement canadien en 1854[20]. Après un bref tour d’horizon historiographique et méthodologique relatif à cette enquête, nous exposerons l’état de la présence seigneuriale et préciserons la périodisation du phénomène. Dans une troisième partie, les caractéristiques géographiques, socioprofessionnelles et familiales des seigneurs résidants seront esquissées.

1 - Sur la piste de la résidence seigneuriale

La question de la présence seigneuriale peut facilement être rattachée à la dualité colonisation/féodalité qui a marqué l’historiographie québécoise du régime seigneurial[21]. Alors que les premières générations d’historiens présentaient les seigneurs comme de bons pères de famille pour leurs censitaires, ils offraient une vision fortement idéalisée, voire romantique, du seigneur résidant, particulièrement sous le Régime français. Pour eux, davantage qu’un résidant, le seigneur se fait lui-même défricheur. L’image du seigneur attelé à sa charrue et faisant émerger sa seigneurie à même la forêt a, pendant longtemps, entretenu une conception mythique du régime seigneurial et du rôle du seigneur[22]. En faisant écho à certains documents, notamment à la correspondance d’administrateurs coloniaux, certains auteurs ont contribué à propager une conception erronée, ou fortement exagérée, du mode de vie du seigneur résidant :

Je dois rendre compte à Mgr de l’extrême pauvreté de plusieurs nombreuses familles qui sont à la mendicité et toutes nobles ou vivant comme telles ; la famille de St Ours est à la tête. Il est bien gentilhomme de Dauphiné chargé d’une femme et dix enfants [...] le père et la mère me paraissent dans un véritable désespoir de leur pauvreté cependant les enfants ne s’épargnent pas car j’ai vu deux grandes filles couper du bled et tenir la charrüe[23].

Cet extrait de la correspondance du gouverneur Denonville de 1686 faisait dire à l’historien français Gailly de Taurines, à la fin du xixe siècle, que même les familles seigneuriales de la noblesse se trouvaient dans l’obligation de participer directement au travail des champs. Dans son Histoire des Canadiens français, Benjamin Sulte lançait :

Des seigneurs dont les femmes et les filles labouraient la terre ; des seigneurs qui, à leur mort, laissaient des familles aux prises avec la pauvreté ; des seigneurs dont la vie entière était consacrée aux plus rudes travaux — et on a eu l’aplomb de les comparer aux courtisans de Versailles ! Nous voyons en eux, au contraire, des fondateurs, des travailleurs, des patriotes[24].

Quant à l’abbé Azarie Couillard-Després, il faisait, en 1912, l’éloge du seigneur Louis Couillard, affirmant que celui-ci surveillait de près les travaux de défrichage et, à la tête des bûcherons, se livrait aux pénibles labeurs en compagnie de ses censitaires[25]. Puis, en 1945, Guy Frégault soulignait, dans une causerie sur les ondes de Radio-Canada, les mérites du premier seigneur de Boucherville : « Boucher a exercé dans plusieurs domaines son infatigable activité. Mais celle-ci s’orientait presque toujours vers un seul but, le progrès de la colonisation canadienne[26]. »

Ainsi, à la fin du xixe siècle et pendant la première moitié du xxe siècle, les historiens se sont plu à présenter les seigneurs colonisateurs. Les Robert Giffard ou les Pierre Boucher[27], jouant un rôle concret dans l’effort colonisateur et, il va sans dire, résidant dans leur seigneurie, offraient aux historiens l’image qu’ils désiraient refléter de la seigneurie en Nouvelle-France, correspondant parfaitement en cela à la société idéalisée qui aurait vu le jour sur les rives du Saint-Laurent. En 1951, Raymond Douville publiait un article intitulé « Trois seigneuries sans seigneurs[28] » dans lequel il mettait l’accent sur l’absentéisme seigneurial. Cette étude rompait avec la conception traditionnelle du rôle de colonisateur des seigneurs, levant le voile sur des individus qui, en raison de leur absence, laissèrent à eux-mêmes les valeureux pionniers. On comprend bien qu’en insistant sur l’héroïsme des premiers colons de ces seigneuries et en comparant ces seigneurs absents, voire ces mauvais seigneurs, à Boucher ou à Giffard, l’auteur adhérait fortement à cette tendance à idéaliser les origines de la Nouvelle-France. Néanmoins, il eut le mérite d’évoquer une réalité jusque-là négligée, l’absentéisme seigneurial.

Pendant le premier siècle du régime seigneurial, l’absentéisme semble avoir été considérable. Les seigneuries de cette époque ne pouvant garantir la rentabilité, les seigneurs demeuraient liés à d’autres fonctions administratives, militaires ou commerciales qui, bien souvent, les amenaient à négliger leur rôle de seigneurs, lorsqu’ils n’étaient pas tout simplement absents de la colonie[29]. C’est dans ce contexte que sont promulgués les Arrêts de Marly, en 1711[30], qui rappellent aux seigneurs leur obligation de mettre en valeur leur domaine. Bien que ces arrêts n’obligent pas les seigneurs à résider, ils font écho à une réelle problématique. Si les seigneurs ne développent pas leurs propriétés, il est évident qu’y résider constitue rarement une éventualité à leurs yeux. Cette intervention royale, qui vise à la fois les seigneurs et les censitaires, contraignant ces derniers à défricher les terres concédées, menace de révoquer les titres des individus concernés s’ils n’ont pas remédié à la situation dans l’année qui suit[31]. Comme les seigneurs sont nombreux à occuper des fonctions dans l’administration coloniale, les Arrêts de Marly restent sans lendemain ; « en 1719, rien de concret n’est encore fait, le gouverneur Vaudreuil et l’intendant Bégon prétextant que l’intention n’était que de faire planer une menace et de susciter la crainte[32] ».

Si la vision idéalisée du régime seigneurial est depuis longtemps dépassée, force est de constater, à la lumière de l’historiographie des dernières décennies, que l’on sait bien peu du seigneur résidant de la vallée du Saint-Laurent. Certains historiens ont évoqué la question de la présence des seigneurs, mais jamais de manière à la quantifier avec exactitude. Dans son ouvrage qui influença l’historiographie du régime seigneurial canadien, le géographe Richard C. Harris estime que ce sont peut-être le tiers ou la moitié des seigneurs de la colonie qui résidaient dans leur seigneurie[33]. De son côté, Jacques Mathieu affirme que : « Même si près des trois quarts des seigneurs ne résident pas dans leur seigneurie, ils y érigent un manoir, souvent de taille imposante, où leurs censitaires doivent aller s’acquitter des redevances féodales[34]. » Ces estimations constituaient une incitation à quantifier plus précisément le phénomène.

Aspects méthodologiques

La première étape consistait au repérage des seigneurs résidants parmi l’ensemble des propriétaires seigneuriaux laïques de la vallée du Saint-Laurent. Nous avons pu bénéficier, comme outil de base, d’une version préliminaire du Répertoire seigneurial de la vallée du Saint-Laurent[35]. Ce fichier contient les informations relatives à chacune des seigneuries de la vallée du Saint-Laurent, de sa concession jusqu’à l’abolition du régime seigneurial. Pour chaque seigneurie, on retrouve les noms des propriétaires successifs ainsi que les références des documents relatifs à la propriété seigneuriale et aux transactions (actes de concessions, aveux et dénombrements, achats, donations, etc.). Grâce à cet outil, la presque totalité des seigneurs a pu être identifiée ainsi que la période pendant laquelle ils furent propriétaires de leurs seigneuries[36]. Nous avons retenu chaque seigneurie[37] pour laquelle il y eut au moins un propriétaire laïque entre le moment de sa concession et l’abolition de la tenure seigneuriale[38]. Ce sont, pour un total de 226 fiefs, 1688 seigneurs et seigneuresses qui ont ainsi pu être identifiés[39]. Nous avons constitué une base de données regroupant, pour chaque seigneurie, tous les seigneurs successifs entre le moment de sa concession et 1854.

