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L’histoire comme une espérance

Dans un petit livre polémiste largement écorché par la critique[1], Jack Granatstein disait des historiens de sa génération qu’ils avaient littéralement démissionné devant le défi de rendre compte de l’expérience historique canadienne sur un mode global, comme quelque chose d’articulé, de cohérent et de progressif. Certes, il y avait des exceptions à cette apparente démobilisation canadianiste de la part des serviteurs de Clio. Desmond Morton, pour un, mais également Michael Bliss, Robert Bothwell et David Bercuson faisaient à cet égard office de véritables Christs sauveurs. De manière générale, toutefois, la tendance chez les historiens du Canada avait été de cesser de penser l’aventure du pays à partir d’une trame qui recentrait et accordait, autour d’un noyau historial dur, ce qui se présentait comme désagrégé, diversifié et séparé. Faute de s’acquitter de leur tâche de saisir le pays comme un tout cohésif et finalement harmonieux, ces derniers avaient, nolens volens, contribué à affaiblir et à affadir la nation canadienne — ce qui était inopportun sur le plan scientifique et dangereux sur le plan politique.

On pourrait dire que, dans sa brève histoire du Canada, H. V. Nelles répond au défi de Granatstein de construire une représentation globale de l’aventure historique canadienne, mais en évitant de suivre les prescriptions étroites de l’ancien directeur du Musée canadien de la guerre. En 330 pages et dans un style magnifiquement rendu en français par les traducteurs de l’ouvrage, le titulaire de la Chaire d’histoire canadienne L. R. Wilson à l’Université McMaster brosse « le portrait d’un pays dynamique sans cesse en train de naître, de s’adapter et de se redéfinir » (4e de couverture).

En apparence élogieuse à l’endroit de l’expérience du pays, cette dernière phrase ne doit pas induire le lecteur en faux sur l’esprit du livre. À l’encontre des voeux de Granatstein et consorts, Nelles ne conjugue pas l’histoire du Canada au temps du peuple unique, de l’unité nationale ou du projet canadianiste. Il refuse d’imposer au devenir du pays un canevas téléologique. Sa vision des choses est plutôt accueillante de la contingence historique. À ses yeux, la construction du Canada n’a pas obéi à un programme général. Son évolution n’a pas suivi un itinéraire objectif ou prescriptif ; et son avenir reste ouvert au point d’être imprédictible.

Pour cerner l’objet canadien dans le temps, Nelles a d’ailleurs recours à une pléiade de termes, d’expressions ou de formules qui sont loin de présenter le pays sous les traits d’une entité dure, forte ou stable. De son récit, il ressort cette idée — paradoxale — qui veut que la volatilité, la mollesse et les dissonances qui marquent l’histoire du Canada depuis le début sont non seulement au coeur de l’historicité particulière du pays, mais qu’elles représentent pour lui une espèce de tonus induisant ses transformations successives dans le temps, lesquelles se sont révélées jusqu’ici heureuses plutôt que malheureuses. Selon Nelles, la force du Canada serait inhérente à ce que l’on diagnostique habituellement comme étant de l’ordre de sa fragilité. Autrement dit, l’absence de solutions définitives au pays ne serait pas la preuve de l’impossibilité à être du Canada, mais la condition de sa possibilité à devenir. Suivant cette interprétation, ce sont évidemment les Granatstein tout autant que les Bouchard qui sont confondus et congédiés.

L’arbre articulant une véritable synthèse d’histoire tient bien sûr à la métaphore qui organise le récit ramassant la matière sans bord et sans limite du passé. L’image que Nelles utilise pour saisir, structurer et comprendre l’expérience canadienne est celle du « Masque de transformation » — un symbole emprunté à un peuple autochtone de la côte ouest du Canada qui, aux fins de ses rites, sculptait des masques complexes ayant la propriété de s’ouvrir et de révéler, sous une première figure, par exemple un aigle ou un corbeau, d’autres figures impensables ou surprenantes, par exemple, un soleil ou une lune, et ainsi de suite, niveau après niveau, dans une succession de régénérations étonnantes.

Nelles se veut sans équivoque dès la page 10 de son ouvrage : « l’histoire du Canada est d’abord et avant tout le récit de transformations sans fin qui n’ont pas pour effet d’oblitérer le passé ». Cette problématique a ses avantages. Elle fait du Canada d’aujourd’hui le produit de son histoire, sans enfermer l’évolution du pays dans le chenal d’une historicité coutumière, déterminée, prévisible ou fermée. En revanche, elle contient un principe tautologique qui altère ses atouts interprétatifs. Qui pourrait en effet contester le caractère composite du Canada ? Qui pourrait contredire le fait que ce pays est le fruit de la plus récente d’une succession de transformations et qu’il porte en lui les caractéristiques vivantes de ses diverses incarnations (p. 11). Clairement, le lecteur en voudrait plus ici : quels sont les dynamismes à l’origine des transformations que le Canada ne cesse de connaître ? Au-delà des facteurs circonstanciels qui induisent une transformation d’envergure et ouvrent à ce que Nelles appelle un « ordre nouveau » dans l’histoire du pays, y a-t-il un principe structurel d’évolution qui permet de saisir la ou les caractéristique(s) essentielle(s) de ce que fut l’expérience historique du Canada ?

