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D’abord publiée en anglais en 2007, cette biographie de Télesphore-Damien Bouchard (1881-1962), l’homme qui fut à la fois maire et député de Saint-Hyacinthe durant une bonne partie de la première moitié du XXe siècle, nous arrive maintenant en français aux éditions Hurtubise. L’auteur, Frank Myron Guttman, est aujourd’hui retraité de sa première carrière : chirurgien pédiatre. S’intéressant particulièrement aux figures méconnues du progressisme québécois, Guttman offre ici une édition remaniée de son mémoire de maîtrise déposé à l’Université McGill. Écrivant dans un style accessible, Guttman mentionne d’entrée de jeu son attachement pour son objet d’étude. L’oncle et le père de l’auteur ont en effet côtoyé de près l’ancien homme politique. Cette affection pour Bouchard, qui ne doit donc « rien au hasard », constitue cependant une mise en garde pour l’historien averti.

Malgré cet à priori, il faut mentionner l’ampleur de la recherche effectuée par Guttman. En effet, en plus des Mémoires de Bouchard (publiés en trois volumes en 1960), Guttman a, entre autres, dépouillé les archives municipales de Saint-Hyacinthe, les archives du Séminaire de Saint-Hyacinthe, le fonds T.-D. Bouchard des archives de Saint-Hyacinthe, celui de BAnQ et plusieurs journaux, dont La Presse, Le Clairon (propriété de Bouchard) et Le Devoir. Il a également utilisé, dans l’écriture de cette étude d’histoire politique, une biographie de Bouchard, non publiée, écrite par Elspeth Chisholm et de nombreuses études historiques sur la période et les différentes idéologies politiques. Guttman cherche donc à offrir à ses lecteurs une vue d’ensemble, à la fois de l’environnement politique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle et de la vie de celui que fut surnommé le « diable de Saint-Hyacinthe » par son grand adversaire politique : Maurice Duplessis.

De façon générale l’auteur suit la tendance actuelle de l’historiographie. En utilisant le cas de Télesphore-Damien Bouchard, Guttman cherche effectivement à démontrer qu’avant la Révolution tranquille, la société canadienne-française n’est pas, de façon générale, une société refermée sur elle-même et qu’elle n’était pas non plus dominée de « façon monolithique » par l’Église catholique. Bref, qu’il y avait des Canadiens français, tels que T.-D. Bouchard, aux idées progressistes bien avant 1960. À cet égard, l’ouvrage de Guttman n’apporte qu’un exemple parmi d’autres et ne renouvelle pas notre compréhension du climat idéologique du Québec de cette époque.

À la suite d’une préface signée par Jean Chrétien, dans laquelle l’ancien Premier ministre canadien souligne sa réjouissance de voir éditée une telle biographie, Guttman dresse de manière chronologique la vie de l’homme politique en 12 chapitres, de sa naissance en 1881 à sa mort en 1962. En fait, seul le premier chapitre n’aborde pas directement la vie de Bouchard, il s’agit plutôt d’un survol des grandes batailles idéologiques de la fin du XIXe siècle. Cette partie, loin d’être inutile, vient mettre en lumière les débats entre ultramontains et partisans d’un État sécularisé, débat qui accompagnera T.-D. Bouchard tout au long de sa vie.

Les chapitres 2, 3 et 4 touchent plus spécifiquement à l’histoire de la famille Bouchard et à l’enfance, l’adolescence et le début de l’âge adulte de celui qui est devenu le plus jeune conseiller municipal de l’histoire de Saint-Hyacinthe. Les chapitres 5, 6 et 7 traitent plus spécifiquement des débuts de Bouchard en tant qu’acteur public et de son positionnement dans les débats de l’époque. On le suit de ses débuts en tant que député et maire de Saint-Hyacinthe jusqu’à sa défaite à la mairie en 1930. Les chapitres 8, 9, et 10 font état de son parcours en politique provinciale : orateur de la chambre, chef de l’opposition face au gouvernement Duplessis et ministre de la Voirie et des Travaux publics.

