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Introduction

Au milieu du XIXe siècle, Montréal était le refuge d’un sous-prolétariat croissant chassé par la misère des campagnes canadiennes et des îles Britanniques. En ces circonstances désastreuses, des femmes pauvres, sans instruction, isolées et sans réseau social ni familial, s’attachaient pour la vie au service domestique des communautés féminines à vocation caritative. Pour les besoins des nouvelles oeuvres montréalaises et celles des missions canadiennes qui prenaient alors un essor remarquable sous l’égide de Mgr Ignace Bourget, des communautés féminines avaient relancé, sous diverses formes, l’institution des donnés, ces « domestiques séculiers d’habit mais religieux de coeur » de longue tradition dans l’Église[2].

Ainsi, des filles-mères repentantes se sont «  données  » aux Soeurs de la Miséricorde, une communauté née en 1848. On les appelait Soeurs Madeleines et elles prononçaient des voeux temporaires. Chez les Soeurs de la Providence, des «  filles consacrées  » devenaient membres du Tiers-Ordre des Servites de Marie[3], tandis que les données des Soeurs Grises, elles, intégraient la confrérie séculière du Tiers-Ordre de Saint-François et ne pouvaient ni prononcer de voeux ni porter le nom de Soeur. Le droit canonique des communautés à voeux simples n’étant pas encore fixé par le Saint-Siège, la diversité des attributs du personnel selon les communautés était la norme.

Plusieurs de ces « filles données » aspiraient à la vie religieuse dont le marqueur fort est l’émission des voeux. Or, les Soeurs de la Charité de Montréal, dites familièrement Soeurs Grises, résistèrent plusieurs décennies avant de satisfaire pleinement ce désir de leurs précieuses aides laïques. En filigrane de cette histoire du cheminement vers la dignité de religieuse d’un personnel féminin dévoué, se profile une étude de la hiérarchie dans un groupe religieux.

Cette étude s’attache aux « bonnes filles » des Soeurs Grises de Montréal et à leurs aspirations au statut de religieuses. L’histoire de leur intégration pleine et entière à la communauté se déroule en deux étapes qui constituent les parties de cet article. La première couvre la période 1855-1889, alors que les données ne sont que des aides laïques, tandis que la seconde va de 1889 à 1905 et permet de suivre leur cheminement vers un statut canonique conforme aux normes romaines nouvellement établies.

Les filles données des Soeurs Grises, 1855-1889

Dédiée au service des plus démunis, la communauté des Soeurs Grises de Montréal a été fondée en 1737 par Marguerite Dufrost de la Jemmerais, veuve d’Youville. Les Associées de Mère d’Youville avaient la charge de l’Hôpital Général de Montréal où elles accueillaient toute la misère du monde : malades, pauvres, infirmes, vieillards des deux sexes, enfants trouvés, orphelins et orphelines. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, une fièvre missionnaire gagne les religieuses. Elles désirent faire oeuvre d’évangélisation, d’éducation et d’entraide sociale sous d’autres cieux et prennent leur essor en multipliant les fondations sur le continent. Dès le début des années 1840, répondant à l’appel des évêques locaux, la maison-mère donne naissance à quatre établissements, Saint-Hyacinthe, Bytown (Ottawa), Québec et Saint-Boniface, puis à cinq missions de la Rivière-Rouge. Les Actes du chapitre général de 1863 répertorient 19 nouvelles oeuvres ayant été fondées à Montréal et en Amérique du Nord depuis l’année 1850[4]. Tout cela exige beaucoup en termes de recrutement. De plus, les missions de l’Ouest requièrent un personnel extrêmement motivé et dévoué, héroïque même, tant les conditions de vie sur place sont rudes, sans compter les risques du voyage vers ces postes lointains. C’est dans ce contexte de croissance rapide et subite que s’établit le système des filles données.

Dans les Registres du personnel de l’Hôpital Général de Montréal, les données sont confondues avec les indigentes hébergées dans la maison sous les rubriques « femmes pauvres » ou « orphelines », ce qui laisse présumer de leur condition sociale à l’entrée. En 1863 toutefois, pour les besoins spirituels des données, est instituée dans la communauté la confrérie des Tertiaires de Saint-François, si bien que le Registre des tertiaires de Saint-François leur est propre. Le croisement de ces deux types de registres permet d’identifier les femmes pauvres de la maison qui se sont données à la communauté.

