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De toutes les disciplines historiques, l’histoire contemporaine est probablement celle qui tend le plus de pièges, notamment parce qu’il est difficile de véritablement se détacher de son sujet d’étude. Lorsque le domaine est en plus celui de l’histoire politique, ces pièges sont accrus par la difficulté de situer l’analyse hors du cadre d’un débat idéologique ou partisan si l’on n’a pas recours aux outils que procurent les sciences sociales en général et la science politique en particulier.

Ce double défi, Jean Décary a réussi à le relever dans son ouvrage portant sur certains aspects de la carrière de Claude Morin. Figure de proue du Québec de la Révolution tranquille, parfois énigmatique, souvent controversée, il est indéniablement l’un des artisans du Québec moderne. Il a d’abord été rédacteur de discours et conseiller du premier ministre Lesage, sous-ministre des Affaires fédérales-provinciales, puis des Affaires intergouvernementales au sein du gouvernement québécois. Universitaire de formation, il retourne à la Faculté pendant quatre ans, avant de briguer les suffrages, d’être élu, puis assermenté comme ministre en charge du ministère qu’il avait contribué à mettre sur pied. Désabusé par la tournure des événements diront certains, forcé à remettre sa démission, assureront d’autres, il quitte la politique et termine sa carrière en faisant bénéficier les étudiantes et étudiants de l’École nationale d’administration publique de sa vaste expérience des cercles décisionnels du gouvernement du Québec.

C’est donc à un acteur de premier plan, à un bâtisseur que s’intéresse Décary. Plutôt que de vouloir tout embrasser, l’auteur a judicieusement choisi de concentrer son travail sur une seule partie de la carrière de Morin, soit celle qui a directement trait à l’établissement d’un rôle international affirmé pour le Québec. À l’heure où l’on cherche à redéfinir cette action internationale, une analyse historienne de ses fondements est assurément la bienvenue.

Le hic, c’est que Claude Morin est lui-même un auteur prolifique et prolixe. Au moins trois de ses ouvrages portent en tout ou en partie sur le sujet auquel le présent essai s’intéresse (L’art de l’impossible, Mes Premiers ministres et Les choses comme elles étaient). Qu’est-ce que Décary peut nous apprendre de neuf ? Et, de façon plus intéressante, comment l’auteur a-t-il procédé pour présenter sous un jour nouveau une information généralement connue ?

Du point de vue méthodologique, tout d’abord, il faut dire que Décary a respecté toutes les règles de l’art. Il a puisé aux sources usuelles (fonds d’archives, articles de journaux, documents officiels). Il a de plus complété sa recherche par une riche série d’entrevues et d’entretiens épistolaires auprès d’acteurs clés : Morin lui-même, bien sûr, mais aussi des collaborateurs proches qui travaillaient pour lui, avec lui ou pour qui Morin a travaillé ; on compte aussi des « paradiplomates » québécois, des auteurs d’analyse portant sur l’époque et des universitaires versés dans la question des relations internationales du Québec. Somme toute, malgré un certain nombre d’imprécisions temporelles que l’auteur aurait dû prendre soin d’éliminer, nous ne pouvons qu’être en accord avec Louis Balthazar qui, dans la préface de l’ouvrage, souligne qu’il s’agit d’une « étude fouillée », d’un texte « admirablement documenté ».

L’ouvrage n’est toutefois pas sans failles. Du point de vue de l’historien, le manque de clarté de la problématique à laquelle l’auteur désire s’attaquer agace : le texte traite quasi indifféremment des relations internationales du Québec, de vie partisane, de référendum, de relations avec les services secrets de la Gendarmerie royale du Canada. Veut-on renforcer l’image du diplomate en tout et partout qu’était Claude Morin, le décideur prudent, le partisan des petits pas ? La piste est intéressante : si sa contribution à l’édification du Québec contemporain est durable, c’est parce qu’il a aussi été non seulement l’homme de la diplomatie extérieure du Québec, mais aussi un diplomate de l’intérieur. Voilà une problématique intéressante du point de vue historique – comment bâtir un État au Québec ? –, mais l’organisation de l’ouvrage ne la fait pas ressortir adéquatement. Pourrait-il s’agir ici d’un caprice d’éditeur plutôt que d’une négligence d’auteur ?

Plusieurs éléments me laissent penser qu’il en est ainsi. Tout d’abord, la structure du livre se situe à mi-chemin entre l’ouvrage scientifique – le texte en possède les qualités – et l’ouvrage de vulgarisation destiné à un large public. Ce difficile équilibre n’est pas ici pleinement réussi.

Au surplus, le texte original semble avoir été trituré et réaménagé puisque la section « méthodologie » a été retirée de l’introduction pour être placée à la fin et imprimée en caractères minuscules, comme s’il s’agissait d’une partie inintéressante (à preuve, l’op. cit. de la note 116 du chapitre X qui fait référence à une citation n’apparaissant qu’à la note 8 de cette dernière section). Ensuite, on a fait l’économie d’un index qui aurait été pourtant fort utile. Enfin, les notes et références se trouvent à la fin du volume, ce qui dessert particulièrement mal ce texte sous deux aspects : tout d’abord, le style de Décary est fluide et agréable à lire et on ressent une certaine frustration à devoir souvent s’interrompre pour consulter les références ; surtout, Morin a beaucoup écrit, mais s’est aussi confié à Décary : il est nécessaire de reconnaître le matériel neuf de ce qui a déjà été publié, ce qui ne peut être fait qu’à partir de ces références qui auraient gagné à se trouver en bas de page. On ne peut toutefois tenir rigueur à l’auteur de ces lacunes.

Autre élément qui ne sert pas bien le texte, ce sont ces courtes mises en contexte qui précèdent les chapitres où Morin est davantage au centre du propos. Ces mises en contexte sont utiles pour bien comprendre le rôle d’un acteur. Toutefois, une analyse historique ne peut faire complètement fi de la dimension chronologique. Or, les brefs chapitres contextuels amènent plusieurs redites ou encore nous font nous interroger sur certaines lacunes passagères (par exemple, la période 1972-1976 entre les chapitres VII et VIII). Il aurait été de loin préférable d’inclure les éléments de contexte à l’intérieur des chapitres plus substantiels.

Somme toute, cet essai présente des faits largement connus, mais le rôle de Morin y est présenté sous un jour dynamique sans tomber dans l’apologie, même si l’auteur avoue, en dernière phrase de sa conclusion, ses véritables sympathies. À celles et ceux qui touchent pour la première fois à ces questions, la contribution de Décary, malgré les quelques faiblesses soulignées, offre un survol adéquat qui laisse voir les choix difficiles qui ont dû être faits par ces bâtisseurs du Québec. L’historiographie s’en trouve donc enrichie, d’autant plus qu’un grand nombre d’ouvrages sur le sujet sont aujourd’hui épuisés, non seulement certains livres de Morin, mais aussi l’incontournable collectif sous la direction de Louis Balthazar, Louis Bélanger et Gordon Mace (Trente ans de politique extérieure du Québec) ou la très instructive analyse de Luc Bernier (De Paris à Washington). Au-delà des lacunes qu’il présente, nous pouvons saluer cet apport constructif à notre connaissance de l’histoire politique contemporaine du Québec.