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Les livres commémoratifs, même ceux pris en charge par des historiens chevronnés, sont trop souvent l’occasion de laisser tomber les outils critiques de notre discipline pour se lancer dans une simple chronique. Ici, en plus, l’ouvrage est issu d’une commande des responsables de l’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB), ce qui laissait craindre qu’il ne soit qu’un « hommage et un hymne de reconnaissance », comme l’annonce en préface Gabriel Collard, directeur de l’INLB (p. 9). Rien de tel ne s’est produit. Ce volume, s’il est de facture traditionnelle et vise effectivement à faire reconnaître l’oeuvre accomplie par l’Institut auprès de la population aveugle, n’en constitue pas moins une contribution importante à l’histoire de la marginalité au Québec.

Fondé en 1861, l’Institut Nazareth, sous la responsabilité des Soeurs Grises, a pris en charge l’éducation des garçons et des filles aveugles jusqu’en 1940. Diverses circonstances ont alors concouru à la séparation des sexes, et les garçons se sont retrouvés sans éducation jusqu’à la fondation, en 1953, de l’Institut Louis-Braille, placé sous la charge des Clercs de Saint-Viateur. Résultat de changements sociaux, politiques, ecclésiaux et économiques, les deux écoles sont fusionnées en 1975 pour devenir l’Institut Nazareth et Louis-Braille. Graduellement, celui-ci passera d’un rôle d’éducation à un travail de réhabilitation, oeuvrant de plus en plus auprès de la clientèle adulte. C’est cette histoire que nous raconte Susanne Commend.

Un tel effort de synthèse impose bien sûr certaines limites à l’exhaustivité du portrait, qui demeure, de l’aveu même de l’auteure, impressionniste. Toutefois, elle brosse une toile vivante de cette institution. Dans chacune des trois parties, le premier mouvement consiste à tracer les contours des structures administratives de l’INLB durant la période concernée. Ainsi est reliée l’histoire particulière des Instituts au contexte social, économique et politique de l’époque concernée. L’espace étant délimité, les chapitres suivants permettent d’ajouter la couleur et la texture au tableau : la vie des pensionnaires, les programmes éducatifs, les activités de loisirs, la formation à un métier, tous sont esquissés à grands traits, mais avec des tons nuancés.

Ce tableau ne serait pas complet sans un examen plus approfondi des mentalités qui ont amené l’éducation des aveugles à se faire à l’intérieur du cadre d’une école spécialisée au xixe siècle. Après l’intervention de l’État dans les années 1960, une mentalité nouvelle préconisait l’intégration des jeunes aveugles à l’intérieur du système public d’éducation. Les attitudes médicales, sociales et pédagogiques, les enjeux politiques, tous bénéficient de l’éclairage de l’auteure. L’interaction des instances religieuses, de l’État et des diverses associations d’aveugles a été étudiée avec un soin et un sens de la nuance particuliers. On sent une sympathie pour les acteurs historiques. L’auteure est en cela fidèle aux Danylewycz, Dumont et autres chercheurs qu’elle cite.

On aurait souhaité, notamment en ce qui concerne le phénomène du handicap, que ce volume tire parti d’une recherche plus exhaustive dans l’historiographie. La bibliographie est bien mince en regard de l’abondante littérature publiée au cours des quinze dernières années. Une base théorique plus solide aurait contribué à nuancer l’analyse et à étoffer la compréhension du handicap comme phénomène social. L’auteure s’est contentée d’utiliser la notion de préjugé motivé par la peur de la différence pour expliquer la marginalité des aveugles dans la société ; elle n’en examine pas vraiment les racines profondes. Cela laisse beaucoup de place à d’autres études qui s’inspireront des travaux étasuniens et britanniques sur la construction des groupes marginaux dans leur analyse de cas québécois.

Là où l’ouvrage est plus faible, c’est dans le progressisme qu’on retrouve énoncé en conclusion. « Est-ce que l’histoire relatée dans ces pages n’est pas finalement celle d’une longue, inébranlable progression des personnes non voyantes et de leurs institutions vers le plus haut degré d’autonomie, gage de leur participation active dans la société ? » (p. 301). Une telle affirmation laisse croire à des pressions éditoriales en faveur d’une image harmonieuse de l’évolution de l’INLB. Ici, le sens critique de l’auteure aurait été particulièrement apprécié.

Le regard que ce volume pose sur l’évolution des trente dernières années laisse songeur sur l’effet réel des politiques d’intégration qui ont eu la faveur durant cette période. Soit, les aveugles sont devenus plus autonomes individuellement et plus visibles et acceptés en société. Ils sont aussi plus isolés, comme le constate l’auteure. Sans permettre une réintégration sociale complète et autonome, l’intégration semble mener les aveugles vers une dépendance de plus en plus grande par rapport à un réseau d’organismes de soutien dont l’INLB est le centre. Le phénomène n’est pas sans rappeler la polémique entourant les implants cochléaires chez les sourds, qui, en échange de promesses d’autonomie et d’intégration, rendent ceux-ci dépendants d’un système médico-social de soutien. Dans un cas comme dans l’autre, l’analyse historique critique de phénomènes liés à la différence (physique, mentale, sexuelle ou autre) montre son importance dans l’élaboration de politiques sociales actuelles.

La recherche nécessaire à la réalisation de cet ouvrage a de toute évidence été vaste, exhaustive et éclairée. Si la documentation secondaire est un peu mince, les sources, par contre, sont nombreuses et bien utilisées pour la construction du récit. L’auteure les aborde avec la dextérité nécessaire et sait trouver, sous les évidences, les signes des changements qui se manifestent dans la vie des Instituts. Par ailleurs, on aurait aimé retrouver des renvois précis aux sources et études, plutôt que de simples références qui ne font que mentionner dans le texte le nom des auteurs cités. Le travail des futurs chercheurs en histoire de la cécité en aurait été facilité. Pareillement, un index rendrait plus aisée la consultation de l’ouvrage à des fins de recherche.

Le lecteur ressort de cet ouvrage enrichi d’un nouveau pan d’histoire. L’histoire des marginaux a été malheureusement trop longtemps négligée, bien qu’elle puisse nous aider à porter un éclairage nouveau sur ce qui nous fait construire la normalité. Il est à espérer que Susanne Commend aura ouvert, en répondant à l’invitation du comité du 140e anniversaire de l’INLB, une fructueuse piste de recherche dans laquelle d’autres n’hésiteront pas à s’engager.