Conscient des limites inhérentes à l’historicisme vers lequel il tend, Nelles ajoute un élément capital à sa problématique. Il écrit ainsi, à la page 13 : « On peut voir dans le Canada le triomphe de la politique. On a évité des confrontations importantes, amenuisé des différences irréconciliables, déjoué l’absolutisme et différé le recours aux solutions définitives. » Et il poursuit :

Le Canada constitue un exemple d’ajustement, d’adaptation et de négociations continues. On ne devrait pas voir pour autant en lui une sorte de Royaume de la paix. Le Canada a connu sa part de conflits violents, d’épisodes de sectarisme, de mouvements de répression, d’injustices et de dépossessions. Si, pour l’essentiel, il a su éviter les guerres civiles ouvertes, il n’en est pas moins miné par des conflits profondément enfouis, persistants et irrésolus.

Cette citation nous conduit au coeur de la vision que Nelles propose du Canada : un pays qui n’est la réplique d’aucun autre et qui participe d’une histoire unique, mais non isolée ; un pays où aucun pouvoir n’a pu jusqu’ici imposer unilatéralement sa donne unitaire, mais qui n’est pas exempt d’éventuels dérapages tragiques ; un pays qui constitue tout à la fois une offrande et un fardeau à transporter pour ses héritiers ; et un pays qui n’a de cesse de se reprendre pour le meilleur ou pour le pire, cela de manière à déjouer ou déporter — rarement résoudre — les tensions qui l’affligent et le nourrissent de leurs défis.

Fort de la problématique qui sous-tend son récit, Nelles peut offrir une vision de l’expérience canadienne qui évite la perspective du « tout à l’unité » et celle du « tout à la diversité » de même que celle du « Canada construit par en haut » et celle du « Canada bâti par en bas ». Par sa narration, Nelles ne vise pas à rendre compte de l’histoire du pays à travers le prisme d’une métainterprétation ou d’un concept puissant, que ce soit celui du produit générateur, du nation building, de l’ordre libéral, de la lutte des classes, de la communauté imaginée ou des identités limitées. Pour lui, la « toile de l’intégration canadienne » fut tissée de manière tout à la fois compliquée et lâche — l’auteur parle de « non intégration sociale complète » pour qualifier la chose (p. 208) —, par des Canadiens de tous milieux, réseaux et horizons.

On pourrait dire que Nelles, qui a prouvé deux fois plutôt qu’une l’envergure qu’il possédait comme historien au pays[2], a fait preuve, dans sa brève histoire du Canada, d’une modestie sans pareille devant la complexité de son objet. Plutôt que d’imposer à l’histoire du Canada la contrainte d’un modèle de son cru, il a préféré rendre compte de l’expérience canadienne dans ses paradoxes, ses ambiguïtés et ses contradictions, dans ses dissonances, ses malentendus et ses ambivalences, dans sa résilience, son pragmatisme et ses valses-hésitation envers son propre devenir. À l’évidence, Nelles est un homme serein, confiant et optimiste. Il n’a pas de compte à régler avec le passé ni avec ceux qui, avant lui, ont construit le pays dans une espèce d’imperfection acceptable, mais améliorable. Il n’entend pas se faire capitaine d’avenir de sa société d’appartenance. Il faut envisager son récit comme un rappel du fait que les Canadiens — y compris les Québécois et les Autochtones dans ce contexte — ont toujours trouvé le moyen de passer à l’avenir, envers et contre les embûches de leurs présents successifs. Pour Nelles, l’histoire du Canada est une expérience faite simultanément de tensions, d’espoirs et de possibilités.

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Comment se déploie la narration de l’historien ? Plutôt que de scander son récit par la chronologie habituelle des Découvertes, de la Conquête, de la Confédération, des Deux Guerres mondiales et ainsi de suite, Nelles organise son histoire autour de ce qu’il appelle des « moments d’équilibre relatif correspondant à la consolidation d’un ordre nouveau ». À ses yeux, quatre de ces moments caractérisent l’aventure canadienne jusqu’à maintenant. Le premier (« Terre de nos aïeux ») porte sur la période qui va de l’ère glaciaire jusqu’à 1740 environ, soit l’apogée du Régime français. Le deuxième (« Américains britanniques ») coïncide avec l’émergence d’une Amérique du Nord britannique distincte en tant qu’entité politique durable située au nord des États-Unis. Le troisième (« Entre colonialisme et indépendance ») couvre le siècle qui va de 1840 à 1939, période où l’on passe d’un assemblage hétéroclite de sociétés coloniales britanniques à un dominion transcontinental quasi autonome. Le quatrième moment (« Société distincte ») s’étend de 1940 à nos jours. Il marque le passage d’une société essentiellement composée de Blancs et fortement marquée par son patrimoine britannique en une société bilingue, organisée et ouverte.