À partir de cette liste de propriétaires seigneuriaux, nous avons procédé, pour chaque individu, à une collecte d’informations visant à connaître, notamment, le lieu de résidence, dans le cadre d’une analyse prosopographique. Nous avons considéré comme résidant tout seigneur demeurant de façon permanente dans sa seigneurie, en compagnie de sa famille. Certaines nuances s’imposent. Les seigneurs, sous l’influence de facteurs géographiques, sociaux, culturels ou économiques ont évidemment le loisir de résider ou non sur leur fief, mais ce choix n’est pas toujours tranché de façon catégorique. Certains résident de manière saisonnière, d’autres ne sont pas formellement résidants, mais demeurent dans la proximité, si la seigneurie est près des centres urbains par exemple, pouvant par conséquent s’y rendre aisément et fréquemment. Ces situations, dont il faut être conscient, ne pouvaient toutefois être systématiquement prises en considération à cette échelle d’analyse. Nous avons plutôt recherché la présence d’un manoir, ou d’une maison seigneuriale, habité par la famille seigneuriale, mais non seulement de manière saisonnière. La présence continue de la famille seigneuriale en fait une partie prenante de la collectivité, à laquelle elle pourra ou non être intégrée, et non seulement un visiteur de marque occasionnel. La présence familiale apparaît ainsi l’élément fondamental de l’identification des résidants, plutôt que la présence individuelle du seigneur, souvent épisodique. Pour vérifier le lieu de résidence des familles seigneuriales et, les retenir ou non comme « résidantes », nous avons constitué une grille d’analyse inventoriant différents indicateurs de résidence. À défaut de sources nous informant précisément sur cette question, nous avons dû puiser en divers documents les témoignages des lieux de résidence des seigneurs laurentiens. Il s’agissait d’une enquête utilisant des indicateurs variables pour chaque seigneur[40]. Puisque le régime seigneurial traverse trois siècles, les indices de résidence diffèrent selon la période et l’ancienneté de la propriété seigneuriale dans la famille. Ainsi, pour un seigneur de la fin du xviie siècle, nous avons eu recours, entre autres, aux recensements nominatifs du Régime français. Cependant, de telles informations ne sont pas disponibles en toutes périodes, notamment pour la première moitié du xviiie siècle. Pour combler les lacunes, nous avons procédé en croisant le plus grand nombre de sources et d’études relatives à chaque seigneur. Les registres paroissiaux, les actes notariés et les recensements ont été croisés à certaines monographies locales et biographies[41]. Ainsi, l’addition de ces indicateurs a permis de déterminer, dans une proportion de plus de 90%, si la famille seigneuriale réside ou non sur ses terres.

2 - La résidence seigneuriale dans la vallée du Saint-Laurent: portrait général

D’une part, il est souhaitable de présenter la résidence sous l’angle des seigneuries, pour connaître la proportion de fiefs dont le seigneur fut résidant et la variation de cette présence. D’autre part, il paraît essentiel de préciser le phénomène de la résidence au niveau des seigneurs eux-mêmes, pour percevoir la résidence d’un point de vue seigneurial et familial. Nous verrons que ces deux facettes, la seigneurie (propriété) et le seigneur (propriétaire), permettent effectivement de tracer un premier état de la présence seigneuriale. Mais, en premier lieu, il convient de rappeler une réalité qui a des conséquences directes sur l’analyse de la résidence : la « multipropriété ».

Les « propriétés multiples » : seigneur... deux fois plutôt qu’une

Certains seigneurs possèdent plus d’une seigneurie. Ce phénomène, désigné ici comme la « multipropriété », a un impact direct sur l’étude de la résidence seigneuriale. En effet, la possession de plus d’une seigneurie exige généralement de n’en choisir qu’une pour y établir sa résidence principale. Un peu plus de 25% des propriétaires possèdent plus d’une seigneurie, ce qui réduit d’autant le nombre d’individus, tel que le tableau 1 l’illustre. En effet, pour l’ensemble de la vallée du Saint-Laurent, cet exercice nous a permis de ramener le nombre réel de seigneurs ou de seigneuresses de 1688 à 1227.

Pour saisir plus précisément ce phénomène de multipropriété, nous avons déterminé le nombre de seigneuries que possèdent les 318 seigneurs multipropriétaires. Plus nombreuses sont les seigneuries possédées par un individu, plus grand est le choix d’un lieu de résidence. Une nette majorité n’en possède que deux (15,6%) ; la situation est similaire dans les trois régions de la vallée du Saint-Laurent, soit 4,6% des seigneurs possèdent trois seigneuries, tandis que 2,4% d’entre eux sont quatre fois seigneurs. Les seigneurs grands propriétaires fonciers (possédant cinq, six, sept seigneuries ou plus) sont plutôt rares, représentant toujours moins de 2% de l’ensemble des seigneurs.

Tableau 1

Seigneuries et « propriétés multiples » (par gouvernement)

Seigneuries et « propriétés multiples » (par gouvernement)

Échantillon : Ensemble des seigneurs laïques (1626-1854) – 1227 –

Source : « RSVSL »

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La multipropriété n’est pas particulière à l’une ou l’autre des périodes, française ou britannique. Les « grands » seigneurs qui détenaient de nombreux fiefs, parfois regroupés, parfois répartis dans l’ensemble de la vallée du Saint-Laurent, se retrouvent tant sous le Régime français que sous le Régime britannique, ils sont tantôt d’origine française, tantôt d’origine anglaise ou écossaise, nobles ou roturiers, militaires ou marchands. On ne peut dégager un modèle relatif à la multipropriété ; certains obtinrent leurs propriétés par des concessions, d’autres en héritèrent et d’autres encore se constituèrent un patrimoine seigneurial considérable par voie d’achat. Par testament, certains d’entre eux virent leur patrimoine demeurer intact et aux mains d’un seul héritier, d’autres choisirent de le partager parmi plusieurs.

La résidence sous l’angle des seigneurs laurentiens : les seigneurs qui résident

Nous avons dressé un aperçu général de la résidence seigneuriale, selon les trois divisions administratives de la vallée du Saint-Laurent, pour toute la durée du régime seigneurial laurentien. Comme nous souhaitions connaître la proportion de propriétaires (seigneurs) qui furent résidants de l’une ou l’autre de leurs seigneuries, nous avons retenu le nombre de 1227 seigneurs, considération faite du phénomène de la multipropriété évoqué ci-haut. Les résultats, illustrés dans le tableau 2, témoignent, dans la longue durée, pour chacune des trois zones, des seigneurs résidants[42].

Tableau 2

Les seigneurs résidents : apperçu général (xviie-xixe siècle)

Les seigneurs résidents : apperçu général (xviie-xixe siècle)

Échantillon : 1227 seigneurs (1626-1854)

Source : « RSVSL »

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Les seigneurs résidants ont représenté un peu plus du tiers de tous les propriétaires seigneuriaux. La présence seigneuriale ne semble pas avoir été l’apanage particulier de l’un des trois gouvernements de la vallée du Saint-Laurent, le gouvernement de Montréal apparaissant un peu moins marqué par la présence seigneuriale que ceux de Trois-Rivières et de Québec. Dans l’ensemble, on compte 60% de seigneurs absents ou non résidants, plaidant en faveur d’un absentéisme seigneurial généralisé. En ce qui concerne ceux pour lesquels le lieu de résidence n’a pu être identifié, il est fort probable, étant donné que nous n’avons pu ni démontrer qu’ils résidèrent dans leur seigneurie ni le lieu de leur résidence, qu’ils viendraient augmenter le nombre de non-résidants. Quoique nous ne puissions en être absolument certain, cela semble une hypothèse logique.

La résidence sous l’angle de la seigneurie : les seigneuries habitées par le seigneur

La résidence du point de vue des propriétaires seigneuriaux témoigne des choix individuels et familiaux. Néanmoins, nous avons vu précédemment que la multipropriété touche environ le quart de ces 1227 seigneurs. Or, le portrait que nous venons de dresser, en affirmant la présence du tiers des propriétaires seigneuriaux sur leurs terres, diffère sensiblement de la réalité de la résidence vue sous l’angle des seigneuries elles-mêmes. Si le tiers des seigneurs résidèrent dans une de leurs seigneuries, le fait que nombre d’entre eux fussent simultanément propriétaires de différentes seigneuries réduit d’autant le nombre de seigneuries où ils sont présents. C’est pourquoi il nous a semblé essentiel de présenter la résidence, non seulement en regard des seigneurs, mais aussi en fonction des seigneuries. Cette seconde approche, bien que fondée sur les mêmes données statistiques, permet de connaître l’ampleur de la présence seigneuriale d’un point de vue plus général, à l’échelle de la vallée du Saint-Laurent et toujours dans la globalité de la durée du régime seigneurial. Pour saisir les éventuels rapports « quotidiens » entre les seigneurs et les censitaires, il ne suffit pas de savoir combien furent résidants. Il faut préciser combien de seigneuries se distinguèrent par la présence du seigneur. On comprend que ces deux facettes d’un même phénomène rendent compte de réalités très différentes.

S’il est utile de connaître quelle proportion des seigneurs furent résidants, il l’est tout autant de savoir si ceux-ci se concentraient dans un petit nombre de seigneuries ou s’ils étaient dispersés sur l’ensemble du territoire laurentien. D’autant plus que s’il y eut, en moyenne, 7,5 seigneurs par seigneurie, entre le xviie et le xixe siècle, il n’y eut, dans certaines, que quelques propriétaires et dans d’autres, un nombre de seigneurs beaucoup plus considérable. Le tableau 3 indique, pour chaque gouvernement, la proportion des 226 seigneuries où il y eut, au moins, un seigneur résidant (souvent plusieurs) et celles où il n’y en eut aucun.

