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Plusieurs auteurs nous ont fait connaître Marie Gérin-Lajoie en présentant certains aspects de sa pensée et de son action au sein des mouvements féministes. Pourtant ce personnage incontournable de l’histoire du féminisme au Québec n’avait jamais fait l’objet d’une biographie. Anne-Marie Sicotte pallie cette lacune en présentant Marie Gérin-Lajoie. Conquérante de la liberté. Dans cet ouvrage, l’auteure se plonge dans l’univers de cette femme, afin de montrer à quel point sa combativité et sa persévérance en ont fait un personnage marquant de son époque, mais qui a aussi exercé une influence importante sur les générations de femmes qui l’ont suivie.

Les religieuses de l’Institut Notre-Dame du Bon-Conseil de Montréal ayant récemment terminé le traitement archivistique des écrits de Marie Gérin-Lajoie, Anne-Marie Sicotte a utilisé les correspondances, journaux, discours et notes de cours de celle-ci pour rédiger cette biographie. L’auteure a donc ajouté ces nouvelles sources à d’autres documents déjà disponibles concernant, notamment, la famille de Mme Gérin-Lajoie, la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste et les féministes de l’époque. Cette diversité de sources permet à Anne-Marie Sicotte de dresser un portrait global de son sujet, traitant à la fois de sa vie privée et de son oeuvre sociale, tout en dévoilant l’impact que cette femme a eu sur son entourage.

La biographie est divisée en dix-huit chapitres qui couvrent la vie de Marie Gérin-Lajoie, de son enfance jusqu’à sa mort, et qui relatent ses grandes luttes. La jeune Marie Lacoste, à qui ses parents ont transmis un grand respect de la religion, une certaine ouverture d’esprit et un sens aigu de la justice, entame, dès sa sortie du pensionnat, une réflexion profonde sur la condition juridique des femmes. Voyant à quel point celles-ci sont constamment désavantagées par les lois, particulièrement au sein de l’institution du mariage, elle décide de se dévouer entièrement à la cause des femmes.

Malgré son mariage avec Henri Gérin-Lajoie et ses grossesses, Marie ne dévie pas de son intention d’oeuvrer pour améliorer le sort des femmes. Guidée par un esprit de justice et de charité et confortée par la doctrine sociale de l’Église, elle n’hésite pas à oeuvrer au sein des groupes féministes de l’époque. Convaincue qu’il faut, « pour éviter les bouleversements, laisser les idées s’infiltrer lentement » (p. 126), elle s’assure, à la fois par conviction personnelle et par stratégie, de toujours avoir l’appui du clergé dans ses actions. Comme elle se fait un devoir de demeurer fidèle aux valeurs de l’Église catholique, Marie obtient longtemps l’approbation du clergé montréalais.

Elle se lance donc, avec le Conseil des femmes de Montréal, dans une lutte pour le droit des femmes à l’éducation, au travail, à la participation à la vie sociale en général, notamment par le suffrage au niveau municipal, mais surtout pour l’amélioration du sort des femmes mariées. Publiant le Traité de droit usuel en 1902, Marie Gérin-Lajoie fera de la modification du Code civil la lutte de sa vie. Elle oeuvre ensuite au sein de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptise, qu’elle collabore à mettre sur pied en 1907. Les liens de la FNSJB avec le clergé ainsi que la persévérance de ses membres lui permettent de faire des gains importants dès ses premières années d’existence ; ses luttes pour la tempérance, l’éducation des jeunes filles et la mise sur pied d’associations professionnelles pour les travailleuses, entre autres, donnent des résultats qui enthousiasment Marie Gérin-Lajoie. Cependant, la fin de la Grande Guerre annonce un revirement de situation ; la question du droit de vote des femmes prenant de l’ampleur, les opposants au féminisme se font de plus en plus entendre. Refusant de croire que l’esprit de charité et de justice qui guide ses actions puisse être en conflit avec les valeurs catholiques, Marie Gérin-Lajoie décide de s’adresser directement au pape afin d’obtenir son approbation.

Ainsi, en 1922, elle entreprend son fameux voyage à Rome qui se soldera, à son grand désespoir, par un échec : le clergé québécois peut, selon le souverain pontife, s’opposer au suffrage féminin sans contrevenir à la doctrine de l’Église. Fidèle catholique, Marie se voit contrainte d’abandonner cette cause, laissant la place à la nouvelle génération de féministes, composée de femmes plus jeunes et plus fougueuses, notamment Thérèse Casgrain et Idola Saint-Jean. Après avoir longtemps été son alliée, sa sincère piété finit par limiter ses possibilités d’actions.

Marie ne renonce toutefois pas à poursuivre sa bataille principale : la modification du Code civil. La Commission Dorion de 1929 accorde quelques gains sur ce plan, permettant à la féministe de voir l’aboutissement du travail de toute une vie avant sa mort. Marie Gérin-Lajoie vit ses derniers jours à l’Institut Notre-Dame du Bon-Conseil, où la maladie l’emporte en 1945.

Anne-Marie Sicotte nous offre une biographie qui, sans introduire de grandes nouveautés quant aux oeuvres et aux actions de Marie Gérin-Lajoie, a le mérite de nous présenter le personnage dans sa vie intime en dépeignant les relations entretenues avec les enfants, l’époux et l’entourage mais aussi en exposant ses motivations personnelles dans sa lutte pour l’émancipation des femmes. Tout en concentrant son récit autour de Marie Gérin-Lajoie, l’auteure s’efforce de replacer cette femme dans le contexte où elle évolue, notamment grâce aux nombreux encadrés insérés dans le texte. Malgré l’intérêt évident de l’ouvrage, quelques critiques doivent cependant être formulées.

Premièrement, les références des citations ne sont pas toujours présentes en notes de bas de page, ce qui fait en sorte que la datation précise et la provenance exacte de certaines d’entre elles demeurent inconnues. Sicotte mentionne en début d’ouvrage qu’elle n’explicite pas « les citations tirées des archives personnelles manuscrites de Marie Lacoste-Gérin-Lajoie » ni les lettres de cette dernière à son époux pour ne pas alourdir le texte (p. 12), nous invitant simplement à nous référer au Répertoire numérique détaillé du fonds Marie Gérin-Lajoie (1867-1945) pour obtenir des détails supplémentaires. Le style biographique étant ce qu’il est, le récit paraît souvent romancé, particulièrement lorsqu’il s’agit de la vie privée de Marie. Il devient donc parfois difficile de distinguer entre l’imaginaire de Sicotte et ce qui provient des sources, difficulté évidemment amplifiée par l’imprécision des citations et des références.

Deuxièmement, s’il est impossible de dissocier la vie personnelle de Marie Gérin-Lajoie et le destin de la FNSJB, Anne-Marie Sicotte conjugue ces deux faits de façon parfois maladroite. La division chronologique des chapitres ne semble pas toujours être adéquate à la présentation des actions et des revendications de cette organisation. En effet, les luttes de cette dernière s’étalent souvent sur plusieurs années et la structure de l’ouvrage rend difficile la compréhension de leur évolution.

Malgré ces quelques lacunes, Marie Gérin-Lajoie. Conquérante de la liberté n’en demeure pas moins un ouvrage intéressant pour qui veut s’initier à l’histoire des mouvements féministes du début du siècle au Québec en allant à la rencontre de l’une de ses figures les plus marquantes.