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Voici un livre qui a pour ambition de faire l’histoire de professions appelées paramédicales au Québec, de 1940 à 2010. L’expansion extraordinaire de ces professionnelles de la santé, au sein du réseau comme dans le privé, va changer non seulement leur pratique mais aussi la façon dont le système de santé fonctionne. L’auteur veut nous raconter « l’histoire véritable, concrète, vivante de ces milliers de professionnelles des soins psychosociaux ou de réadaptation physique qui, aspirant à un meilleur sort, transforment de 1940 à 2010 l’entièreté de leur pratique clinique et avec elle le monde québécois de la santé » (p. 15). Établie sur le dépouillement des archives des quatre ordres professionnels retenus, de leurs revues et de celles des grands établissements de santé de Montréal et en région, cette étude tente d’identifier les grands paramètres de l’histoire de ces femmes.

D’emblée, l’auteur se défend de faire « l’histoire des femmes » ou des rapports de genre, même si la variable de sexe colore l’ensemble de son sujet. À ce propos, il considère que la féminisation de ces professions est sans doute un aspect important mais finalement secondaire pour l’analyse qu’il veut en faire : « l’histoire paramédicale demeure encore trop peu fréquentée pour que l’on présume de la mesure réelle des facteurs de genre » (p. 15). Pourtant de nombreux travaux ont été consacrés à ces professionnelles, comme aux infirmières qu’il écarte de son corpus, car trop dépendantes des médecins… Il cite ces travaux mais les juge peu pertinents pour comprendre « les mutations générales du travail et des professions de la santé » (p. 16) qu’il se propose de faire. On se demande alors d’emblée pourquoi il ne cherche pas à combler ces lacunes en utilisant adéquatement cette variable, dont il convient qu’elle est centrale, dans son étude ? Puisqu’il veut faire une histoire du travail, à partir de l’analyse de professions paramédicales, pourquoi celles-ci en particulier ? Et que cherche-t-il à démontrer ?

Dans son premier chapitre, l’auteur situe le travail des paramédicales dans le giron du développement des spécialités médicales dans le Québec de l’après-guerre. Ainsi, la physiatrie qui se spécialise dans la réadaptation des handicapés physiques, établit des centres de réadaptation un peu partout au Canada, avec le soutien de l’État. Ce sont ces médecins qui s’assureront de la formation d’une main-d’oeuvre auxiliaire, avec la création d’écoles paramédicales qui formeront des ergothérapeutes, physiothérapeutes et orthophonistes au sein des facultés de médecine à partir de 1943. Très vite bien sûr, ces formations deviennent autonomes et engendrent différents conflits tant sur le plan théorique que clinique. Les frontières disciplinaires n’étant pas étanches, ces conflits se transportent rapidement dans le champ des pratiques professionnelles des unes par rapport aux autres. Les physiothérapeutes, qui étaient avant-guerre des infirmières masseuses, importent des techniques alternatives du corps qui échappent aux influences médicales. Ce qui n’est pas le cas des ergothérapeutes et orthophonistes qui, bien que largement influencées avant-guerre par la thérapie occupationnelle américaine et regroupées dans des associations autonomes, vont devoir intégrer des dimensions plus médicales dans leur formation et leur pratique, sous l’influence des médecins physiatres.

En fait, ce que l’on découvre dans ce chapitre c’est la tentative, largement avortée, des physiatres de briser l’autonomie de pratique de ces paramédicales, acquise avant-guerre, par ces femmes qui viennent presque toutes de la diversification des métiers féminins reliés au nursing. Plus encore, ces dernières profitent de l’ouverture d’écoles au sein des facultés de médecine du Québec pour établir leur champ de pratique comme un espace relativement autonome, au sein d’un système de santé en pleine transformation.

Tout autre est le cas des psychologues, ici relié à celui des travailleuses sociales par le rapport thérapeutique ou la relation d’aide sur laquelle ces professions se sont fondées. Insérés en petit nombre à l’hôpital, les psychologues hospitaliers dont il est question ici se trouvent d’emblée en conflit avec les psychiatres mais aussi avec les autres thérapeutes psychotechniciens, chargés d’administrer des tests. Dotés rapidement de diplômes d’études supérieures, maîtrises et doctorats, ils ne se comparent pas aux autres paramédicales, font des diagnostics et échappent à l’emprise médicale.

De même le travail social, qui au Québec a longtemps gardé ses origines charitables, en s’identifiant d’abord comme un service social, doit désormais louvoyer entre l’administration et la santé. la formation des travailleuses sociales est assurée à l’Université par l’ouverture de programmes nombreux, aboutit à la croissance importante du nombre de diplômées actives : de 300 en 1952, elles seront plus d’un millier en 1969. Leur travail établi sur le casework se fait en privé dans des agences et bientôt aussi en milieu hospitalier.

Le mouvement en faveur de la professionnalisation de ces paramédicales, ce que l’auteur nomme « la quête de privilèges légaux » (p. 65), devient leur préoccupation principale après-guerre. Dotées d’associations qui deviendront les bases des futures corporations et ordres professionnels, ces paramédicales se mobilisent également pour « des raisons économiques » (p. 69), comme l’ont fait les infirmières avant elles, au sein d’organisations syndicales pour défendre leurs conditions salariales.