Tableau 3

Seigneurs avec ou sans seigneur (xviie-xixe siècle)

Seigneurs avec ou sans seigneur (xviie-xixe siècle)

Échantillon : 226 seigneuries (1626-1854)

Source : « RSVSL »

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On constate aisément, si on compare le tableau 3 au tableau 2, que le pourcentage de seigneuries qui ne comptent aucun seigneur résidant est beaucoup plus bas que celui des seigneurs non résidants. Les tableaux précédents présentaient la résidence sous l’angle des propriétaires successifs de chacune des 226 seigneuries. Or, il y avait, en moyenne, 60% de seigneurs absents, entre le xviie et le xixe siècle. Nous avons mesuré, pour la même période, la présence seigneuriale par seigneurie en cherchant à savoir s’il y eut ou non au moins un seigneur résidant dans le temps long. Certaines seigneuries ont eu de nombreux seigneurs, d’autres assez peu car elles ont été concédées tardivement. Retenons néanmoins que toutes les propriétés seigneuriales subsistent jusqu’en 1854 et qu’à cette époque, les résidants seront plus nombreux. Ces considérations expliquent que l’on compte seulement autour de 50% de seigneuries qui ne connurent aucun résidant, entre les débuts et la fin du régime seigneurial. En effet, près de la moitié des seigneuries ont été le lieu de résidence de l’un ou l’autre de leurs seigneurs successifs. On remarque même que dans le gouvernement de Montréal, il y eut autant de seigneuries sans seigneur résidant que de seigneuries avec seigneur résidant, alors que le tableau 2 indiquait que ce gouvernement était le moins représenté du point de vue des seigneurs résidants. Cela peut s’expliquer par une plus grande dispersion des résidants dans ce gouvernement que dans les deux autres, où davantage de seigneuries se caractérisent par la présence continue et intergénérationnelle de familles seigneuriales. Dans le gouvernement de Trois-Rivières, les seigneuries qui comptèrent des seigneurs résidants sont d’ailleurs plus nombreuses que celles où il n’y en eut aucun. Bien qu’il semble atténuer quelque peu les chiffres du tableau 2, ce tableau laisse tout de même voir que côtoyer quotidiennement son seigneur ne constituait pas une réalité pour la majorité des habitants de la vallée du Saint-Laurent.

Pour préciser ces données globales, il est possible d’envisager la situation de manière plus systématique en nous penchant, pour chaque seigneurie, sur la présence seigneuriale, en fonction du nombre de seigneurs successifs. Ainsi, par exemple, la seigneurie de Trois-Pistoles fut possédée par huit seigneurs successifs, entre 1687 et 1854. Parmi ceux-ci, sept seigneurs résidants et un seul absent. En comparaison avec la seigneurie de la Grande-Anse qui a connu la situation inverse, à savoir un seigneur résidant et sept absents, on comprend facilement que, dans la longue durée, la présence seigneuriale constituait une réalité beaucoup plus familière pour les censitaires de Trois-Pistoles que pour ceux de la Grande-Anse. Si les deux seigneuries, en raison de la présence minimale d’un seigneur, furent considérées de manière identique au tableau 3, leur particularisme respectif pourra apparaître au tableau 4.

Ces nouvelles données reviennent, pour simplifier, à ne plus tenir compte de la multipropriété puisque l’angle d’observation n’est plus celui du seigneur, mais plutôt celui de la seigneurie. Or, pour découvrir l’ampleur de la présence seigneuriale telle qu’elle se présentait aux yeux des censitaires des 226 seigneuries détenues à un moment de leur histoire par des seigneurs laïques, il s’agissait de considérer les 1688 seigneurs observés avant l’exclusion des détenteurs de seigneuries multiples. Peu importe, pour l’habitant d’une seigneurie, que son seigneur détienne trois autres fiefs ailleurs dans la vallée du Saint-Laurent. Pour cet habitant, c’est la présence ou ldu propriétaire seigneurial qui sera observée, sans égard aux autres seigneuries que celui-ci peut détenir.

Tableau 4

Les seigneurs résidents (incluant les multipropriétaires)

Les seigneurs résidents (incluant les multipropriétaires)

Échantillon : 1688 seigneurs laïques (1626-1854)

Source : « RSVSL »

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Les données du tableau 4 montrent bien, si on les compare avec celles du tableau 2, que, prise sous l’angle des seigneuries et de leurs habitants, la résidence seigneuriale, en raison de la multipropriété, apparaît encore moins fréquente. Si un tiers des seigneurs fut résidant, on constate plutôt que le quart seulement des seigneurs est résidant lorsqu’on déplace la perspective d’analyse du point de vue du propriétaire à celui de la collectivité et de la seigneurie. Cette présence d’un quart des seigneurs, à l’échelle des 226 seigneuries laurentiennes observées, nous semble la plus représentative de la situation que connaissaient les censitaires et dont furent tributaires les relations entre familles seigneuriales et communautés rurales.

L’analyse présentée jusqu’ici témoigne toujours de la résidence seigneuriale prise dans la totalité des deux siècles et demi de l’existence du régime seigneurial. En abordant l’évolution pluriséculaire et les transformations de cette présence entre le xviie et le xixe siècle, nous pouvons mieux saisir ces données statistiques générales et percevoir d’éventuelles variations selon les périodes (française/britannique) et les siècles. La résidence seigneuriale est-elle le fait d’une colonie naissante ou plutôt l’aboutissement d’un long processus d’enracinement ?

Périodiser la présence seigneuriale

Afin d’obtenir un tableau représentatif de l’évolution de la résidence seigneuriale entre ses commencements et son abolition, nous avons sélectionné un certain nombre d’années entre 1627 et 1854 pour lesquelles nous avons procédé à la vérification du lieu de résidence de chaque propriétaire d’une seigneurie à partir de notre base de données[43]. La figure 1 présente le portrait de cette variation pour l’ensemble de la vallée du Saint-Laurent. Comme le tableau 4, les résultats de la figure 1 témoignent de la résidence sous l’angle de la seigneurie afin d’illustrer l’évolution de la présence des seigneurs dans la totalité des seigneuries de la vallée du Saint-Laurent. Nous avons privilégié cette approche globalisante et révélatrice des éventuelles transformations au sein des communautés rurales, affectées ou non par la présence sur place de la famille seigneuriale.

Le nombre de seigneuries retenues pour réaliser cette figure, comme les suivantes, varie au fil du temps. Jusqu’à la fin du Régime français, on constate une augmentation du nombre de seigneuries qui s’explique par le rythme des concessions. On remarque la hausse la plus importante dans l’intervalle 1667-1681[44]. Au xviiie siècle, le rythme des concessions est très lent ; seule une légère augmentation peut être constatée autour des décennies 1740 et 1750. Après la Conquête, la figure indique une diminution du nombre de propriétés seigneuriales. Notre analyse, rappelons-le, s’intéresse exclusivement aux seigneuries possédées par des laïques. Or, au fil du temps, un certain nombre de seigneuries deviennent la propriété de communautés religieuses[45]. Dans d’autres cas, on perd tout simplement la trace de seigneuries qui, vraisemblablement, se sont vues intégrées à une seigneurie voisine, surtout dans les cas de fiefs de dimensions modestes. Enfin, mentionnons que près d’une dizaine de seigneuries concédées à la fin du Régime français se trouvent, après le Traité de Paris (1763), hors du territoire de la Province de Québec, passant sous le contrôle de la colonie, puis de l’État, de New York.

Figure 1

Évolution de la présence seigneuriale, xviie-xixe siècle

Évolution de la présence seigneuriale, xviie-xixe siècle

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Pour l’ensemble de la vallée du Saint-Laurent, on s’aperçoit, en faisant abstraction du chiffre de 50% pour l’année 1627 (relatif aux seuls fiefs de la famille Hébert-Couillard), que le nombre de seigneurs résidants croît au cours de la seconde moitié du xviie siècle (temps fort de la colonisation et des concessions de seigneuries). En 1650, on retrouve seulement 9% de seigneurs résidants ; on en compte 11,6% au moment du recensement de 1667, puis 27% à celui de 1681. À l’instar de ce qui se produit quant à l’immigration dans la colonie, après cette période, les seigneurs résidants, même s’ils augmentent en nombre (30 en 1681, 40 en 1700, 41 en 1725, 45 en 1750) ne compteront jamais pour plus de 27% des seigneurs sous le Régime français. On constate même une légère diminution après 1700.

