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Depuis quelques décennies, les archives judiciaires de la Nouvelle-France ont livré leurs moissons d’anecdotes et de récits dramatiques révélateurs des moeurs et des normes d’une autre époque. S’ajoutant aux études des Morel, Cliche, Bouchard, Lachance, cet ouvrage de Nathalie Poirier reprend les thèmes de l’illégitimité, de l’abandon d’enfant et de l’infanticide en les réunissant dans un cadre circonscrit au gouvernement de Montréal et en les abordant sous un angle particulier. L’enjeu spirituel des enfants non baptisés déjà documenté à partir des Relations des Jésuites est ici exploré à travers les crimes contre les foetus et les nouveau-nés ainsi qu’à travers les législations et pratiques judiciaires et infrajudiciaires qui définissent ces crimes et les sanctionnent.

Une excellente bibliographie sur l’histoire de l’enfance et l’histoire judiciaire en France est ici mise à profit par l’historienne pour examiner les législations transposées dans la colonie sans négliger les adaptations effectuées et les éléments du contexte qui en modifient certaines applications. La lutte à l’infanticide et à l’avortement poursuivie par l’Église et l’État en France semble inspirée de la croyance en la perte du salut pour les enfants morts sans baptême, un thème également repris dans les édits royaux et les lois régissant les crimes perpétrés à l’encontre des petits innocents. L’histoire de la naissance et de l’enfance en Nouvelle-France, sans être inexistante comme le prétend l’auteure, trouve un heureux complément dans cette étude effectuée par la voie judiciaire et les actes notariés. L’ouvrage de Lachance, qui fait la synthèse des études réalisées sur l’enfance, et le livre de Laforce sur les sages-femmes auraient pu être mentionnés dans une bibliographie dans l’ensemble très élaborée sur ces questions.

Un premier chapitre présente le cadre socioreligieux de la naissance et de la mort en Nouvelle-France ; on y évoque l’influence du christianisme perpétuant dans la colonie la doctrine du mariage définie lors du Concile de Trente qui, en interdisant les relations sexuelles et la procréation en dehors du mariage, créait une catégorie d’enfants illégitimes. Pour veiller à leur baptême, considéré comme seule porte du salut après la mort, on assiste à la mise en place de lois visant la protection des enfants illégitimes plus susceptibles d’être l’objet d’avortement, d’infanticide et d’abandon. D’où les catégories de crimes directs et indirects présentés au chapitre deux qui, pour ce qui est du tribunal de Montréal (1693-1760) et des populations qui en relèvent, présentent bien peu de cas de crimes directs. Aucun procès pour avortement ou pour non déclaration de grossesse, trois accusations d’infanticides mais principalement des procès pour abandon ainsi que des accusations de crimes touchant indirectement la vie de l’enfant : violence contre femmes enceintes, séduction, viol, paternité hors mariage.

Pourtant, au chapitre trois sur les lois et la procédure judiciaire qui évoque l’introduction des lois de la France dans la colonie, on constate l’importance du thème des enfants morts sans baptême à travers les ordonnances de lecture dans les paroisses de l’édit d’Henri II touchant la déclaration obligatoire de grossesse pour les femmes non mariées ; on le retrouve dans les réglementations de la circulation des nouveau-nés au moment de la mise en nourrice, dans l’interdiction des dons d’enfants à autrui et en particulier aux Amérindiens. Par ailleurs, l’analyse des cas de crimes ou accusations ayant donné lieu à des procédures judiciaires ainsi que des cas réglés devant notaire livre un portrait contrasté et nuancé des pratiques de justice et des principes et valeurs en cause. L’étendue du territoire et la fragilité des institutions judiciaires à peine constituées peuvent expliquer, selon Poirier, la rareté des mises en accusations ; de même, la fréquence des disculpations ainsi que le recours à des instances extrajudiciaires, le notaire, le curé ou d’autres pour régler des différends et assurer une certaine protection de la mère et de l’enfant dans les cas d’illégitimité. Selon l’auteure, la difficulté de distinguer entre l’infanticide et la mort naturelle des nouveau-nés a aussi pu laisser dans l’ombre bien des cas d’infanticides.

Par ailleurs, le procès de l’unique femme trouvée coupable d’infanticide par ce tribunal royal, son enfant étant mort après avoir été abandonné sur un tas de fumier, met en lumière le caractère répressif d’une justice qui cherche l’exemplarité par la peine de mort. Ce cas d’infanticide est abondamment cité à tous les chapitres au risque de polariser l’attention, mais l’auteure traite également des deux ou trois accusations qui furent par la suite abandonnées. Si la protection des nouveau-nés est invoquée par les édits et par certains juges, une partie des cas évoqués révèle surtout d’autres valeurs, comme l’honneur blessé des familles lors d’une maternité hors mariage et le besoin reconnu par cette société d’assurer la survie et l’éducation de l’enfant illégitime.

Nathalie Poirier reprend en conclusion ce constat d’un écart entre la sévérité des lois et les réticences de la population à dénoncer les accusées, sans oublier la tendance des magistrats à les acquitter ou à atténuer les sanctions. La conclusion évoque enfin un adoucissement des législations et des pratiques judiciaires dans la seconde moitié du XVIIIe siècle survenue un peu partout dans la foulée de l’humanisme.

Dans cet ouvrage fort bien écrit, on en apprend beaucoup sur le fonctionnement du système judiciaire dans la colonie, sur les représentations de l’enfance véhiculées par les lois mais aussi sur des modes de vie où les relations hommes-femmes sont parfois contraintes, mais où les violences issues de querelles de villages ne sont pas l’apanage des hommes. On entrevoit aussi des formes de fréquentations qui peuvent mener à l’illégitimité en un milieu où la forte présence de militaires qui ne peuvent se marier sans permission suscite des situations imprévues : attribution des charges de l’enfant à deux pères, ordre de célébrer un mariage à la suite d’un procès ou intervention du curé qui marie un militaire sans attendre l’État afin de pouvoir baptiser l’enfant à la veille de naître.