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Éditer la Nouvelle-France se veut un forum de réflexion sur l’établissement des textes qui jalonnent l’histoire du Canada sous le Régime français. C’est également un recueil d’essais sur l’évolution des pratiques éditoriales ainsi que sur la circulation des savoirs qui s’y rattachent. Sous la direction des littéraires Andreas Motsch et Grégoire Holtz, dix spécialistes témoignent, puisant tantôt à même leur expérience dans le domaine de l’édition critique, tantôt dans leurs recherches sur des textes peu connus (ou méconnus) du corpus. Ce que cette mosaïque perd quelquefois en cohésion, elle le gagne amplement en richesse.

Dans leur élégante introduction, Motsch et Holtz établissent un parallèle entre le travail d’édition des premiers historiographes de la Nouvelle-France et celui en cours aujourd’hui, notant un comparable désir de lutter contre l’oubli des textes pour façonner une identité historique. Mais le contexte et la forme des travaux d’édition actuels sont évidemment différents de ceux de l’Ancien Régime. Sensibles aux récentes transformations qui secouent le marché du livre (notamment, l’avènement de nouveaux supports médiatiques), les directeurs de l’ouvrage nous invitent à nous questionner sur des enjeux pressants : « quels textes sont à éditer ? […] comment le faire ? » (p. 2). Aux considérations pratiques s’ajoutent aussi « de nouvelles interrogations » d’ordre plus théorique : « Qu’est-ce qu’un texte sur la Nouvelle-France, au-delà des seuls récits de voyages ? Mais surtout comment comprendre la Nouvelle-France ? » (p. 3) Pour répondre à ces questions, la communauté savante doit mieux intégrer le corpus de la Nouvelle-France à celui de l’Occident. Dans cette optique d’ouverture sur le monde, il convient aussi d’aborder l’édition critique de façon pluridisciplinaire, la compréhension des sources bénéficiant du croisement des perspectives (historique, ethnographique, littéraire) ; l’industrie, d’un lectorat plus vaste.

L’ouvrage comprend deux volets. « Comment lire les écrits de la Nouvelle-France ? […] » regroupe les essais qui portent principalement sur « les questions des discours, des savoirs et des transferts culturels engendrés par l’écriture de la Nouvelle-France » (p. 9). Commençant avec une anecdote tirée de son expérience d’enseignement, Normand Doiron donne le ton à l’ouvrage dans « Le cabinet de Mr Bégon : l’édition critique et les limites de l’interprétation ». Alors que Doiron propose une réflexion sur l’importance des conventions de genres pour comprendre et contextualiser correctement les textes d’époque, Robert Melançon se questionne sur ce qui constitue un texte proprement « littéraire ». Prenant l’exemple des jésuites Lafitau et Lejeune, « La Nouvelle-France et la littérature » soutient (et convainc) que les caractéristiques associées aujourd’hui à la littérature ne s’appliquent aux écrits de la Nouvelle-France qu’au prix d’anachronismes. Visant justement à éviter les anachronismes, George Tissot rappelle, quant à lui, le rôle central de l’article sur la religion dans les Moeurs des sauvages de Lafitau, soutenant dans « Une histoire théologique des religions : Jean Francois Lafitau (sic) » que la théologie et l’histoire des religions sont plus révélatrices du système du jésuite que l’ethnographie comparée.

Jean-Claude Laborie enchaîne avec « Du Tupi au Huron : quelques éléments pour une circulation des modèles missiologiques jésuites au Nouveau Monde », une contribution ambitieuse (mais limitée par l’espace) aux efforts récents visant à inscrire l’histoire des missions jésuites dans une perspective globale. L’auteur soutient que les missions brésiliennes et canadiennes, quoique fondées à un siècle d’intervalle, témoignent d’une « continuité absolue » sur le plan des institutions missionnaires et des relations publiées, la circulation des savoirs au sein de l’ordre requérant une approche comparative. Vincent Masse clôt la première partie de l’ouvrage avec un essai fascinant sur « Les “sept hommes sauvages” de 1509 : fortune éditoriale de la première séquelle imprimée des contacts franco-amérindiens ». L’auteur étudie les multiples itérations du récit de cette première rencontre entre Européens et Amérindiens en sol français comme une rumeur au jeu du téléphone.

La seconde partie de l’ouvrage, « Comment rééditer un texte de la Nouvelle-France ? Choix éditoriaux et méthodologiques » commence avec « Éditer la Nouvelle-France en images : le cas de l’ornithologie du Codex canadensis », où Francois-Marc Gagnon ajoute ses couleurs au livre. L’auteur souligne que le style des croquis en noir et blanc du naturaliste Louis Nicolas se prête mal aux interprétations ornithologiques. Gagnon propose plutôt de parcourir l’oeuvre comme un cabinet de curiosités ou un livre d’emblèmes. Dans « Annoter les Relations de Jacques Cartier : voyage au pays des marges », Marie-Christine Gomez-Géraud compare l’appareil critique de cinq éditions des relations de l’explorateur parues entre 1843 et 1986. Cette comparaison trace l’histoire de la lecture des textes de Cartier, le contenu des notes révélant les préoccupations propres aux éditeurs de chaque époque. Germaine Warkentin poursuit avec « Radisson édité par l’abbé Bernou : les prétendues “pétitions” de 1677 et 1681 », un essai érudit et minutieux qui jette un nouvel éclairage sur Radisson, et force une révision de l’attribution de certains de ses écrits a l’abbé Barnou, curieux personnage à découvrir.

Pierre Berthiaume aborde quant à lui la « Relation par Lettres de l’Amérique septentrionale » d’Antoine-Denis Raudot comme une « chronique d’un échec annoncé » par les séries de lettres et mémoires qu’il n’a jamais publiés. Pourtant bien placé pour écrire une histoire de la Nouvelle-France, l’Intendant Raudot n’y parvint pas, et Berthiaume montre pourquoi. En guise de conclusion, Andréanne Vallée offre un avant-goût de ses travaux dans « Éditer les Avantures de Claude Lebeau en Nouvelle-France », partageant son expérience doctorale avec un enthousiasme qui donne envie de lui emboîter le pas. Choix judicieux de la part de la direction, puisque l’essai fait écho à la plupart des questionnements soulevés dans l’introduction quant à l’avenir de l’édition critique. Alors que le papier semble reculer devant les promesses de l’Internet, l’auteure lance un appel à l’optimisme : perspectives d’espace illimité, facilité d’accès, moindres coûts : l’édition critique en ligne n’aurait-t-elle pas un avenir prometteur ?

Dans l’ensemble, Éditer la Nouvelle-France est un bon livre. Loin de nuire à la qualité de l’ouvrage, le côté anecdotique qui transparaît dans certains des chapitres constitue un point fort. On gagnerait d’ailleurs à le présenter comme une collection de témoignages sur le travail d’édition scientifique. Au demeurant, littéraires à sensibilité historique et historiens à sensibilité littéraire le trouveront utile pour ses mises en garde méthodologiques, ses leçons historiographiques et les pistes de recherche qu’il défriche.