Des traces de ces « bonnes filles » sont disséminées dans les chroniques des divers établissements des Soeurs Grises de Montréal et des fondations missionnaires. L’on peut y trouver leur nécrologie ou le récit de leur jubilé ; sources dont la rhétorique invite à la prudence puisque, selon Aline Charles, ces textes visaient à construire des modèles[5]. En revanche, la correspondance entre les supérieures des diverses maisons et les autorités ecclésiastiques se montre assez riche d’enseignements sur les enjeux de leur participation à la vie communautaire. Enfin, que tirer des registres des délibérations et des décisions des chapitres généraux de la communauté qui se tiennent tous les cinq ans depuis 1863 ? Ce n’est qu’à partir des années 1880 que l’on se penche sérieusement sur la condition des données ; c’est qu’il s’agissait de trouver réponse à leurs aspirations de plus en plus manifestes à une intégration pleine et entière à la communauté en tant que religieuses.

Il fallut donc consulter une masse imposante d’archives. Les chroniques en particulier sont une mer sans fond. S’il n’avait été de la petite armée de religieuses qui les a écumées et indexées au cours des dernières décennies, cette étude n’aurait pas vu le jour. Les informations biographiques ainsi colligées ont été réunies dans une base de données, réalisée par soeur Julienne Massé, s.g.m. et ses collaboratrices, qui ont regroupé un matériel documentaire extrêmement dispersé.

Essai de dénombrement et portrait

Dans les archives disponibles consultées, le terme de « données » apparaît pour la première fois dans la correspondance de la fin des années 1850 entre les missions de l’Ouest et la supérieure générale[6]. Puis, au chapitre général de 1863, la Maison provinciale de Saint-Boniface distingue les données des autres domestiques ; elles seraient neuf : six pour seconder les onze religieuses, tandis que trois auraient été offertes au service de l’évêché. Les diverses maisons de Montréal, quant à elles, ne font mention des données qu’au dénombrement de 1868. L’Hôpital Général et l’Hospice Saint-Joseph de Montréal comprennent cette année-là 648 personnes, assistés et personnel, dont 114 religieuses, 20 filles données et 53 engagés des deux sexes. L’Asile Saint-Patrice pour orphelins compte 30 données et la Maison Saint-Patrice pour femmes, 5. L’institution paraît bien vivante en regard de la situation de 1854, pour laquelle la supérieure de la maison-mère ne signalait que des hommes et des filles « gagés [sic] »[7]. Entre 1850 et 1889, la base de soeur Massé permet de retenir 210 filles données pour lesquelles nous disposons d’informations satisfaisantes.

La plupart de ces femmes viennent du Québec ; parmi elles quelques Métisses et Amérindiennes de l’Ouest, précieuses pour leur connaissance des langues autochtones. Ce sont de pauvres filles sans instruction, des servantes sans place venues de la campagne avec quelque léger handicap psychique ou intellectuel parfois, telle Dina Fournier dont « l’ingénuité faisait sourire ». Très peu d’entre elles savent signer leur nom comme en font foi les contrats d’engagement et le registre des tertiaires. Leur âge d’entrée en service est variable : plus de 60 % sont entrées avant l’âge de 30 ans, mais près de 20 % se sont engagées entre 40 et 60 ans ; parmi ces dernières, des veuves qu’il est difficile de dénombrer. Certaines ont commencé à gages pour « se donner à la maison » par la suite.

De nombreuses données sont issues des femmes pauvres ou des orphelines hébergées à l’Hôpital Général, telle Betsy, recueillie en 1854, à l’âge de 9 mois, à sa descente du bateau qui l’avait emmenée d’Irlande jusqu’à Montréal. Ses parents étaient morts du typhus à l’arrivée. Betsy n’a jamais souhaité quitter « ses chères mères » et le milieu où elle vécut plus de 80 ans[8]. L’on peut penser qu’après leur engagement volontaire et entier, ces données, arrivées d’abord comme femmes pauvres, ne se perçoivent plus comme des personnes assistées. Elles font « carrière » chez les soeurs, ainsi qu’on le souligne en 1928 au jubilé d’or de Rosalie Pouliotte, après ses 50 années de service à l’Hospice Saint-Joseph de Montréal[9].

L’historienne Martha Danylewycz soutient qu’à l’époque, devenir religieuse représentait une promotion économique et une voie privilégiée d’épanouissement personnel. Prendre le voile, c’était triompher du handicap d’être une femme dans un monde d’hommes[10]. De la même façon, pour ces femmes vivant comme de quasi-religieuses, ce don d’elles-mêmes transmuait une vie vouée à la peine et à l’humiliation en un accomplissement personnel et spirituel fécond.