C’est sous le Régime britannique, plus particulièrement au xixe siècle, que survient une augmentation de la proportion de résidants. Au moment du recensement de 1851, trois ans avant l’abolition du régime seigneurial, ce sont 38,8% des seigneurs qui vivent à demeure dans leur seigneurie[46]. Il s’agit d’ailleurs du maximum observé, soit plus du tiers[47]. Cet accroissement de la proportion de seigneurs résidants s’explique par le niveau de développement alors atteint par la majorité des seigneuries de la vallée du Saint-Laurent. Aux xviie et xviiie siècles, plusieurs seigneuries ne sont pas encore développées et sont souvent inhabitées. Les seigneurs résidants demeurent alors marginaux. Toutefois, certaines familles seigneuriales furent les pionnières de leur seigneurie, tels les Lepage à Rimouski[48] ou encore les Rioux à Trois-Pistoles[49], à la fin du xviie siècle. Au fil du temps, le territoire seigneurial de la vallée du Saint-Laurent devient de plus en plus occupé, atteignant la saturation au cours du xixe siècle. Aussi, n’est-il pas surprenant de constater que le nombre de seigneurs qui résident dans leur seigneurie atteint son plus haut niveau vers le milieu de ce siècle, alors que presque toutes les seigneuries sont habitées. Ce constat vient confirmer les propos de Fernand Ouellet qui affirmait que : « la noblesse [seigneuriale] devient vraiment terrienne au moment où le volume de la population commence à devenir d’une façon générale suffisant pour la faire vivre de la rente[50] ». Néanmoins, les seigneurs qui possèdent plus d’une seigneurie sont nombreux à cette époque. Sans eux, le nombre de résidants atteindrait vraisemblablement un taux encore plus élevé. Au xixe siècle, une « classe » seigneuriale est née, pouvant vivre exclusivement des revenus de la seigneurie, ce qui n’était pas le cas dans la majorité des fiefs aux siècles précédents.

Malgré cette évolution favorable à la présence seigneuriale, le schéma global nous place face à un groupe seigneurial qui réside largement hors des seigneuries qu’il détient. Cette non-résidence s’explique-t-elle, entre autres, par le fait des propriétés multiples évoquées précédemment ? Un tour d’horizon des seigneurs « grands propriétaires » montre que la plupart d’entre eux ne vivent dans aucune des seigneuries qu’ils possèdent. Ces seigneurs qui ne comptent, rappelons-le, que pour 2% de l’ensemble des seigneurs laïques, ne choisissent pas une seigneurie au profit des autres, ils n’en choisissent aucune, demeurant plutôt à Québec, à Montréal ou encore à Trois-Rivières, où ils sont retenus par d’autres fonctions. Pensons à Joseph Drapeau, sept fois seigneur, mais d’abord marchand, résidant à Québec. Même chose pour Charles Aubert de la Chesnaye au xviie siècle. D’autres, bien entendu, résident sur un de leurs fiefs, mais ne peuvent honorer de leur présence la totalité d’entre eux et doivent, même s’ils visitent les autres à l’occasion, opter pour une résidence principale. Le seigneur James Cuthbert réside dans sa seigneurie de Berthier plutôt que dans ses cinq autres propriétés. Les motivations expliquant le choix du lieu de résidence, si elles s’imposent parfois avec évidence, relèvent de choix individuels que les documents ne nous permettent habituellement pas de saisir. L’absentéisme seigneurial, affectant toujours plus de 60% des seigneuries, ne signifie pas pour autant le désintéressement du seigneur absent.

D’autres éléments doivent être considérés afin de connaître l’implication du seigneur dans sa seigneurie, notamment l’état du développement et du peuplement seigneurial. Ce sont là des aspects que nous n’aborderons pas à cette échelle, nous limitant à la question de la résidence. De plus, les seigneurs font la plupart du temps construire un manoir bien qu’ils n’y résident pas. La construction du manoir, et non la résidence, relevait de l’obligation de tenir feu et lieu dans sa seigneurie[51]. Néanmoins, la présence de ces manoirs laisse supposer une possible résidence saisonnière, à titre de maison de campagne d’un nombre inconnu de seigneurs. La construction ou la rénovation des manoirs, en particulier au xixe siècle, parfois des résidences monumentales dont certaines subsistent dans le paysage québécois, représentait sans aucun doute une appropriation symbolique de l’espace, que la famille soit résidante ou seulement de passage. Si certaines familles seigneuriales séjournaient sur leurs terres de manière saisonnière, il est difficile de connaître le nombre exact de seigneurs villégiateurs. Ce phénomène ira d’ailleurs en s’accentuant au xixe siècle, la villégiature devenant à la mode chez l’élite qui fera de la région de La Malbaie, dans Charlevoix, ou de Cacouna, dans le Bas-Saint-Laurent, des lieux appréciés des estivants. Ainsi, au début du xixe siècle, les seigneurs McNider séjournent l’été dans leur seigneurie de Métis, dans le Bas-Saint-Laurent, bien qu’ils soient résidants de Québec[52].

La figure 2 permet de comparer, en un coup d’oeil, l’évolution de la présence seigneuriale dans les trois régions administratives de la vallée du Saint-Laurent. À peu de choses près, la résidence suit la même courbe dans les trois zones, du moins dans les grandes lignes. L’installation des seigneurs sur leurs fiefs est conditionnée par l’histoire des origines de chaque gouvernement, tributaire de la fondation de leur ville.

Figure 2

Évolution de la présence seigneuriale, par gouvernement, xviie-xixe siècle

Évolution de la présence seigneuriale, par gouvernement, xviie-xixe siècle

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Dès les commencements du régime seigneurial, on retrouve des seigneurs résidants dans le gouvernement de Québec ; dans celui de Trois-Rivières, les premiers résidants sont enregistrés au cours de la décennie 1660, tandis qu’en 1667, il n’y en a toujours pas dans le gouvernement de Montréal. Après la hausse de la fin du xviie siècle, le xviiie siècle voit certaines baisses dans la proportion de résidants, le plus souvent tributaires des concessions de nouvelles seigneuries. Dans le gouvernement de Montréal, on remarque une diminution du pourcentage de résidants après 1680 et jusqu’à la fin du Régime français. Le nombre absolu de résidants est stable, voire à la hausse entre 1725 et 1750. Cependant le nombre de seigneuries concédées est plus important que dans les deux autres régions. Comme ces nouvelles concessions ne seront pas ou peu développées à cette époque et qu’aucun seigneur n’y résidera, la proportion de non résidants s’accroît. Puis, à la différence des gouvernements de Québec et de Montréal, pour lesquels on constate une augmentation marquée entre 1800 et 1851, celui de Trois-Rivières se distingue par une diminution de près de 10% en fin de période. Néanmoins, en raison du nombre assez peu élevé de seigneuries dans cette région, la diminution est en réalité assez faible (8 résidants en 1851 contre 11 en 1831).

De manière générale, la seigneurie devient, entre le xviie et le xixe siècle, un lieu de résidence plus fréquent pour les seigneurs, particulièrement au cours du dernier demi-siècle d’existence du régime seigneurial. Ce constat permet d’apporter une réponse à la question que nous posions, à savoir si la résidence est un phénomène tributaire d’une colonie naissante ou d’un long processus d’enracinement. Il apparaît assez clairement que la résidence est bien davantage le fait d’une société arrivée à maturité, ou du moins qui n’est plus à un stade primitif de développement. Si certaines familles seigneuriales décidèrent de s’installer sur leur fief dès après sa prise de possession en y faisant office de pionniers locaux, la majorité des seigneurs résidants s’installèrent beaucoup plus tardivement dans leurs seigneuries. À la fin de l’ère seigneuriale, les seigneurs bénéficient de propriétés généralement densément peuplées, l’option de la résidence se trouvant alors facilitée par des revenus seigneuriaux autorisant un véritable train de vie de « gentilshommes campagnards » dans nombre de seigneuries de la vallée du Saint-Laurent.

3 - Localisation et caractéristiques des seigneurs résidants

Les seigneurs résidants dans l’espace laurentien

Peut-on dégager certains modèles relatifs à la distribution géographique des seigneuries habitées par leurs propriétaires ? Les résidants sont-ils concentrés près des noyaux « urbains » ou, au contraire, en périphérie ? Sont-ils disséminés un peu partout à l’échelle de la vallée du Saint-Laurent ou regroupés en certaines zones particulières ? Comment cette spatialisation des seigneurs résidants se transforme-t-elle au fil des siècles et de l’histoire seigneuriale ?

Nous avons déjà, au tableau 3, évoqué la distribution des seigneuries où se trouve au moins un résidant en fonction des trois gouvernements de la vallée du Saint-Laurent. Observons à présent cette répartition dans l’espace.

Telle qu’elle apparaît à la carte 1, la présence seigneuriale semble effectivement toucher de nombreuses seigneuries à l’échelle laurentienne, formant un corridor presque continu entre le Bas-Saint-Laurent et la Rive-Sud de Montréal. De fait, les trois gouvernements paraissent bien représentés en matière de présence seigneuriale, ce qui, faut-il le rappeler, ne constitua jamais une réalité aussi familière dans la vallée du Saint-Laurent. Ainsi, puisque cette distribution fait état de chacune des seigneuries où il y eut au moins un seigneur résidant, parfois pendant de très courtes périodes, nous avons, par ailleurs, souhaité visualiser le caractère évolutif de cette présence afin d’observer la réalité à différentes époques. Pour cartographier la distribution spatiale de la résidence seigneuriale, nous avons retenu quatre années repères séparées chacune d’un demi-siècle. Ainsi, plutôt que d’apprécier le phénomène dans sa totalité sur une aussi longue période, nous avons pu mesurer son évolution géographique entre le début du xviiie siècle[53] (1700) et la veille de son abolition (1851), en la vérifiant de manière photographique[54].