Bien que l’objectif de Nelles ne soit pas celui de construire un récit d’histoire qui est étroitement lié au besoin d’identité collective d’une nation à la recherche d’elle-même, on sent qu’il articule sa vision de l’aventure canadienne autour de la constitution historique d’une société globale qui, par choix successifs et rejet des modèles ailleurs existants, bâtit le lieu de son historicité particulière, laquelle n’est ni seulement autochtone bien sûr, ni simplement française ou britannique, ni surtout états-unienne. Pour Nelles, le Canada est au fil des ans devenu une société plénipotentiaire de son destin, trouvant le lieu de son devenir dans les entrelacs des grands modèles nationalitaires (républicanisme, union législative, centralisme démocratique) et cherchant à réguler ses discordances internes en évitant le recours aux options jusqu’au-boutistes (radicalisme politique, violence, révolution). Au dire de l’historien, on ne peut saisir la réalité du Canada qu’en acceptant l’inaccoutumé des processus de construction nationalitaire. Certaines formules qu’il utilise traduisent bien ses vues : « Les Canadiens préféraient une forme d’évolution existentielle vers un but vague, indéfini, menée dans le respect de la tradition constitutionnelle britannique » (p. 154) ; « Le Canada est né de l’impérialisme à l’envers[3] » (p. 155) ; « Les Canadiens caressaient effectivement un vague désir d’indépendance, pourvu que les engagements ne soient pas trop coûteux » (p. 211) ; « Par rapport à la Grande-Bretagne, le Canada revendiquait l’égalité, mais pas, paradoxalement, l’indépendance » (p. 226) ; « Une sorte de révolution politique et constitutionnelle s’était produite en douceur, c’est-à-dire sans révolution » (p. 241) ; « Le Canada avait une idée plus claire de ce qu’il espérait éviter que de ce qu’il entendait faire » (p. 244) ; et ainsi de suite. Derrière ces phrases percutantes, on perçoit certaines thématiques essentielles à ce que l’on pourrait appeler la canadianité et que Nelles considère comme centrales à l’expérience historique et politique du pays : l’ordre, la paix, le bon gouvernement... et le refus de l’américanisme.

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Que peut dire un Québécois de l’ouvrage du professeur Nelles ? Si ce Québécois est nationaliste, il y trouvera amplement matière à critique. Les références historiales habituelles des Québécois n’ont pas la place qu’elles occupent ordinairement dans notre grand récit collectif. Les Rébellions, par exemple, sont désinvesties de leur charge révolutionnaire et nationalitaire. La période qui va de l’Acte d’Union à la Confédération n’est pas présentée sous l’angle dévastateur que l’on connaît. L’ambition nationale des Québécois n’apparaît pas aussi claire et déterminée qu’on l’a dit ; la Révolution tranquille est noyée dans un ensemble d’événements qui, à l’échelle canadienne, sont tout aussi importants que notre épisode (re)fondateur, ce qui relativise sa portée ; et l’ère trudeauiste n’est pas racontée à travers l’histoire du « gros méchant P.E.T et du pauvre petit chaperon René[4] ».

Cela dit, à lire Nelles et à suivre le parcours qu’il trace, on est obligé, pour apercevoir notre destin historique, d’emprunter des pistes qui nous mènent à observer autrement des paysages connus, ce qui n’est pas désagréable pour qui apprécie les horizons inusités. Certes, on pourrait lui reprocher ses vues sur le Québec d’avant la Révolution tranquille lorsqu’il présente cette société comme étant « repliée sur elle-même, passive, sous la coupe de l’Église catholique » (p. 283). On se demande également quelle extension il accorde au terme de « nation canadienne » qu’il utilise parfois, bien que sans outre mesure, dans son récit. Mais, somme toute, revoir l’histoire de sa collectivité d’appartenance à travers l’oeil de celui qui établit une distance méthodologique entre l’empathie critique et la sympathie identitaire est toujours rafraîchissant, sinon libérateur. À bien des égards, H. V. Nelles présente une histoire du Canada qui offre suffisamment de flexibilité pour qu’une histoire du Québec puisse éventuellement s’y greffer sans s’y perdre ou s’y échouer. De ce point de vue, son effort de rendre l’expérience historique du pays dans son caractère tout à la fois dispersé et intégré est certainement bienvenue pour que l’historiographie sur le Canada et celle sur le Québec cessent enfin de se développer comme deux solitudes séparées par l’océan de leurs mythistoires respectifs.