Dur labeur

L’abbé Fleury rappelait dans ses instructions pastorales aux domestiques que « l’homme est né pour travailler comme l’oiseau pour voler ». Prenant appui sur le Livre de Job, cet abbé français conviait les domestiques des deux sexes à accepter de bonne grâce leur situation et à s’acquitter au mieux de leur travail, et cela non pas tant pour satisfaire leur maître que pour plaire à Dieu[11]. C’est dans cet esprit qu’étaient instruites les novices et les « bonnes filles » des Soeurs Grises pour lesquelles le travail était une vertu cardinale.

Pas une obscure besogne qui ne soit dévolue aux données : aussi bien celles requérant endurance et force physique que délicatesse de coeur et talents pour les travaux domestiques. Toujours elles agissent sous la direction d’une religieuse. Dans toutes les maisons, il leur faut surveiller les salles des enfants et des résidents adultes des deux sexes en veillant à maintenir l’ordre et les bonnes moeurs. Il leur incombe également de voir à l’entretien des salles. Elles doivent aider aux soins, accompagner les soeurs chargées du service à domicile, servir à la sacristie et veiller au respect des lieux de culte. On les retrouve dans toutes les salles de travail, cuisine, buanderie, « ciergerie », à la fabrication de fleurs, au tissage, à la broderie, à la confection d’ornements d’église et des vêtements nécessaires au personnel des maisons[12].

À la mission de l’Île à la Crosse (aujourd’hui en Saskatchewan) fondée en 1860, chaque saison connaît son lot d’épreuves. Au printemps, accompagnées d’une religieuse, les données parcourent les bois pour entailler les bouleaux dont la sève fermentée sert à des fins médicinales. L’été, elles aident aux champs, s’occupent du jardin et de la basse-cour. Les difficultés des récoltes de l’automne 1872 arrachées sous la pluie, le vent et la neige, sont restées longtemps dans les mémoires. L’hiver, apprêter le poisson s’avère une tâche des plus pénibles :

C’est dans une petite cuisine de 12 pieds par 14 que nous préparons ce poisson qu’il faut faire dégeler au feu et nous en écaillons parfois jusqu’à 140 pièces. Que ce chiffre n’effraie pas ; car outre les soeurs, filles, engagés, etc., nous avons en moyenne une trentaine d’enfants à nourrir : petits estomacs sauvages, qui dégustent avec un appétit sans pareil, ce poisson sans assaisonnement, sans galettes, sans patates ; on ne parle pas de pain dans ce pays-ci, du moins à l’époque où nous sommes[13].

À la maison de Saint-Boniface, trop pauvre pour engager un homme, la pieuse Anne-Marie Payé, d’une force physique peu commune, manie la hache et la scie pour fournir le bois à la maison. On l’emploie

à tous les services qu’on aurait attendus de tout bon serviteur si l’on avait pu engager quelqu’un. […] Après ses fatigantes journées, on aimait la voir prier au pied des autels. Elle le faisait avec tant de ferveur, c’était son unique repos et sa seule consolation[14].

En pays de colonisation, outre l’isolement, l’hostilité de l’environnement humain et la pénibilité du travail, les données payaient un lourd tribut aux disettes, aux épidémies et aux rudes conditions des saisons. L’on conçoit aisément que seul « quelque lien extraordinaire de conscience » pouvait garantir à long terme une excellente et dévouée domesticité, ainsi que le soutenait jadis le Jésuite Lalemant aux autorités de la Société de Jésus dans sa défense de l’accès aux voeux religieux pour les donnés de Nouvelle-France[15].

Vers une institutionnalisation des données, 1855-1863

Certes, le travail des résidents et résidentes pauvres valides était traditionnellement requis pour soutenir les efforts de la communauté. Mais plusieurs indices suggèrent un remaniement important de la gestion du personnel dans la seconde moitié du XIXe siècle. Que l’on pense à l’encadrement des domestiques formulé dans le Coutumier de 1855 puis, dans les années qui suivirent, aux innovations officialisant le corps des données, soit : le noviciat des orphelines et surtout, le contrat notarié d’engagement des filles données et l’établissement d’un Tiers-Ordre séculier à leur intention.

Les règles de conduite de l’ensemble des domestiques, ainsi que les devoirs des religieuses à leur égard sont pour la première fois explicitées dans le Coutumier des Soeurs Grises, en préparation depuis nombre d’années et publié en 1855. L’on sait que tout processus de rédaction des usages et coutumes entraîne une réflexion sur les usages passés de même qu’une inévitable sélection. Certains usages peuvent tomber en désuétude, tandis que d’autres naissent ou sont reconduits. Les petites règles du Coutumier mettent sans doute par écrit plusieurs pratiques existant déjà, mais non encore formalisées. Il reste que, par son importance, la section de l’ouvrage concernant les domestiques suggère une réorganisation majeure du personnel[16].