Carte 1

Distribution géographique de la présence seigneuriale, xviie-xixe siècle

Distribution géographique de la présence seigneuriale, xviie-xixe siècle
Source: Tracé des seigneuries d’après : Atlas historique du Canada, tome 1, des débuts à 1800, Montréal, Université de Montréal, 1987, planche 51, Les seigneuries (Louise Dechêne).

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Carte 2

La présence seigneuriale dans l’espace laurentien - 1700

La présence seigneuriale dans l’espace laurentien - 1700
Source: Tracé des seigneuries d’après : Atlas historique du Canada, tome 1, des débuts à 1800, Montréal, Université de Montréal, 1987, planche 51, Les seigneuries (Louise Dechêne).

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En 1700, malgré l’effort colonisateur des décennies précédentes, la présence seigneuriale demeure limitée, quelques zones situées près des villes se démarquant, notamment sur la rive sud du gouvernement de Trois-Rivières, où vivent les seigneurs de Gentilly, Bécancour, Baie-Saint-Antoine, Saint-François-du-Lac et Nicolet. De même, la région, située entre Montréal et l’embouchure de la rivière Richelieu, bénéficie de la présence de plusieurs seigneurs, dont certains anciens officiers du régiment Carignan-Salières (Contrecoeur, Sorel), mais aussi de celle du seigneur Pierre Boucher, déjà établi depuis près de trente ans sur son fief de Boucherville. Le petit nombre de seigneurs résidants dans les environs immédiats de Québec a de quoi surprendre, compte tenu de l’ancienneté du peuplement de cette région ; seuls les seigneurs de Beauport sont résidants dans la proximité de la capitale, ce qui s’explique par les nombreuses seigneuries appartenant à des communautés religieuses. Par ailleurs, le gouvernement de Québec compte tout de même le plus grand nombre de résidants, mais ceux-ci sont disséminés le long du fleuve, entre la Côte-du-Sud et le Bas-Saint-Laurent, où, malgré la distance et la faiblesse du peuplement, certaines familles seigneuriales ont choisi de s’établir (Rimouski, Trois-Pistoles) ou encore dans celle, tout aussi isolée, de la Rivière-du-Gouffre, aux portes de Charlevoix.

Carte 3

La présence seigneuriale dans l’espace laurentien - 1750

La présence seigneuriale dans l’espace laurentien - 1750
Source: Tracé des seigneuries d’après : Atlas historique du Canada, tome 1, des débuts à 1800, Montréal, Université de Montréal, 1987, planche 51, Les seigneuries (Louise Dechêne).

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En 1750, les résidants sont plus nombreux, mais constituent une proportion plus faible qu’en 1700, en raison des nouvelles concessions de seigneuries qui ne sont pas ou peu mises en valeur par leurs propriétaires (Haut-Richelieu notamment). La plupart des seigneuries où l’on notait une présence seigneuriale, cinquante ans plus tôt, sont encore habitées par le seigneur. La présence seigneuriale reste timide, particulièrement dans le gouvernement de Montréal, tandis qu’elle se confirme et s’accentue sur la rive sud du gouvernement de Québec.

L’année 1800, alors que le nombre de seigneuries concédées a atteint son point culminant, permet d’observer une progression des seigneurs résidants dans l’espace ; près de 50 seigneuries (sur 160) comptent le seigneur parmi leur population. Cette présence accentuée se manifeste tout particulièrement dans le gouvernement de Montréal, alors que sur les deux rives du Saint-Laurent, de nouvelles seigneuries ont vu le seigneur s’installer (ou revenir) sur son domaine (Saint-Hyacinthe, Chambly, Berthier, Vaudreuil...). Par ailleurs, dans le gouvernement voisin de Trois-Rivières, mais aussi dans celui de Québec, certaines familles seigneuriales, qui résidaient depuis des décennies sur leur fief, ne comptent plus parmi les résidants de 1800. La plupart d’entre eux ont vendu leur seigneurie, entre 1770 et 1795, souvent à des propriétaires absents et possédant de nombreux fiefs. C’est le cas, par exemple, à Gentilly[55], Bélair[56] ou Rimouski[57].

Carte 4

La présence seigneuriale dans l’espace laurentien - 1800

La présence seigneuriale dans l’espace laurentien - 1800
Source: Tracé des seigneuries d’après : Atlas historique du Canada, tome 1, des débuts à 1800, Montréal, Université de Montréal, 1987, planche 51, Les seigneuries (Louise Dechêne).

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Enfin, à la veille de 1854, malgré la diminution marquée des résidants dans le gouvernement de Trois-Rivières, la présence seigneuriale atteint des sommets inégalés dont atteste la carte 5. Dans le gouvernement de Québec, la Côte-du-Sud et le Bas-Saint-Laurent constituent, de toute évidence, une zone de forte présence seigneuriale, où depuis Beaumont jusqu’à Trois-Pistoles, on ne compte pratiquement que des seigneuries habitées par le seigneur. Dans l’ensemble, les zones, jusque-là périphériques, désormais rejointes par la marche du peuplement, comptent leur part de seigneurs résidants. Des seigneuries de Charlevoix (Murray Bay, Éboulements), en passant par la Beauce (Sainte-Marie, Aubert-Gayon) et la vallée du Richelieu, jusque dans celle de l’Outaouais, où les Papineau se sont finalement fixés à demeure dans leur château Montebello, la présence seigneuriale devient un phénomène, non pas généralisé, mais moins inhabituel dans la vallée du Saint-Laurent.

Carte 5

La présence seigneuriale dans l’espace laurentien - 1850

La présence seigneuriale dans l’espace laurentien - 1850
Source: Tracé des seigneuries d’après : Atlas historique du Canada, tome 1, des débuts à 1800, Montréal, Université de Montréal, 1987, planche 51, Les seigneuries (Louise Dechêne).

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Caractériser les seigneurs résidants

La localisation de la présence seigneuriale permet de saisir un aspect de la question, mais l’exercice de caractérisation de ces seigneurs résidants passe également par la connaissance des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Cette réalité, tout autant que l’emplacement des fiefs, peut contribuer à comprendre la décision d’une famille seigneuriale de prendre résidence sur son domaine. De plus, le milieu d’appartenance risque d’influencer les éventuels rapports entre seigneurs et censitaires[58].

Les nobles représentent un peu plus de 30% de tous les seigneurs résidants (129 seigneurs). Parmi eux, on retrouve neuf seigneurs qui furent anoblis au cours de leur vie, mais la grande majorité est composée de nobles de naissance, bien que parfois de noblesse récente[59]. Les roturiers comptent donc pour près de 70% des résidants ; parmi eux se trouvent d’importants bourgeois, mais également des individus plus modestes. Nous avons donc choisi de diviser ces roturiers selon deux catégories sociales, la bourgeoisie et les « petits roturiers ». Parmi les bourgeois, nous avons considéré tous les individus qui exercent une fonction autre que celle de seigneur et qui apparaissait porteuse d’un certain statut social (administrateur colonial, marchand, médecin, etc.). D’un autre côté, nous avons regroupé les individus qui, bien que seigneurs, sont issus des strates inférieures de la société et qui ont connu l’ascension sociale ; la plupart émanent de ce que l’on pourrait appeler la paysannerie ou encore de l’artisanat. Des seigneurs dont la famille possède une seigneurie depuis plusieurs générations ont été classés parmi ce groupe de petits roturiers, et ce, même s’ils n’avaient pas eux-mêmes été les artisans de la montée de leur famille. Des familles seigneuriales comme les Côté à L’Isle-Verte[60], ou encore les Noël à Tilly, par exemple, nous apparaissent davantage liées au monde paysan dont elles sont issues qu’aux groupes sociaux élevés dont attesterait normalement leur titre seigneurial.