Le second chapitre, intitulé « Professionnelles au temps des réformes, 1970-1985 », montre les grandes transformations du réseau de la santé à la suite de « l’insatisfaction quasiment généralisée » (p. 75) en son sein. L’auteur oublie les grandes grèves des infirmières qui ont marqué cette période, et la mobilisation importante des syndicats derrière elles. Les paramédicales vont-elles profiter de la réorganisation majeure du réseau de la santé, de la mise en place d’un code des professions et de la création des cégeps ? En adhérant au plan canadien d’assurance-maladie universelle, l’État québécois devient l’unique assureur-payeur des soins prodigués dans et hors les hôpitaux. D’où son intérêt de remplacer certains spécialistes par des techniciennes, à coût moindre. Mais sous la pression des médecins, les paramédicales n’obtiennent qu’un titre réservé et pas la reconnaissance ni l’autonomie attendues du Code des professions : 38 obtiennent le statut de professions, dont 21 sont pourvues d’un champ exclusif de pratique, et 17 d’un titre réservé. Ce sera donc au niveau des programmes de formation que la réforme, qui cherche à éviter les dédoublements entre professions, aura le plus d’impact. Leurs effectifs passent de 2800 à environ 11 800 durant cette période. Leur féminisation s’accroît également davantage, résultat de l’entrée plus massive des femmes dans certains programmes de formation en santé, qui aboutit à la multiplication de femmes dans des nouvelles positions de « professionnelles salariées ».

Omniprésentes désormais à l’hôpital où elles représentent près de 14 % du personnel soignant, elles deviennent des actrices incontournables de son fonctionnement. Leur autonomie se renforce tant dans le secteur hospitalier que dans la deuxième ligne du réseau de la santé, qui se diversifie et fait désormais une large place à la pratique privée. Malgré tout, « l’autorité de diagnostiquer continue de leur faire défaut » et suscite des tensions importantes (p. 142).

C’est l’objet du troisième chapitre que d’analyser « les nouveaux diagnostics et nouvelles positions » de ces professionnelles de la santé (1985-2010). L’administration aurait en partie remplacé le médecin à titre d’interlocuteur privilégié, même quand ces professionnelles dépendent étroitement de leur relation avec ces derniers. Leur nombre devient pléthorique avec près de 16 000 thérapeutes qui constituent près de 17 % des employés dans le réseau de la santé, et une féminisation encore accrue. Leurs ordres professionnels, plus riches et mieux organisés, visent aussi à défendre le public (et leurs membres), leur assurent une meilleure visibilité et représentation auprès des pouvoirs publics, tandis qu’elles font des incursions nouvelles dans le domaine de la recherche scientifique et clinique. Avec le développement exponentiel des centres de deuxième ligne pour désengorger les hôpitaux, après l’adoption en 1991 de la Loi sur les services de santé et de services sociaux (loi Rochon), l’apport de ces professionnelles est essentiel à leur existence même. Avec les discours sur la pénurie dans les hôpitaux, le développement d’un marché des médecines dites douces, combiné à l’explosion de la demande de psychologues, ces professionnelles ont toute latitude pour développer leurs talents.

En conclusion, l’auteur tente une réflexion critique sur la médicalisation accrue de notre société. Il y associe les parcours étonnants de ces professions paramédicales qui ont su creuser leur sillon en développant leurs pratiques et en les transformant de fond en comble par l’adoption de nouvelles technologies et avancées scientifiques. Le déplacement de leur expertise en est saisissant et leur rapport à l’État un des éléments majeur de ce changement. Ce qui fait dire à Julien Prud’homme que l’on devrait « cesser d’ignorer les ressorts professionnels… qui animent, souvent à l’écart de la gouverne politique, l’un des principaux lieux d’échange entre l’État et ses citoyens » (p. 223).

Voici donc une étude riche et solidement documentée sur l’histoire souvent tortueuse de cinq groupes professionnels assez différents qui partagent toutefois quelques points communs : ce sont des groupes composés essentiellement de femmes, qui apparaissent comme des professions dominées par les médecins mais dont l’histoire traduit au contraire une grande agentivité et inventivité. Le choix de Julien Prud’homme d’en avoir identifié cinq permet de bien voir l’aspect conjoint et différencié des réformes de l’éducation et de la santé sur ces professions. Considérant que ce choix est également justifié par la croissance importante de ces professions dans le système de santé, il reste hasardeux d’avoir exclu les nutritionnistes de son corpus, et encore plus les infirmières qui constituent sans doute le groupe professionnel le plus large de ce qu’il appelle les paramédicales.

En tout état de cause, leurs rapports au corps médical, aux ordres professionnels et à l’État suscite des questions semblables, même si tout ne peut être étudié dans un même ouvrage. D’autant que l’auteur vise à identifier autant les discours de ces professionnelles sur leur travail que sur leur pratique et la façon dont elle change au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Il demeure que l’histoire des infirmières comme celle des professionnelles étudiées si brillamment dans ce livre ne témoignent pas seulement des rapports de domination avec l’État et les médecins. Ces femmes ont été des actrices volontaires et conscientes des grandes transformations de la santé au XXe siècle. Toute une historiographie se penche actuellement sur les fondements de ces professions autour du « care ». Ce livre en est certainement un des relais importants, même si l’auteur s’en défend.