En 1858, une nouveauté est apportée à l’encadrement des orphelines qui, souvent, après avoir été placées à 18 ans dans une maison privée, revenaient chez les religieuses « corrompues » par leur patron. Désormais, elles pourront rester dans la maison jusqu’à l’âge de 21 ans et recevoir une éducation « adaptée à leurs aptitudes ». Un noviciat est ouvert pour celles qui manifesteraient un goût et des dispositions pour la vie religieuse, tandis que les moins douées feront l’apprentissage de travaux pratiques. La supérieure fait le pari que, parmi ces dernières, certaines remplaceraient les novices « pour les ouvrages différents qu’elles faisaient au lavoir ». Mais en 1861, quelques années seulement après sa création, ce « beau noviciat » avait périclité. Il avait toutefois déjà fourni quelques filles données à la maison[17].

À partir de 1858, l’engagement des données se fait par un contrat notarié en bonne et due forme. L’acte garantit et établit les limites des contreparties offertes par la communauté en échange des services reçus. D’un autre côté, l’engagement des données devient officialisé, volontaire et perpétuel. Le premier contrat est signé le 11 septembre 1858. Les deux parties en cause sont, d’une part, la supérieure de l’Hôpital Général de Montréal, mère Julie Deschamps, « prenant et retenant lesdites comparantes leur vie durante » (sic) et, d’autre part, quatre filles destinées au service des missions de la Rivière-Rouge : Marie-Luce Fortier (38 ans), Sara Galarneau (32 ans), Mathilde Tourangeau (23 ans) et Julie Raby (28 ans), la seule en mesure d’apposer sa signature. Celles-ci prennent l’engagement de travailler, de porter un costume distinctif et de suivre les règlements propres à leur lieu de mission :

Le présent engagement a été fait aux clauses, charges et conditions suivantes, à savoir : […] qu’elles, lesdites comparantes dans lesdites missions, travailleront selon leur force, capacité et état de santé à tous ouvrages que leur donneront à faire ou leur commanderont les soeurs d’icelles missions ; […] qu’elles seront soumises et obéissantes[18].

De son côté, si elle se refuse à tout paiement de salaire, la communauté s’engage à fournir à ces « filles » jusqu’à la fin de leurs jours la nourriture, le logement, l’entretien du linge, les soins en maladie, l’inhumation « avec un service le corps présent ». Au surplus, elle s’engage à faire célébrer « dix messes basses de requiem pour le salut de leur âme[19] ». Or l’on sait, grâce à Bettina Bradbury, à quel point, à l’époque, l’assurance d’une « bonne mort » constituait pour les pauvres un avantage inestimable[20].

Entre 1858 et 1865, l’on a retrouvé 51 contrats de femmes engagées à Montréal. L’usage du contrat d’engagement cesse abruptement en 1866 avec la publication et l’imposition du Code civil du Bas-Canada, dont l’article 1667 interdit une telle pratique, assimilée au servage. Selon la loi, nul ne peut s’engager pour toujours. Le système des données persiste toutefois, sur la confiance, sans garantie. Le recrutement s’en est-il ressenti ? Dès 1872, les soeurs se plaignent de difficultés de recrutement.

Outre l’acte d’engagement civil, les données doivent s’inscrire dans une confrérie laïque à laquelle sont attachés des bénéfices spirituels pour peu que l’on en respecte la règle. Le 6 septembre 1862, Mgr Bourget érige pour les données des Soeurs Grises le Tiers-Ordre de Saint-François, en l’église des Récollets située à proximité de l’Hôpital Général des religieuses[21]. Selon la chronique de l’Ancien Journal, dès l’année suivante, 38 filles « qui désiraient se donner entièrement » à la communauté « et en avaient déjà passé le contrat quelques jours avant » reçoivent le Saint Habit du Tiers-Ordre selon le rite de la confrérie. Ces 38 « filles »

se disposaient à être novices reçues du Tiers-Ordre de St-François, non seulement en prenant le scapulaire et le cordon, mais même en revêtant un costume uniforme que nos soeurs avaient accepté au Conseil. […] Elles gardent sur leur poitrine un Christ en argent plus petit que le nôtre. Après la bénédiction de leur habit, elles sortirent de la sacristie portant chacune sur le bras le grand scapulaire et le cordon de St-François avec leur Christ[22].