En étudiant la propriété seigneuriale et les groupes sociaux de la vallée du Saint-Laurent, au cours de la période 1663-1840, Fernand Ouellet a fait ressortir le rôle de la Conquête dans la transformation des groupes sociaux possédant des seigneuries. Ainsi, sous le Régime français, la noblesse avait eu, dès le point de départ, l’avantage sur les autres groupes sociaux. Les familles nobles des premières décennies obtiennent le plus grand nombre de seigneuries, mais surtout, les seigneuries aux dimensions les plus considérables. En 1663, Ouellet note que les nobles possèdent 47% des seigneuries (contre 44% appartenant à la bourgeoisie[61] et 7% au clergé), mais détiennent 70% du territoire seigneurial[62]. Lors du congédiement des troupes de Carignan-Salières, plusieurs officiers, nobles bien entendu, obtiendront des concessions de seigneuries pour les inciter à s’établir dans la colonie, principalement le long de la rivière Richelieu ; le roi continue à bien pourvoir la noblesse. Au xviiie siècle, les nobles sont dépassés, au sein des propriétaires seigneuriaux, par les bourgeois. À la veille de la Conquête, les nobles composent 44,3% des seigneurs, et les bourgeois 49,6%. Survient alors le passage de colonie française à colonie britannique : « Entre 1760 et 1766, 44 seigneuries sont vendues et ces transactions affectent 27% du territoire seigneurial. Ce brassage est d’autant plus important qu’il transforme la position des groupes en place et fait naître de nouveaux pouvoirs fonciers[63]. » La transformation amorcée avant 1760 s’intensifie à la fin du xviiie siècle pour culminer au xixe siècle. En 1781, les nobles ne représentent plus que 24,6% des seigneurs. Même en y ajoutant les 6,9% d’officiers britanniques qui sont seigneurs à cette époque, on atteint à peine 30% des propriétaires de seigneuries[64]. La bourgeoisie, anglophone et francophone, poursuit son ascension ; qu’il s’agisse des marchands et des grands propriétaires anglais, ou encore des professionnels et des marchands canadiens, les bourgeois continuent à chercher dans l’achat de seigneuries le couronnement d’une réussite sociale[65].

Figure 3

Seigneurs résidants et groupes sociaux

Seigneurs résidants et groupes sociaux

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La figure 3 fait état de l’évolution comparée des trois groupes sociaux qui composent le corpus des seigneurs résidants. Nous avons observé à cinq moments la composition sociale des résidants. Les résultats sont révélateurs de la transformation qui s’opère parmi les propriétaires seigneuriaux du groupe entre le xviie et le xixe siècle. Surtout, on constate que les résidants, en regard de l’origine sociale, ne se distinguent pas de manière exceptionnelle de l’ensemble des propriétaires seigneuriaux étudiés par Fernand Ouellet[66]. On s’aperçoit que les seigneurs résidants nobles sont les plus nombreux en 1681, mais qu’en 1750, ils sont rattrapés par les petits roturiers, puis, vers 1800, dépassés par les bourgeois ; leur nombre ne cesse de diminuer jusqu’à la fin du régime seigneurial, alors qu’ils se retrouvent loin derrière les seigneurs résidants issus de la bourgeoisie. Cette ascension de la bourgeoisie continue entre le xviie et le xixe siècle ; peu nombreux en 1681, ils arrivent au premier rang au moment de l’abolition du régime seigneurial. Finalement, le groupe des petits roturiers s’illustre également de manière étonnante. Ces seigneurs « paysans » se retrouvent, en 1750, à égalité avec les nobles. Cependant, à compter du xixe siècle, ils sont peu à peu éliminés du groupe seigneurial, connaissant en cela le cheminement inverse de la bourgeoisie, mais un déclin comparable à la noblesse.

Ces familles seigneuriales modestes, dont le niveau de vie ne devait guère contraster avec celui des censitaires, semblent avoir de la difficulté à assurer leur maintien parmi la classe seigneuriale à mesure que celle-ci se renforce. L’exemple de la famille Tremblay, seigneurs des Éboulements pendant un siècle (1710-1810), apparaît révélateur de cette tendance[67]. Depuis l’acquisition de la seigneurie des Éboulements par Pierre Tremblay, habitant de la seigneurie de Beaupré, au commencement du xviiie siècle, la famille seigneuriale a vu au développement et au peuplement de cette seigneurie (par l’établissement des enfants de la famille seigneuriale notamment) qui constituait alors la zone habitée la plus orientale sur la rive nord du Saint-Laurent. Trois générations de seigneurs Tremblay plus tard, Jean-François s’en départit en faveur du médecin bourgeois de Québec, Pierre de Sales-Laterrière, en 1810. Selon Jean-Paul Tremblay, la vente de cette seigneurie à des membres plus prestigieux de la société coloniale aurait été influencée par la difficulté des seigneurs Tremblay, sans instruction et analphabètes, à faire face à la gestion seigneuriale qui se complexifiait avec l’accroissement de la population[68]. Les Tremblay sont-ils représentatifs d’une tendance des seigneurs petits roturiers incapables d’assurer à leur progéniture une position sociale privilégiée et davantage liés à leur collectivité paysanne qu’aux élites coloniales ? Les exemples des seigneurs Côté, à l’Isle-Verte, Lepage, à Rimouski, ou encore Toupin, à Bélair (Les Écureuils), tendent à confirmer cette hypothèse[69].

Des seigneurs exclusivement seigneurs ?

Les seigneurs résidants de la vallée du Saint-Laurent sont-ils des prototypes du gentilhomme campagnard ? Le seul fait qu’ils soient résidants ne peut nous assurer que leur fonction de seigneur occupait la totalité de leur temps ni que celle-ci constituait la source principale de leurs revenus. Nous avons cherché à déterminer s’ils ont exercé d’autres fonctions, professions ou occupations que celle de seigneur afin d’obtenir un portrait socioprofessionnel des résidants et d’établir une corrélation entre la résidence et le type de fonctions exercées. Des fonctions militaires ou administratives, par exemple, peuvent avoir retenu à la ville bon nombre de seigneurs possédant un fief trop éloigné de leur lieu d’activité. Cette réalité se trouvait accentuée par le contexte colonial où les seigneuries étaient d’abord des terres en « bois debout », domaine qu’il fallait mettre en valeur.

Parmi les 316 seigneurs résidants[70], il y a présence d’une autre occupation chez 125 individus (39,6%)[71]. Pour les 191 autres seigneurs (60,4%), la fonction seigneuriale semble être l’unique occupation. Il s’agit d’un constat révélateur puisqu’il dévoile que 60% des seigneurs résidants n’exerçaient aucune autre occupation que celle de seigneur au moment où ils résidèrent sur leur seigneurie et même avant. Cette proportion paraît marquante et peut certainement expliquer le faible taux de résidence seigneuriale enregistré. L’existence d’une occupation, qu’il s’agisse d’une fonction au sein de l’administration coloniale par exemple, ou d’une profession, combinée aux conditions sociopolitiques et géographiques, contribuent à retenir les seigneurs hors de leurs seigneuries. Ce sont donc des seigneurs plutôt modestes, le plus souvent ceux issus des mondes paysan et artisan, qui font augmenter la proportion de résidants qui ne sont « que » seigneurs. Ces seigneurs, dont la terre apparaît comme la seule source de revenus et n’ayant d’autre port d’attache que la seigneurie familiale, semblent véritablement mériter, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’appellation de « gentilshommes campagnards », même si la seigneurie apparaît pour certains avoir été davantage un élément de stratégie de la reproduction familiale qu’un outil de promotion et de distinction sociale[72]. On retrouve, au sein de ce groupe, plusieurs familles qui résidèrent des siècles durant dans une trame intergénérationnelle[73].

Ce sont tout de même 125 détenteurs de fiefs qui déclarent une ou plusieurs autres occupations que celle de seigneur. Sont-ils des seigneurs extraordinairement entreprenants et décidés à développer leurs fiefs, ou sont-ils simplement favorisés par un contexte social et géographique plus favorable à la résidence[74] ?

Ce sont les militaires qui représentent la plus large partie des résidants qui ont une occupation. En effet, sur 205 occupations déclarées, on retrouve 69 mentions d’une fonction militaire. Les officiers, « ceux qui combattent » selon la répartition tripartite des ordres sociaux sous l’Ancien Régime, appartenant à la noblesse, composent traditionnellement la majeure partie des propriétaires de fiefs de dignité ; la société seigneuriale laurentienne n’échappe pas à cette propension des nobles à accaparer le sol[75]. Parmi eux, les officiers de l’armée française comptent 41 individus, dont plusieurs officiers du régiment de Carignan-Salières fixés rapidement dans leurs seigneuries de la vallée du Richelieu, zone constamment menacée par les raids iroquois au xviie siècle et ne demandant que la présence de seigneurs militaires capables d’assurer la protection des habitants. Mentionnons parmi eux Claude Pécaudy de Contrecoeur, Pierre de Saint-Ours de l’Eschaillon ou encore François Jarret de Verchères qui donneront leur nom à leur seigneurie. Des officiers de l’armée britannique sont également représentés au sein du groupe de militaires. Nous en avons dénombré 13, dont plusieurs qui avaient participé à la guerre de la Conquête et qui décidèrent de se fixer dans la colonie conquise : James Cuthbert prendra résidence dans sa seigneurie de Berthier, John Nairne dans celle de Murray Bay et Conrad Gugy dans celle de Grosbois-Ouest, pour ne citer que ceux-là. Pour ces seigneurs militaires, la résidence seigneuriale ne semble pas poser problème ; la plupart sont retirés de la vie militaire « active » ayant accompli leur devoir envers la métropole et choisi de s’installer en pays laurentien. Bien qu’ils aient parfois à se rendre à Québec ou à Montréal et qu’ils aient dû, à certaines époques, reprendre du service, notamment lors de la guerre de 1812, ils ont le loisir de vivre sur leurs terres.

