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Peu d’ouvrages des spécialistes des sciences humaines ont provoqué autant de réactions dans la classe politique canadienne que le dernier de Frédéric Bastien, professeur d’histoire au Collège Dawson. Autant à Québec qu’à Ottawa, premiers ministres et chefs de l’opposition ont du prendre position à la suite de la publication de l’ouvrage La bataille de Londres. Le « buzz médiatique » a été si intense qu’on a du mal à faire le décompte des articles, bulletins de nouvelles et polémiques suscités par l’analyse de Bastien. L’exceptionnalité de la réception est particulièrement frappante lorsqu’on ajoute un fait rarissime dans les annales judiciaires canadiennes : l’émission rapide d’un communiqué par la Cour suprême indiquant qu’elle se livrait sur-le-champ à une enquête interne en vue d’éclaircir les allégations qui pesaient contre l’ancien juge en chef, Bora Laskin, lequel était « accusé » d’avoir transgressé la règle de la séparation des pouvoirs, et d’avoir été impliqué dans un « coup d’État ».

Pourquoi donc un tel battage politique et médiatique autour d’un événement qui remonte à une trentaine d’années ? On pense d’abord à la nature des événements traités. Incontestablement, ils ont provoqué un tournant dans l’histoire politique et constitutionnelle du Canada. Les 24 mois qui séparent l’échec référendaire de 1980 de la cérémonie marquant le rapatriement constitutionnel en avril 1982 ont aussi représenté un des moments les plus forts de l’affrontement Québec-Canada depuis 1867. Mais une autre raison a probablement été pour beaucoup dans l’ampleur de la réaction : la qualité du travail accompli par Bastien. L’auteur a pu, grâce à son obstination, mettre la main sur plusieurs documents archivés du Foreign Office. Il a mené une série d’entrevues avec les principaux acteurs encore vivants. Il a minutieusement épluché tous les documents publics. Et fort de toutes ces sources, il s’est livré à une triangulation fascinante en vue de cerner les tractations qui ont mené à la Loi constitutionnelle de 1982. Le travail est d’autant plus méritoire qu’il vise deux zones habituellement impénétrables de l’État, soit le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. C’est, croyons-nous, pour cela que les plus hautes autorités n’ont pu ignorer l’ouvrage de Bastien.

Au-delà de l’affaire Laskin, d’autres apports de l’ouvrage, bien que moins percutants, méritent d’être relevés. On y apprend que le premier ministre Trudeau a eu l’appui très tôt de son homologue britannique Margaret Thatcher, mais que pendant de longs mois l’appui des parlementaires britanniques n’était pas garanti, et ce, malgré la discipline de parti. Bastien raconte dans le détail que si plusieurs acceptaient sans rechigner de remettre aux Canadiens la loi de 1867, plusieurs étaient réticents à y ajouter une charte des droits. Nombreux étaient les parlementaires de Westminster à s’étonner que Trudeau leur demande de faire ce qu’on ne voulait pas faire au Canada. Et le gouvernement britannique était conscient de la division au caucus d’autant plus que l’enchâssement constitutionnel des droits heurtait les principes du droit britannique. En fait, Trudeau voulait une charte sans avoir à renégocier le partage des pouvoirs entre Ottawa et les provinces, et pour cela les Anglais devaient amender le texte avant de l’envoyer. L’ouvrage répertorie aussi quantité de personnalités britanniques qui avaient bien plus d’accointance avec la position des provinces, et les doléances du Québec en particulier, qu’avec les prémisses d’Ottawa, ce qui s’oppose là aussi aux idées communes.

Ce qui ressort également de l’analyse de Bastien, c’est combien chaque joueur politique s’est adapté, a ajusté son jeu, ses interventions, ses alliances, voire ses ambitions, aux circonstances qui évoluaient au fil des mois. Trudeau, par exemple, a joué dans l’ambiguïté lors de ses discours de mai 1980, créant un étonnement lorsqu’il a fait connaître ses véritables objectifs à l’automne 1980. En 1981, il ne voulait pas d’une clause dérogatoire, mais il l’a finalement acceptée pour se gagner l’appui de certaines provinces. Machiavel n’aurait pas plus désapprouvé bien des analyses faites par le Foreign office, lesquelles sont précises, détaillées, équilibrées et qui se concluent presque chaque fois par une proposition stratégique pour le gouvernement anglais.

Bien qu’un parti pris traverse l’ouvrage, l’auteur n’hésite par à souligner combien la question référendaire de 1980, et même les documents publiés par le gouvernement du Parti québécois en 1979, dénotent eux aussi une « forte dose d’ambiguïté » en vue de prendre tous les moyens pour gagner les indécis. Bastien fait aussi une analyse détaillée de ce qui mènera à la « nuit des longs couteaux » en novembre 1981. Contrairement à la légende, les huit provinces opposées à Trudeau étaient depuis des mois bien moins solidaires qu’on ne le laissait croire. Bastien explique aussi que lorsque Lévesque accepte d’une manière impromptue, et sans consulter ses alliés, l’offre de Trudeau pour tenir un référendum pancanadien sur l’inclusion d’une Charte des droits, il mesure peut-être mal la réaction de ses alliés, négligeant d’envisager que, contrairement à lui, ils seraient défaits sur pareil enjeu dans leurs provinces respectives. Au total, grâce à l’analyse de Bastien, la « nuit des longs couteux » perd, au fil des pages, son caractère théâtral, soudain et manichéen.

Quant au juge Laskin, l’histoire telle que reconstituée par Bastien oblige une conclusion peut-être plus nuancée. Les conversations inappropriées du juge portaient sur l’agenda, et non sur le fond du dossier. Mais surtout, l’ouvrage de Bastien montre qu’au final le jugement de la Cour suprême n’a pas été à l’avantage de Trudeau. Au contraire. Si collusion il y a eu entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, on en a déjà vues de plus fructueuses ! La meilleure part de l’ouvrage n’est peut-être donc pas celle qui a fait tant de bruit.

Bien évidemment, La bataille de Londres ne clôt pas la discussion entre historiens, politologues et juristes. La classe politique y reviendra aussi tôt ou tard. Les preuves amenées par Bastien procèdent par des recoupements successifs dans une prose claire, agréable, voire passionnante, souvent proche du polar. Pour trancher, il faudra cependant déclasser beaucoup de documents à Ottawa, mais aussi dans les capitales provinciales. Il n’en reste pas moins, qu’à notre avis, on n’avait jamais été aussi loin pour « comprendre », dans le sens wébérien, la démarche des acteurs politiques canadiens lors de l’épisode politique qui va consacrer l’oeuvre de Trudeau, mais qui va meurtrir à jamais Lévesque.