Dès lors, les données sont souvent appelées franciscaines dans les chroniques. La religieuse rapportant l’événement ajoute qu’après la cérémonie, on a vu ces « bonnes filles » portant fièrement leur costume, « toutes joyeuses de se voir ainsi distinguées des filles à gage ». De fait, elles « avaient l’air de vraies soeurs converses ». Signe trop visible d’un engagement religieux, cet habit toutefois fut vite jugé inapproprié à des séculières qui, faut-il préciser, n’étaient pas soumises aux strictes règles de modestie imposées aux religieuses par leurs Constitutions. On les prenait pour des soeurs et parfois bien au détriment de l’honneur de l’état religieux, car « la plupart de ces filles étaient ou plutôt sont sans savoir-vivre », rapporte la chronique. Les Soeurs de la Providence tout particulièrement s’en plaignaient, car le costume des données ressemblait au leur. Il fut donc décidé que ces dernières n’auraient désormais aucune marque de distinction, ni dans la maison ni au-dehors où elles ne porteraient qu’une pèlerine brune et leur croix et qu’elles conserveraient sous leurs vêtements le grand scapulaire et le cordon[23]. Un symbole important de leur séparation d’avec le monde leur était dès lors retiré. En dépit de cette désillusion, entre 1863 et 1889, année qui met fin au système des données, 216 femmes données à la communauté des Soeurs Grises ont été investies à Montréal du Tiers-Ordre de Saint-François.

Les données de la Rivière-Rouge

À la Rivière-Rouge, bien que les Soeurs missionnaires aient signé un Acte de fidélité à la maison-mère[24], dans les premières années de la mission, des habitudes non conformes à celles édictées par la maison-mère avaient été adoptées à l’égard des données « pour leur épargner le mépris que leur condition obscure répandait sur elles ». On désignait celles-ci du terme de « converses » et on les appelait « Soeurs ». Elles avaient en outre la permission de faire des voeux très simples « afin que la localité ne les fatigue pas de propositions de mariage »[25]. Or, en avril 1854, la mission de Saint-Boniface, jusqu’alors autonome, est rattachée à la maison-mère de Montréal dont elle dépend pour son recrutement[26]. Voilà remis en cause les usages adoptés par la jeune mission. La Supérieure générale exige que l’on appelle les données « Marie » et non pas « Soeur », et les quelques privilèges que Mgr Grandin, coadjuteur de Saint-Boniface, aurait souhaité pour elles leur sont refusés. En 1860, soeur Valade, supérieure de la Maison provinciale, exprime sa déception à la supérieure générale, mère Deschamps :

À propos des Maries, […] il paraît qu’elles n’auront d’autre encouragement que de travailler comme des esclaves […] heureusement que sa Grandeur, qui sait apprécier leurs services, leur permet la communion fréquente pour leur donner la force et le courage dont elles ont si grand besoin, car sans cela, je crois que plusieurs s’en seraient retournées [à Montréal]. Pourtant, il ne faudrait que le nom de Soeurs pour les attacher à leur servitude[27].

On rapporte que l’évêque de Saint-Boniface, « qui aimait ses bonnes filles », en fut si malheureux qu’il mit du temps à informer ses Maries de la perte de leurs privilèges coutumiers[28]. En ces missions éloignées, l’on savait reconnaître à ces humbles auxiliaires l’impérieuse nécessité de bienfaits spirituels d’exception. Vingt ans plus tard, en 1880, alors qu’il se « faisait » de nouvelles Maries à Saint-Boniface, l’on réclama pour elles un costume particulier, ainsi que la possibilité de prononcer des voeux privés. Il faudra toute la décennie avant que ne soit donnée, par la maison-mère, une réponse satisfaisante à cette revendication d’une maison provinciale.

Le désir de vie religieuse d’Amanda Leblanc

Amanda Leblanc, fille d’agriculteur de 17 ans née à Saint-Alexis de Montcalm, s’engage avec toute la ferveur de sa jeunesse pour la mission de Saint-Albert de la Rivière-Rouge en 1874. Vivant comme les religieuses, mais sous l’habit séculier, elle devient bientôt, à titre de cuisinière, la femme de confiance de la mission[29]. Dans l’espoir de devenir religieuse, elle fait plusieurs demandes à la supérieure de la maison-mère de Montréal, sans succès. En désespoir de cause, elle pense s’adresser à une autre communauté et consulte pour cela Mgr Grandin qui prend sa défense auprès de la Supérieure générale. Celui-ci souligne que la jeune femme constitue un bon sujet dont les Soeurs Grises de Saint-Albert regretteraient la perte. Il écrit en outre prévoir que d’autres tertiaires seraient tentées de prendre le même chemin et qu’aux conditions qu’elle leur fait, la communauté n’aurait jamais les « filles » nécessaires. Le prélat reçoit l’assurance que la question serait soumise au chapitre de 1889. Cela étant, Amanda obtient gain de cause et devient religieuse. Mais rien n’est gagné pour les autres tertiaires dont les aspirations à la vie religieuse étaient tout aussi manifestes.