Mentionnons également la présence de 15 officiers de milice, la plupart des lieutenants-colonels, mais aussi un major et deux capitaines. La résidence n’est vraisemblablement pas problématique pour ces militaires réservistes ; au contraire, leur fonction est tributaire de leur présence dans la localité, en raison de laquelle ils occupent ces postes. Il est fort intéressant de noter que ces individus sont investis de rôles à la fois civils et militaires et occupent deux lieux de pouvoir fondamentaux de la société rurale préindustrielle dans la vallée du Saint-Laurent. La population se trouve alors soumise à la double autorité de ces individus, à qui elle doit payer les tributs de la féodalité et être commandée dans les milices où les hommes sont tenus de participer[76].

Les seigneurs résidants qui occupent une fonction politique constituent également une proportion considérable parmi les 125 résidants à exercer une occupation. On compte 49 mentions de seigneurs « politiciens[77] », sous le Régime britannique, dont 24 députés. Les seigneurs furent nombreux à être élus députés lors des élections de 1792 et des élections suivantes, continuant à occuper une position privilégiée au sein des localités ; en cela, il est peu surprenant de retrouver une forte proportion de résidants élus. Deux seigneurs résidants s’affrontèrent lors des toutes premières élections. Pierre-Paul Margane de Lavaltrie se fit élire dans la circonscription de Warwick (regroupant les seigneuries de Lavaltrie, Lanoraie et Berthier) au détriment de son « voisin », le seigneur de Berthier, James Cuthbert[78]. En plus des députés, 22 furent conseillers législatifs ou exécutifs. Il faut rappeler ici le cumul de fonctions chez certains seigneurs ; ce sont souvent les mêmes individus qui furent députés puis conseillers législatifs à la fin de leur carrière. James Cuthbert fils, par exemple, fut officier, député, juge de paix, conseiller législatif en plus de ses fonctions de marchand[79].

Au moins quatre seigneurs devinrent les premiers maires des municipalités nées dans leur seigneurie. L’incorporation des municipalités survenant, dans la vallée du Saint-Laurent[80], peu avant l’abolition du régime seigneurial, il est fascinant d’observer ces exemples où la figure dominante du seigneur se transpose au niveau des nouvelles structures de la politique municipale. Ces seigneurs-maires sont Éloi Rioux[81], Edward Octavien Cuthbert[82], Charles-Barthélémi-Gaspard Tarieu de Lanaudière[83] ainsi que Louis-Antoine Dessaules[84] qui furent les derniers seigneurs, mais aussi les premiers maires de leurs localités respectives, soit Trois-Pistoles, Berthier, Lavaltrie et Saint-Hyacinthe.

Suivent les seigneurs qui s’illustrèrent dans le monde du commerce[85] ; ils sont 31, tant sous le Régime français que sous la période britannique, mais plus nombreux à compter de la fin du xviiie et au xixe siècle, alors que de nombreux individus de la bourgeoisie d’affaires remplacent d’anciennes « dynasties » seigneuriales. On retrouve de grands hommes d’affaires tels George Allsopp, le plus grand producteur de farine de son époque[86], résidant dans la seigneurie Jacques-Cartier[87], ou des marchands locaux enrichis comme Aimé Massue, marchand de Varennes, qui acquiert plusieurs seigneuries dans le district de Montréal et s’installe dans celle de Bonsecours[88]. La plupart de ces seigneurs bourgeois sont en plein processus d’ascension sociale et la seigneurie constitue pour eux à la fois un investissement et un signe tangible de leur succès, porteur de dignité.

L’obtention d’une seigneurie en Nouvelle-France, du moins dans les cas de concessions, revêt un caractère discrétionnaire et préférentiel de la part des autorités coloniales et consacre principalement des individus bien en vue par l’administration coloniale. Aussi, n’est-il pas surprenant de retrouver parmi les seigneurs des gens occupant une charge dans la fonction publique coloniale. Cependant, dans le cas des résidants, cela peut s’avérer plus étonnant, dans la mesure où ces fonctions sont peut-être les plus susceptibles de retenir leur détenteur à Québec, la capitale, ou dans les autres villes. On constate que le nombre de résidants, mentionné comme ayant une fonction administrative, est de 24 et qu’ils se retrouvent tant dans l’administration coloniale à l’époque française que sous le Régime britannique. Bien que relativement peu nombreux pour une aussi longue période (si on prend pour comparaison les 24 députés pour la seule période où coexistent parlementarisme et système seigneurial — 1792-1854), ces individus témoignent toutefois de la possibilité pour certains seigneurs, détenteurs de charges administratives, de résider dans leur seigneurie. Ces seigneurs sont, sous le Régime français, conseillers au Conseil souverain, lieutenant-général de la prévôté, grand-voyer, procureur du roi et, sous le Régime britannique, juges de paix, shérif ou receveur général.

Se trouvent aussi des seigneurs exerçant des professions dites « libérales » ainsi que quelques autres professions plus difficiles à classer. Ces seigneurs « professionnels » » sont au nombre de 23 et regroupent avocats (8), notaires (4), médecins (3), apothicaires (2), arpenteurs (2), chirurgiens (2) et ingénieurs (2).

Enfin, les deux dernières catégories, peu représentatives des propriétaires seigneuriaux résidants, ne regroupent qu’un petit nombre. Cependant, l’exception s’avère souvent fort révélatrice. Les seigneurs rassemblés sous le vocable « métiers » sont des individus d’origine très modeste, à l’instar d’une grande partie des 181 seigneurs « exclusivement seigneurs » évoqués précédemment. Ces cinq seigneurs ont exercé, le plus souvent avant l’obtention de leur seigneurie, les métiers suivants : charpentier, menuisier, capitaine de navire, cabaretier et constructeur naval. Puis, il faut mentionner trois prêtres qui possèdent à titre personnel une seigneurie où ils sont résidants, ce qui en fait des cas exceptionnels. Ici encore, on se trouve en présence d’individus dotés de pouvoirs nombreux, cumulant autorité seigneuriale et religieuse dans une localité[89].

Au terme de cette analyse des origines professionnelles, on peut voir que les résidants se démarquent par une majorité (60%) n’ayant d’autres fonctions que celle de seigneur et sont « exclusivement seigneurs », méritant le qualificatif de « gentilshommes campagnards ». Ceux-ci, paradoxalement, sont souvent issus de la paysannerie et parvenus à la propriété seigneuriale par l’intermédiaire d’un processus de mobilité sociale ascendante[90]. Les seigneuries qu’ils détiennent sont généralement de superficie proportionnelle à leur origine sociale. Néanmoins, ils sont bel et bien seigneurs. Par ailleurs, parmi les résidants qui occupent une autre fonction (environ 40%), l’armée et la politique regroupent le plus grand nombre d’individus, correspondant en cela aux fonctions premières des détenteurs de la terre sous l’Ancien Régime, à savoir combattre et gouverner. Cependant, les seigneurs vivant du commerce sont également assez bien représentés, illustrant la place prépondérante que la bourgeoisie tend à occuper au fil du temps parmi le groupe seigneurial de la vallée du Saint-Laurent.

La persistance intergénérationnelle de la présence seigneuriale

Parmi les 226 seigneuries analysées, on retrouve la présence d’au moins un seigneur résidant entre le xviie et le xixe siècle dans 107 d’entre elles, comme l’illustrait le tableau 2. Cependant, l’étude de la durabilité de la présence du seigneur, dans un contexte intergénérationnel, nous renseigne davantage sur l’ampleur et la permanence de cette résidence. Les données cumulées afin de connaître la variation de la résidence seigneuriale peuvent ici servir à évaluer le contexte familial intergénérationnel.

Les 426 seigneurs résidants recensés correspondent à 148 familles entre le xviie et le xixe siècle. Pour faire état de cette durabilité intergénérationnelle, la mesure en générations est préférable au calcul des années. Il est évident que l’utilisation de la génération constitue une mesure à durée variable, mais elle a l’avantage de révéler le nombre de seigneurs qui prirent successivement la décision de résider[91]. La durée en années est, quant à elle, influencée par la longévité des seigneurs, plus aléatoire.

Les familles qui sont résidantes pendant seulement une génération sont les plus nombreuses. Ce sont 73 familles seigneuriales sur 148 qui ne demeurent dans leur fief que le temps d’une génération. Il faut mentionner que, bien souvent, ces familles n’ont possédé la seigneurie que peu de temps, le premier représentant de la famille s’en départissant de son vivant et ne pouvant donc la transmettre à ses héritiers. D’autres ont acquis la seigneurie au moment où le régime seigneurial tirait à sa fin. Leurs enfants ont pu continuer à y résider et à y tenir un mode de vie seigneurial, mais le régime, et cette étude, prenant fin en 1854, ils se retrouvent dans cette catégorie. En 1853, le dernier seigneur de la Grande-Anse (Saint-Roch-des-Aulnaies) et seul seigneur résidant de cette seigneurie, Pascal-Amable Dionne, s’installe dans son manoir dont la construction venait tout juste de se terminer. Il avait hérité de cette seigneurie de son père, Amable Dionne, l’année précédente, mais celui-ci résidait à La Pocatière, son autre seigneurie. Puisque 1854 marque l’abolition du régime seigneurial, le seigneur Dionne est considéré comme ayant résidé une année, mais le mode de vie seigneurial ne s’éteint pas en 1854 et Dionne vécut en son manoir jusqu’à son décès survenu en 1870[92].