Le chapitre 11 concerne la nomination et la carrière de Bouchard au Sénat canadien, plus spécifiquement des conséquences de son premier discours qui prit la forme d’un plaidoyer pour un manuel d’histoire uniformisé à l’échelle canadienne. Finalement, le chapitre 12, qui fait également office de conclusion, traite des dernières querelles politiques de Bouchard avec Duplessis ainsi que des ennuis de santé et de la mort de Télesphore-Damien Bouchard.

On apprend donc qu’après ses études au Séminaire de Saint-Hyacinthe et un essai infructueux à la faculté de droit de l’Université de Montréal, Bouchard fut élu échevin à seulement 23 ans en 1905. Également élu député de la circonscription de Saint-Hyacinthe dès 1912, il siègera à l’Assemblée législative jusqu’en 1944 hormis pour la période 1919-1923. Parallèlement, il se fera aussi élire maire de Saint-Hyacinthe en 1917, fonction qu’il occupera également jusqu’en 1944 (il sera cependant écarté de la mairie pour une courte période entre 1930 et 1932). Il quittera finalement ses fonctions de député et de maire pour accepter un poste de sénateur.

Réputé pour avoir été un libéral « radical », un antinationaliste et un anticlérical, Télesphore-Damien Bouchard sera successivement ou parallèlement au courant de sa vie : journaliste, propriétaire et éditeur de journaux, promoteur immobilier, échevin, maire, député, président de l’Union des municipalités, président de l’Union des agriculteurs, ministre des Travaux publics, orateur de l’Assemblée législative, premier président d’Hydro-Québec, sénateur et plus encore. Parmi ses batailles, on compte ses prises de position en faveur du vote des femmes, de la municipalisation et ensuite de la nationalisation de l’hydroélectricité puis de l’éducation gratuite et obligatoire. Compte tenu de ses multiples fonctions et de ses idées progressistes, Bouchard est sans conteste une figure marquante du début du XXe siècle au Québec et particulièrement à Saint-Hyacinthe.

Nonobstant la tâche accomplie par Guttman, nous ne pouvons passer sous silence les nombreux passages où l’auteur semble trop peu critique face à son objet d’étude, mentionnant à répétition les nombreuses qualités (et très peu des défauts) de l’ancien député et maire de Saint-Hyacinthe. Également, de multiples passages semblent entrer (un peu trop) dans l’intimité de Bouchard. Si l’utilisation des Mémoires du principal intéressé, d’ailleurs abondamment cités dans cet ouvrage, peut apaiser les doutes dans la plupart des cas, de nombreuses affirmations non appuyées de citation laissent le lecteur plutôt désemparé face à une telle familiarité avec le sujet et ses états d’âme. Par exemple, à la page 153 T.-D. « se délecta », à la page 173 il « était furieux », à la page 175 il se « sentait ravi » et j’en passe. Bien que plusieurs de ces allégations aient pu faire l’objet d’une déduction logique, la fréquence de telles mentions, ainsi que l’assurance de l’auteur quant aux sentiments de Bouchard, démontrent que Guttman est peut-être allé trop loin dans certaines de ses interprétations.

De plus, certains grands accomplissements de Bouchard semblent complètement écartés de cette biographie. Par exemple, son rôle de premier plan dans l’abolition des dernières rentes « seigneuriales » au Québec est résumé en une seule phrase. Il n’y a donc aucune mention de son célèbre discours pour l’abolition de ces rentes en 1926, ni même de la création du Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales en 1935, un organisme qu’il présidera, entre autres, durant la période 1935-1940.

S’il faut souligner le mérite de cette entreprise biographique qui vient, à la fois, combler un certain vide dans l’historiographie et redonner une visibilité à ce personnage important de la politique québécoise, on doit toutefois admettre que les historiens professionnels n’y trouveront sans doute pas « la » biographie espérée du « diable de Saint-Hyacinthe ».