Il circulait au XIXe siècle une pastorale développée en France visant à moraliser les domestiques féminines, qui s’appuyait entre autres sur l’exhortation de saint Paul aux Corinthiens voulant « que chacun demeure en l’état où il a été appelé[30] ». Cette pastorale transpire des allocutions de Mgr Fabre et de celles des supérieurs sulpiciens des Soeurs Grises, qui en demeurent fortement imprégnées jusqu’à la toute fin du siècle. Traduite dans des manuels d’instructions, cette pastorale mettait en garde les servantes qui, « effrayées devant la corruption du monde », songeaient à l’état de religieuse. L’on estimait que ce désir n’avait d’autre résultat que de troubler l’âme et qu’il contrevenait à l’ordre établi par Dieu, car, soutenait-on, n’est-ce pas la Providence elle-même qui a établi la société des hommes avec leurs différences[31] ?

Les chapitres généraux et la condition des données

Entre 1872 et 1889, trois chapitres généraux se penchent sur les engagements à prendre à l’égard des données. Le premier signale les problèmes de recrutement, cherchant un moyen d’y remédier et de s’attacher celles qui sont déjà au rang de filles données. L’on se demande s’il ne serait pas nécessaire de leur proposer un costume particulier, de les réunir une fois par jour pour un exercice religieux qu’on leur fixerait et de leur laisser prononcer des voeux privés. L’assemblée refuse unanimement et le costume et les voeux, mais elle estime qu’il demeure opportun de se pencher plus à fond sur la question. On en reste là.

La question refait surface au chapitre de 1882, qui propose des aménagements à la condition des données. Il est décidé qu’on leur accorde la permission de prononcer le voeu de chasteté, en privé devant leur confesseur, ainsi qu’un service d’union de prières et dix messes basses pour le repos de leur âme. Il sera désormais interdit de les renvoyer pour cause de maladie ou d’infirmité ; elles auront leur infirmerie particulière[32]. C’est encore trop peu : le véritable voeu religieux est public et certaines de ces mesures réitèrent des bénéfices déjà offerts dans le passé, sans la garantie attachée au contrat, devenu illégal. Le chapitre suivant, celui de 1889, apportera quant à lui une solution acceptable à certains égards, mais qui se révélera non conforme aux nouvelles exigences du droit des religieux.

En marche vers un statut canonique, 1889-1905

Dans sa lettre de convocation au 7e chapitre général (1889), mère Filiatrault expose son inquiétude devant l’impasse du recrutement des « filles dévouées ». Le Tiers-Ordre établi dans la maison, se plaint-elle, ne sert plus « qu’à créer des difficultés vis-à-vis des tertiaires qui n’aspirent qu’à la vie religieuse ». Sa proposition d’admettre des converses « qui s’engageraient de plein gré aux plus rudes travaux » est rejetée par l’assemblée capitulaire. L’argument invoqué par les « deux ou trois » religieuses réfractaires est d’ordre social. Il touche le manque d’éducation des données, qui risquerait de briser l’harmonie de la vie communautaire des religieuses et d’entacher l’image de la communauté.

L’ambivalence, voilà la caractéristique de l’attitude de la communauté envers les données : d’une part ce rejet pour des raisons sociales, d’autre part la reconnaissance pour les services rendus et les éloges des nécrologies, ces dernières motivées il est vrai par le besoin de modèles. Certaines données y apparaissent comme des exemples à suivre pour les recrues indigènes des missions, tandis que d’autres, arrivées avec les fondatrices, sont elles-mêmes également appelées fondatrices. « La mort vient réclamer cette belle âme », écrit-on de Célanire, tandis que l’on promet une « belle place en paradis » à Rosalie qui s’est dévouée plus de 50 ans à la communauté. De la bonne Virginie, dont la vie était « si simple et si édifiante à la fois », l’on dit que : lorsque le Saint Sacrement était exposé le premier vendredi du mois, « elle passait la journée presque entière en sa présence et sortait de la chapelle avec regret. L’on remarquait qu’avant de fermer la porte, elle se retournait pour regarder encore une fois le pieux sanctuaire où elle laissait sans doute son coeur »[33]. De fait, beaucoup de ces femmes vivent comme de quasi-religieuses dans la pratique des vertus d’obéissance, d’humilité et de travail.