Viennent ensuite 33 familles seigneuriales dont la résidence s’étend sur 2 générations, tandis que 20 familles résidèrent durant 3 générations. Déjà, à ce stade, cela peut constituer une période de temps considérable. À Yamaska, les Godefroy de Tonnancour sont résidants trois générations durant, de 1784 à 1854[93]. Puis, huit familles demeurent dans leur seigneurie durant quatre générations, notamment les Pézard (Champlain) de 1664 à 1783, les Delorme/Dessaules (Saint-Hyacinthe) de 1757 à 1854, les Lefebvre à la Baie-Saint-Antoine (1683-1793) et les Poisson (Gentilly) entre 1669 et 1772. La famille de Saint-Ours résida également pendant quatre générations sur sa seigneurie du Bas-Richelieu, mais bien qu’elle la posséda sans interruption entre 1672 et 1854, deux seigneurs successifs n’y résidèrent pas. Avec ces familles, on entre dans la durée séculaire.

Six familles seigneuriales ont persisté sur leur fief pendant cinq générations. Il convient de les nommer : Couillard de Beaumont (1673-1828), Bélanger à L’Islet-de-Bonsecours (1677-1854), Côté à L’Isle-Verte (1711-1849), Boucher de Boucherville (c.1670-1854), Lemoine de Martigny au Cap-de-la-Trinité (c.1676- ?) et Crevier de Saint-François (c.1681-c.1812). Huit véritables « dynasties » seigneuriales vécurent en permanence sur leur domaine pendant six générations : les Hamelin (Grondines), Bernier (Saint-Joseph-de-la-Pointe-aux-Foins), Gagné (fief Gagné), Gamache (fief Gamache), Amiot (Vincelotte), Rioux (Trois-Pistoles), Margane (Lavaltrie) et Chicoine (Bellevue).

Finalement, le record du nombre de générations passées par une même famille dans son fief revient aux seigneurs de Beauport, les Juchereau Duchesnay, héritiers de Robert Giffard, qui comptent sept générations de seigneurs résidants. Il faut dire qu’ils avaient une longueur d’avance puisque Giffard s’était installé à Beauport dès sa concession en 1634. Les Juchereau vont conserver la seigneurie et y résider jusqu’en 1844, alors qu’elle sera saisie et adjugée à l’homme d’affaires Peter Patterson qui, lui aussi, résidait à Beauport où il exploitait un moulin à scie au bas de la chute Montmorency[94]. Cette seigneurie ne connut donc que des seigneurs résidants au cours des 220 ans de son histoire.

De seize familles seigneuriales ayant résidé plus de cinq générations, on peut tirer quelques constats intéressants. Les familles nobles, de même que les grandes familles bourgeoises sont assez peu nombreuses à s’être maintenues de manière permanente sur leurs terres pendant la longue durée du régime seigneurial. Comme l’a démontré l’analyse de la variation des origines sociales des seigneurs, les nobles diminuent progressivement au profit de la bourgeoisie au cours des xviiie et xixe siècles. Ainsi, on ne retrouve de familles nobles que les Boucher de Boucherville, les Margane de Lavaltrie (alliés aux Tarieu de Lanaudière), les Juchereau Duchesnay (Beauport) et les Couillard (Beaumont et Rivière-du-Sud). Notons que les Boucher, Juchereau et Couillard[95] furent anoblis au Canada, seuls les Margane de Lavaltrie constituent une famille d’ancienne noblesse[96]. Ce sont les familles seigneuriales aux modestes origines sociales qui constituent la majeure partie des familles qui résident sur une très longue période. Bien qu’au fil du temps, celles-ci connaîtront des destins différenciés, leur passé familial commun est marqué par l’ascension sociale d’un aïeul, parvenu à la propriété d’une seigneurie sous le Régime français[97]. Qu’il s’agisse des Bélanger à L’Islet, Rioux à Trois-Pistoles ou Crevier à Saint-François-du-Lac, ces familles sont fortement liées à la population des localités où elles résident. Il faut également noter le rôle de pionniers joué par plusieurs d’entre elles en s’établissant sur leurs terres, sinon dès l’obtention, à tout le moins avant qu’elles soient peuplées. Les Rioux à Trois-Pistoles, comme les Côté à L’Isle-Verte, mais aussi les Bélanger à L’Islet-de-Bonsecours, les Giffard à Beauport, les Boucher à Boucherville sont quelques-unes de ces familles qui s’établirent les premières dans leur seigneurie, y jouant un rôle de colonisateur. Ainsi, l’observation des familles seigneuriales résidantes, et notamment de la persistance de cette présence, ramène les « seigneurs colonisateurs » naguère glorifiés. Ceux-ci constituaient la minorité, c’est maintenant chose acquise, néanmoins leur existence s’avère une réalité qu’il importe de considérer si l’on souhaite rendre compte du caractère non monolithique de la seigneurie au Québec.

Conclusion

Dans la vallée du Saint-Laurent, les « terres, fiefs et seigneuries » où résident les seigneurs et leur famille ne sont pas la norme, même si la présence seigneuriale prend de l’importance entre le xviie et le xixe siècle. En dépit de l’image du seigneur résidant et défricheur, associée au Régime français, la présence des seigneurs dans le monde rural est le fait d’une société mature ; elle atteint son apogée (moins de 40%) au milieu du xixe siècle, alors que les seigneuries sont densément peuplées et rentables. Les rares « dynasties » seigneuriales résidantes, élevées en modèles par l’historiographie antérieure aux années 1960-1970 et dans les écrits de Philippe Aubert de Gaspé[98], semblent avoir imprégné l’imaginaire populaire au point de laisser l’idée de seigneurs largement résidants dans le monde rural préindustriel. Par ailleurs, la recherche fondamentale des dernières décennies, relative à la seigneurie laurentienne, est venue nuancer considérablement, pour ne pas dire détruire la mythologie seigneuriale entretenue depuis le xixe siècle, incluant le « mythe » du seigneur-colonisateur et résidant, en insistant, entre autres, sur le poids du système seigneurial et sur les propriétés ecclésiastiques. Notre objectif était donc, considérant la mise à l’écart de la famille seigneuriale, de dresser un bilan de cette présence et ou absence des seigneurs. Or, non seulement le lieu de résidence des seigneurs était, dans une large proportion, situé hors de leur seigneurie, le plus souvent à la ville, mais parmi ceux qui résidaient, un petit nombre de familles seulement vécurent sur leur domaine pendant plusieurs générations.

En nous intéressant plus spécifiquement à ces « gentilshommes campagnards », parfois nobles, mais le plus souvent roturiers, notre objectif n’est pas de faire réapparaître le bon seigneur-colonisateur, mais bien de baliser le terrain afin de porter un regard sur la sociabilité tributaire de cette présence, somme toute inhabituelle, dans le monde rural laurentien. Bien que minoritaire et ne constituant une réalité que dans le quart des seigneuries possédées par des seigneurs laïques, cette présence n’en demeure pas moins un cadre interprétatif profitable pour comprendre la diversité et la transformation du monde seigneurial et rural entre le xviie et le xixe siècle. Cette question constitue la suite du programme amorcé par le présent texte.

L’historien britannique Peter Laslett s’interrogeait sur le rôle de père symbolique du seigneur résidant dans les campagnes anglaises : « On ne pouvait considérer comme le chef, ou le père symbolique de la société villageoise, un seigneur absent, ou mineur, ou briguant des charges publiques à l’échelle de la province ou du royaume, perpétuellement préoccupé par des affaires plus importantes[99]. »

Il nous semble, en effet, que la présence de la famille seigneuriale, côtoyant au quotidien les habitants de son fief dans un rapport d’altérité variable, selon l’origine sociale, culturelle et religieuse du seigneur, devait représenter une réalité bien différente de celle de la majorité des censitaires laurentiens. Lorsque les seigneurs résidaient et que le banc seigneurial était chaque semaine occupé par ses propriétaires ; lorsque le manoir était le lieu de vie d’une famille et non seulement l’endroit où il fallait acquitter les redevances ; alors, le seigneur et les siens devaient être bien réels aux yeux de la collectivité. N’allons pas jusqu’à dire que ces censitaires « privilégiés » payaient de bon gré leurs droits seigneuriaux ; là où la famille seigneuriale est présente, les conflits le sont généralement aussi.