Les Petites Soeurs Auxiliaires, 1889-1905 

Avant la publication du Guide canonique pour les constitutions des instituts à voeux simples (6 éditions : 1898-1929) et la publication des Normæ en 1901, le droit des communautés à voeux simples comme le sont les Soeurs Grises est en cours d’élaboration, si bien que ces communautés demeurent encore relativement libres dans la façon de se gouverner[34].

Ainsi, faute de règles bien établies, il ressort de l’assemblée capitulaire de 1889 l’idée d’une nouvelle association pieuse dans la communauté, que l’on appela « Petites Soeurs Auxiliaires » et qui fut approuvée par l’archevêque de Montréal, Mgr Fabre. Ces Petites Soeurs pourront prononcer publiquement les trois voeux, pour un an d’abord, puis trois, puis leurs voeux perpétuels pour peu qu’elles le désirent et en soient jugées aptes. Elles auront leur propre règle, un habit religieux, noir au lieu de gris, ainsi qu’un cérémonial à leur usage. Dès 1892 s’est tenu le cérémonial des premières professions[35]. Ces Petites Soeurs ressemblent plus ou moins aux converses d’autres communautés, sauf qu’elles font partie d’un corps à part. Toutes les données ne sont pas élues ou ne le souhaitent pas ; plusieurs d’entre elles persistent sous leur statut d’origine, mais la communauté n’engage plus de femme à ce titre.

Les années suivant leur profession, Mgr Fabre, tout comme le père Daniel, p.s.s., leur supérieur, adressent aux Auxiliaires des instructions leur rappelant leur place subalterne dans la communauté et les maigres talents qui leur ont été dévolus, tout en les enjoignant à estimer cette humble condition. Le père Daniel leur écrit en juillet 1893 :

Le Seigneur vous a donné trois grâces : la première, celle de vous retirer d’un monde pervers, la deuxième, celle de vous conduire dans une communauté qui vous ouvrira la porte du ciel, et la troisième, celle de vous mettre ici, non au premier, mais au deuxième rang. Ce qui perd les âmes, c’est l’orgueil, ce qui les empêche d’avancer dans la vertu, d’acquérir des mérites, même en communauté, c’est l’amour propre. […] Mais au lieu de vous en plaindre, réjouissez-vous, car il est écrit que celui qui s’humilie sera exalté, que les derniers seront les premiers[36].

Le chapitre de 1904 : les soeurs converses

Bien que représentant une avancée significative, la condition des Petites Soeurs Auxiliaires se révèle non conforme aux Normæ de 1901, qui avaient un caractère quasi impératif. Lors du chapitre de 1904, ayant constaté la fausseté de leur position en regard des nouvelles normes, les religieuses réexaminent le statut de leurs Auxiliaires. Elles prennent la décision de s’y conformer et cherchent les moyens de régulariser cette situation. L’archevêque de Montréal, Mgr Paul Bruchési, se fait l’intermédiaire de cette requête auprès de Rome. Dans une lettre à la Sacrée Congrégation des religieux, il expose quelques-unes des difficultés posées par cette association introduite chez les Soeurs Grises, dont la principale, à ses yeux, vient de ce qu’elle constitue une entité à part dans la communauté et il s’informe de la procédure à suivre pour fusionner ces Auxiliaires à la communauté :

Elles ont un noviciat à part, un costume tout différent de celui des Soeurs de la Charité. Ce costume est noir, celui des Soeurs de la Charité est gris. Elles ont un cimetière réservé […], elles sont complètement séparées de la communauté. […] Comment régulariser tout cela[37] ?

En 1904, le Saint-Siège ayant exigé soit la dissolution, soit la fusion des Petites Soeurs Auxiliaires, le chapitre général opte pour la fusion. C’était l’aboutissement de la longue marche des données vers leur érection canonique. En 1905, elles deviennent soeurs converses de plein droit. Elles revêtent l’habit gris, prononcent les mêmes voeux que les soeurs vocales et leur noviciat exige une durée équivalente au leur. Elles devront assister à la plupart des exercices communs. Habitant les mêmes appartements, prenant leurs repas au même réfectoire et soignées à la même infirmerie, elles font dorénavant partie de la communauté. Elles demeurent toutefois exclues de l’administration de l’Institut de même que de la procédure d’élection des supérieures et conseillères[38].

Une délicate intégration

Mal acceptée, la fusion fait l’objet d’instructions pastorales engageant les soeurs vocales à manifester autant de charité envers leurs consoeurs qu’à l’égard des pauvres de la maison. Dans sa circulaire du 7 avril 1905, soeur Hamel, la Supérieure générale, exhorte ses soeurs à taire leurs réticences et à faire en sorte que l’union la plus parfaite règne entre elles, suivant le voeu exprimé par leur Fondatrice à ses soeurs peu avant sa mort. En décembre de la même année, le Supérieur de la communauté, M. Lecoq, p.s.s., s’adresse à son tour aux religieuses, alléguant que l’Église ne peut accepter qu’une communauté soit divisée hiérarchiquement. Toutefois, cela ne signifie pas, selon lui, que l’Église soit égalitaire, car « égalitaire est un mot nouveau »

inventé par nos penseurs modernes qui prétendent mettre tous les hommes au même niveau. C’est un rêve évidemment, une utopie. Il y aura toujours dans tout corps religieux ou social, différence d’âge, d’attraits, d’intelligence, plus d’aptitudes chez les uns pour les choses intellectuelles, chez les autres plus de facilité pour les choses matérielles. L’Église, dans sa sagesse n’est donc pas pour l’égalité. Elle admet par exemple que, dans une communauté, il y ait des membres qui soient employés ou à chanter l’office ou à faire la classe et que d’autres soient appliqués à des fonctions plus humbles. Mais ce qu’elle ne veut pas, c’est que ceux de ses enfants les plus dévoués soient portés à méconnaître ce grand enseignement du maître : « Que celui qui est le plus grand se fasse le plus petit[39].

Entrer dans une communauté, convient-il, c’est s’attacher fortement à une tradition qui nous est chère. Mais il ajoute qu’il faut savoir, comme l’Église, « se plier aux exigences des temps » et dénonce l’amour-propre de celles qui ne veulent pas se mêler aux nouvelles arrivées, en rappelant ces paroles du Seigneur à ses apôtres : « En vérité je vous le dis : le serviteur n’est pas plus grand que son maître »[40]. Les pressantes exhortations des autorités de l’Institut furent-elles entendues ? En 1939, lors de leur jubilé, l’on nimbe les converses « d’une auréole d’or ». En 1946, toute distinction entre les Soeurs Grises devient caduque. Pour que soit plus intime le lien entre les membres de la communauté, lors du 20e chapitre général, il a été proposé de demander au Saint-Siège la fusion entre les soeurs vocales et les converses. Un Indult du 19 décembre 1946 répond favorablement à cette décision unanime du chapitre. Depuis, l’on accorde aux converses les mêmes privilèges et le même costume que les soeurs vocales et elles seront classées, parmi ces dernières, à leur rang d’ancienneté d’après leur année de profession perpétuelle. Après Vatican II, une telle distinction sera abolie dans toutes les communautés religieuses[41]. Cette fois, les Soeurs Grises étaient allées au devant de la réforme romaine.

Conclusion

L’institution des donnés est de longue tradition dans l’Église, tout comme l’ambivalence des canonistes à l’égard de leur statut ambigu, mi-religieux, mi-laïque. Si l’institution s’est maintenue, c’est en raison de sa nécessité impérieuse pour la poursuite de certaines oeuvres[42]. L’indétermination des règles canoniques favorisait son éclosion sous diverses formes. Chez les Soeurs Grises de Montréal, au milieu du XIXe siècle, les besoins pressants d’un personnel éminemment motivé et peu coûteux, de même que les usages du temps ont conduit les religieuses à s’adjoindre ce corps d’aides laïques au dévouement exemplaire. Ce faisant, il s’instaurait au sein de la communauté une disparité de statut préjudiciable à ces femmes dont plusieurs aspiraient au statut de religieuses. Au début du XXe siècle, en ajustement aux normes romaines enfin édictées, les filles données obtiennent satisfaction : elles deviennent soeurs converses.

L’étude des « filles données » fait ressortir un conflit entre les valeurs d’une société et les principes organisationnels passéistes auxquels peut rester attachée une communauté sévèrement encadrée et tenant pour légitime la fidélité à ses anciens usages, notamment ceux qui touchent les conditions d’admissions auxquelles doivent correspondre les soeurs admises dans la communauté. Seules les fondations autonomes ayant échappé pendant un certain temps au regard de la maison-mère dont elles étaient issues, telles les missions de la Rivière-Rouge, en raison des conditions de vie extrêmes qui leur étaient infligées, ont pris la liberté d’accorder à leurs « filles » en guise de consolation certains des privilèges des religieuses ; privilèges auxquels il fallut renoncer lors de leur fusion à la communauté mère.